Extrait de l’ouvrage « l’écosystème, la dimension négligée du vivant » de François Bréchignac et Lisa Cauvin, aux éditions l’Harmattan, 2021.
« […] Dans ce contexte d’une complexité apparente difficile à résoudre, comment trouver son chemin, et où se trouve le salut ? Une fois encore, nous proposons de nous tourner vers le concept d’écosystème qui forme la trame du vivant depuis ses origines en explorant un biomimétisme écosystémique qui nous apparaît aussi pertinent qu’éclairant.
Les spécialistes de l’écologie[1] observent lors des premières phases de développement d’un écosystème que la NEP (Net Ecosystem Productivity) augmente, c’est-à-dire que la biomasse mobilisée en son sein augmente. Il croît donc au sens matériel. Les flux de synthèse anabolique[2] de la matière organique appuyés sur la photosynthèse, excèdent ceux de sa dégradation catabolique[3] réalisée par les processus respiratoires, notamment microbiens, le résultat net est donc une croissance de la biomasse. Or, au fur et à mesure qu’un écosystème vieillit, au bout de plusieurs centaines ou milliers d’années, la quantité de biomasse qu’il mobilise en son sein tend à se stabiliser et n’augmente plus. En devenant mature, à l’exemple des forêts primaires, sa croissance nette en biomasse s’amenuise graduellement, il tend vers une croissance zéro, mais dans le même temps, sa diversité, c’est-à-dire le nombre des espèces qu’il abrite, continue d’augmenter. Il passe graduellement d’une croissance en biomasse, manifestation purement matérielle de la croissance, à une croissance dirigée vers l’augmentation de sa richesse spécifique qui n’est plus purement matérielle : c’est la biodiversité. Et l’on commence aujourd’hui à comprendre toute l’importance de la biodiversité contenue dans les écosystèmes… un réservoir de vastes potentialités génétiques ouvrant l’accès aux adaptations que rendront nécessaires les inévitables fluctuations environnementales, qui sans cela pourraient s’avérer rédhibitoires.
L’annulation de la croissance nette en biomasse de l’écosystème ainsi atteinte, une croissance globale zéro, ne signifie pas que plus rien ne se passe au plan de la biomasse, c’est-à-dire au plan matériel, bien au contraire. De la biomasse continue à être synthétisée, mais à un rythme devenu équivalent à celui de la dégradation qu’elle subit après sa mort. La quantité nette de biomasse n’augmente donc plus, mais un cycle permanent de transformations synthèse/dégradation se maintient dans un état stationnaire. Cet état stationnaire figure une sorte de « métabolisme basal[4] » de l’écosystème qui l’entretient afin que le cycle puisse nourrir désormais une croissance, non plus de la biomasse, mais de la diversité des formes de vie qui la compose. Tout se passe comme si l’écosystème, reconnaissant les limites de son développement matériel imposées par un espace limité et fini, s’autorégulait en passant d’un fonctionnement dominé par le quantitatif, l’augmentation de la quantité de biomasse, à un fonctionnement orienté vers le qualitatif, l’augmentation de la diversité biologique.
L’analogie qui apparaît entre le fonctionnement évolutif d’un écosystème et le modèle politico-économique post-croissance que beaucoup cherchent à consolider à travers ces notions de reproduction durable, croissance zéro, décroissance et stagnationnisme est tout à fait édifiante. Nous pensons que la bonne compréhension des mécanismes présidant à l’évolution d’un écosystème, telle qu’elle pourrait émerger de la recherche en biosphérique dont nous avons brossé le portrait plus haut, devrait nous guider. Le parallèle est évident dans la conception de certains économistes que Serge Latouche a résumé ainsi :
« [...] l’organisme économique s’arrête bien de croître à un moment donné, mais il n’en continue pas moins de fonctionner et de vivre sans problème, sous le jeu de ses forces internes. Ayant atteint la maturité, son cœur continue de battre. La concurrence assure toujours le bon fonctionnement de ses fonctions vitales, sans nécessité d’intervention. Le blocage de la croissance, d’une certaine façon, lui est imposé de l’extérieur, mais la dynamique de fonctionnement est automatique[5] ».
Plus édifiante encore est la remarque que les auteurs du premier rapport du club de Rome firent, comme l’avait déjà évoqué John Stuart Mill :
« La population et le capital sont les seules grandeurs qui doivent rester constantes dans un monde en équilibre. Toutes les activités humaines qui n’entraînent pas une consommation déraisonnable de matériaux irremplaçables ou qui ne dégradent pas d’une manière irréversible l’environnement pourraient se développer infiniment. En particulier, ces activités que beaucoup considèrent comme les plus souhaitables et les plus satisfaisantes : éducation, art, religion, recherche fondamentale, sports et relations humaines, pourraient devenir florissantes[6] ».
