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Billet de blog 10 mai 2009

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Évaluation

Évaluation ! Le joli mot : vraiment l’un des fleurons de la novlangue.Si je consulte mon petit Robert de 1978 (plus de trente ans déjà), précieux dépositaire du souvenir de l’ancilangue, je tombe à sa définition sur ce savoureux « action d’évaluer », qui renvoie incontinent à « évaluer : porter un jugement sur la valeur, le prix de ». On a également à cet article : « déterminer (une quantité) par le calcul sans recourir à la mesure directe »2° Par ext. : « fixer approximativement ». Belle humilité d’un siècle révolu !

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Évaluation ! Le joli mot : vraiment l’un des fleurons de la novlangue.

Si je consulte mon petit Robert de 1978 (plus de trente ans déjà), précieux dépositaire du souvenir de l’ancilangue, je tombe à sa définition sur ce savoureux « action d’évaluer », qui renvoie incontinent à « évaluer : porter un jugement sur la valeur, le prix de ». On a également à cet article : « déterminer (une quantité) par le calcul sans recourir à la mesure directe »2° Par ext. : « fixer approximativement ». Belle humilité d’un siècle révolu !

J’ignore ce que nous dit la dernière édition du petit Robert, mais si je vais voir sur wikipedia, dont la constante mise à jour ne peut nous laisser ignorer aucun des prodiges de notre temps, je trouve désormais : « L’évaluation est une méthode qui permet d'évaluer un résultat et donc de connaître la valeur d'un résultat qui ne peut pas être mesuré. Elle est appliquée dans divers domaines où des résultats sont attendus mais non mesurables, par exemple, en gestion des ressources humaines, l'aptitude d'une personne à tenir un poste de travail…». J’y apprends également que « pour conserver une certaine objectivité, elle s'appuie sur des méthodes plus ou moins normées (selon le secteur), sur des référentiels sur le respect de“ principes &critères” » et sur un cahier des charges ou le contenu d'une lettre de mission ou de cadrage originelle ».

Bon ! Voici qu’en tant qu’ingénieur de recherche au CNRS (vous savez, ce truc qu’on est train de supprimer, et pour cause !), je viens de remplir celles des rubriques qu’il m’incombe de servir de mon « dossier annuel d’activités ». Je ne doute pas que ce dossier participe, au premier chef, de cette évaluation à laquelle la « ressource » encore gentiment qualifiée d’ « humaine » que je représente ne saurait plus prétendre échapper. Sa constitution et son prochain examen sont évidemment à mettre au nombre des « méthodes plus ou moins normées » qui lui permettent de « conserver une certaine objectivité ». À ce titre, je le considère non sans respect et avec attention. J’observe qu’il s’agit bien d’un dossier « annuel ». Je me souviens en effet que l’année dernière, lors de la dernière campagne d’avancement (on appelle ça comme ça), j’avais déjà dû remplir pareil dossier. Il ne viendrait apparemment à l’idée de personne que « l’évaluation » de mes activités, pourrait, à commencer par là, se faire selon un rythme adossé à celui de mon travail, que le point puisse être fait quand une phase s’en achève, qu’une autre débute. Non ! La méthode ne serait certainement pas assez « normée ». Et puis attention ! L’équité (pour employer ce mot qui, en novlangue remplace désormais l’égalité qu’on ne saurait plus concevoir qu’affublée de compléments - égalité-des-chances, égalité-républicaine, égalité-devant-la loi - qui en limitent la portée éminemment subversive), l’équité, donc, exige certainement que nous soyons tous évalués au même moment pour pouvoir être classés, puisque tel est le fin mot de l’affaire.

Le classement, cette meilleure invention qui, sous couvert d’objectivation, vous permet en un tournemain, de faire exploser un collectif, affreuse survivance des temps anciens qui n’est pas sans évoquer le spectre hideux du collectivisme ! Le classement qui s’impose après l’abolition, solennellement promulguée, des « classes sociales », termes strictement prohibés en novlangue. Il faut bien nous classer puisque l’enjeu est l’avancement des plus méritants d’entre nous (une petite fraction, les temps sont durs) et qu’un dossier est dûment constitué de « feuillet(s) transmis au service des RH de la délégation régionale et composant le dossier d’avancement de l’agent ». Considérez un peu cette extraordinaire suite de mots que les concepteurs de ce document ont réussi à composer. On n’en finirait jamais d’admirer leur capacité à égrener apparemment sans rire (mais sait-on jamais ? Il ne faut jamais totalement désespérer de l’espèce humaine) des séquences telles que « Descriptif des activités (à remplir par l’agent). L’agent se situe au sein de son collectif (tiens, le collectif ressuscite brièvement pour l’occasion) de travail et dans son environnement hiérarchique ou fonctionnel et décrit l’ensemble des activités (principales, secondaires, transverses). » Ouf ! Ajoutons qu’il est précisé que ce descriptif doit être fait en 45 lignes. Imagine-t-on activité plus enrichissante et stimulante que de compter précisément le nombre de lignes que doit comporter le dit descriptif. Suggérer simplement de s’efforcer de ne pas dépasser une page apparaîtrait sans doute là encore trop peu « normé ».

À dire vrai, l’approche du travail de recherche qu’au fil d’une douzaine de pages, révèlent les intitulés, les formulations et l’organisation de ce dossier ne traduit rien d’autre que l’effondrement de l’intelligence auquel conduirait une soumission placide aux injonctions constantes de la sphère politico-administrative. D’autant que si l’on pouvait croire, à tort apparemment, le secteur de la recherche plus protégé que d’autres contre ce cataclysme, il n’est aujourd’hui que l’un des bastions qui menacent de tomber aux mains de ceux qui nous prennent décidément pour des pauv’ cons. Il m’est donc venu à l’esprit qu’on ne pouvait plus accepter de continuer ainsi.

Mais voilà ! Au mépris de mes pauvres métaphores militaires, probablement inspirées par une Administration qui ne connaît que corps, grades, hiérarchie, unités et missions, je me vois expliquer par tout un chacun que je ne dois pas mener isolément un combat inutile en traitant avec une désinvolture provocante cette tâche annuelle de remplissage de dossier. Il paraît que je n’embêterais en somme que les petits, les sans-grade qui auront à bûcher sur ce dossier.

Et puis, une désobéissance, pour avoir politiquement un sens, ne saurait effectivement être une posture individuelle. J’en sais quelque chose, moi qui participe à un comité local de l’Appel des appels où nous venons de lancer concomitamment deux groupes de travail « novlangue » et « refus d’obéir ». Ce n’est sans doute que l’une des parades que l’on peut envisager. Ce texte qui me fait revenir sur un blog que, faute de temps, j’avais un peu délaissé en est une autre.

Mais ne nous y trompons pas. Que nous soyons chercheurs ou tout autre chose, il est urgent de nous secouer avant que le béton de l’évaluation, conçue comme un matériau essentiel de la grande Fabrique de résultats, n’ait durci autour de ce qui reste de nos cerveaux.

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