À l'exemple de la forêt primaire qui atteint un niveau de stabilité des flux de matière (croissance zéro), la croissance matérielle ainsi stabilisée constituerait la base indispensable ancrée dans la matière, comme un métabolisme basal, sur laquelle pourrait alors s’épanouir d’autres formes d’intelligence y compris économique.
L’effondrement du monde annoncé par les collapsologues concerne le monde matériel dans lequel nous sommes incrustés. L’extraction des ressources ne peut se poursuivre indéfiniment, pas plus que les rejets de déchets. Au plan matériel, la transformation à réaliser consisterait donc bien à adopter les conditions d’une croissance zéro. Comme la forêt primaire mentionnée plus haut, il s’agirait d’atteindre un équilibre écosystémique dans lequel l’espèce humaine, réconciliée tant avec les autres espèces qui l’accompagnent qu’avec l’écosystème que toutes partagent, maîtriserait son empreinte écologique à un niveau compatible. La croissance matérielle ainsi contrainte ne concrétise pas une fin, ni une stagnation. A l’image de la biodiversité qui continue à s’épanouir dans la forêt primaire, elle peut ouvrir sur une ère d’épanouissement de l’intelligence. Cette idée rejoint la théorie écologique développée par Vladimir Vernadski[7] et Pierre Teilhard de Chardin[8]. Ces penseurs ont envisagé une succession de phases de développement de la Terre qui, au-delà de la géosphère, puis de la biosphère, se poursuivrait par la noosphère, mobilisant la pensée humaine, son psychisme et son intelligence. Il s’agit pour eux d’une couche immatérielle greffée sur la biosphère et qui concerne l’activité intellectuelle sur Terre. La pensée, humaine et non-humaine, est une force immatérielle qui peut se révéler dans le monde matériel, comme en témoignent les infrastructures, les zones urbanisées, les barrages de castors, l’impact des inventions technologiques mobilisées par l’industrie, les rosaces du poisson-globe, etc…
Des gisements importants de croissance sont accessibles et désormais souhaitables dans le champ de la noosphère, c’est-à-dire celui de l’intelligence. Il s’agit de la connaissance sur nous-mêmes et notre monde, issue de la recherche scientifique, de la façon dont nous mémorisons et traitons l’information qui en résulte, et comment nous l’utilisons pour habiter le monde et mieux exister, en développant des socialités avec les non-humains. Cela concerne aussi les arts et la culture, qui naissent de nos spéculations intellectuelles, de nos recherches esthétiques, et de nos représentations spirituelles du mystère de l’existence.
Relocaliser la croissance sur la noosphère présente cependant une contrainte importante : elle ne peut s’envisager que sur la base d’un soubassement stabilisé, celui de l’écosystème matériel dont nous dépendons. La noosphère ne pouvant prospérer que sur une biosphère saine, il convient donc d’en sécuriser au préalable le fonctionnement optimal. Il est donc besoin de l’appui des apports d’une science biosphérique avancée et mature […] »
[1] Eugene Pleasants Odum (1969), Strategy of ecosystem development, in Science, vol. 164, pp 262-270.
[2] Synthèse anabolique : ensemble des réactions biochimiques produisant une construction et une complexification des molécules organiques
[3] Dégradation catabolique : ensemble des réactions chimiques produisant une déconstruction des molécules organiques complexes
[4] Métabolisme basal : correspond aux besoins énergétiques « incompressibles » de l'organisme, c’est-à-dire la dépense d'énergie minimum quotidienne permettant à l'organisme de survivre ; au repos, l’organisme consomme en effet de l’énergie pour maintenir en activité ses fonctions (cœur, cerveau, respiration, digestion, maintien de la température du corps), via des réactions biochimiques (qui utilisent l'ATP).
[5] Serge Latouche (2006) Le pari de la décroissance. Editions Fayard p. 30-31
[6] John Stuart Mill (1848), Principes d’économie politique. In Stuart Mill, Editions Dalloz, 1953, Paris, cité dans Donella Meadows, Dennis Meadows et al. (1972), Les limites à la croissance, p. 279.
[7] Jonathan D. Oldfield, Denis J.B.Shaw (2006) V.I. Vernadski and the noosphere concept: Russian understandings of society–nature interaction. Geoforum, Volume 37, Issue 1, January 2006, Pages 145-154
[8] Pierre Teilhard de Chardin (1947) Une interprétation biologique plausible de l’Histoire Humaine: La formation de la « Noosphère », Revue des Questions Scientifiques publiée par la Société scientifique de Bruxelles et l’Union Catholique des scientifiques françaises, 60e année, tome CXVIII/5e série, tome VIII(20 janvier, 1947): 7–37