La semaine prochaine, je devrai quitter l’organisme où entré à l’occasion d’un de mes premiers boulots d’étudiant, j’ai travaillé pendant plus de trente ans : le Centre d’études de l’emploi placé,comme son nom pourrait presque l’indiquer, sous la double tutelle des Ministères de l’emploi et de la recherche...
et qui a pour mission d’apporter un éclairage sur les politiques publiques d’emploi et d’évaluer leur pertinence. En 1999, l’ancrage de cet établissement dans l’univers de la recherche avait été marqué par la titularisation de l’ensemble de son personnel au sein du CNRS.
Si je commence à raconter cela, ce n’est pas pour me livrer au plaisir douteux de l’autobiographie, mais parce que je partage mon sort avec nombre de mes anciens collègues qui, ces dernières années, ont été poussés au départ ou ont simplement considéré que les conditions d’un travail conforme à leurs exigences intellectuelles n’étaient plus réunies ; comme moi, ils ont profité de leur rattachement au CNRS pour rejoindre différents laboratoires. Toutefois, quand on voit les menaces qui pèsent actuellement sur l’avenir du département des sciences humaines du CNRS (et peut-être sur le CNRS lui-même, en tant qu’institut dont le prestige garantissait l’indépendance et auquel la soumission à la « culture du résultat » avait été relativement épargnée), on se demande dans quelle mesure l’évolution qu’a connue le Centre d’études de l’emploi ne donne pas simplement un avant‑goût de ce que sont condamnés à subir à terme tous les lieux où un authentique travail intellectuel continue à s’effectuer.
Cette évolution, conduite à marche forcée, s’inscrit trop, en effet, dans l’air du temps pour qu’on évite de se poser la question. En tout état de cause, quelle que soit la qualité de celles qui les auront remplacées, on ne peut que noter la profondeur de la mutation que le départ des équipes jusque là en place ont à la fois entraînée et traduite.
Pour le meilleur, diront certains : les séminaires internes ont été réactivés, la politique de publication et de communication a été relancée ; l’attention accordée à la satisfaction des autorités de tutelle et des financeurs a plutôt consolidé l’avenir institutionnel de l’organisme dont la conduite est, au plan administratif et budgétaire, plus que jamais aux normes.
Mais également pour le pire, dirons-nous, tant à l’aune des méthodes employées qu’à celui des objectifs mêmes.
Passons rapidement sur les méthodes pour noter à quel point les pratiques managériales de la direction font écho à ce que nous observons régulièrement dans beaucoup de milieux de travail : le peu d’attention accordée aux dégâts humains n’est jamais qu’en parfait accord avec des objectifs qui se ramènent tous en définitive à une soumission, quel qu’en soit le prix, à une obligation de résultats, dorénavant posée en dogme, sans souci majeur des dommages collatéraux.
C’est ainsi que la mobilité d’agents qui avaient souvent conservé le même employeur pendant 20 ou 30 ans, quand bien même ils avaient évolué dans leurs fonctions, était présentée comme un bienfait pour eux-mêmes (on les aidait à ne pas s’encroûter) et pour ceux (porteurs d’un sang neuf) qui étaient prêts à prendre leur place.
« Les temps changent ! », disent les habiles et les semi-habiles, « il faut s’adapter » et cette profession de foi résonne ô combien dans la sphère politique. D’autres maintiendront pourtant que le changement des temps est de notre responsabilité et qu’il nous incombe de l’accompagner ou d’y résister, en conscience ! [1]La mutation du CEE anticipait largement, de ce fait, une politique de rupture qui sacrifie aux miroitements de la modernité nombre d’acquis. Au nom d’un besoin de rajeunissement des effectifs, la mémoire s’est trouvée dévaluée, l’accumulation de l’expérience jetée sans état d’âme par dessus bord et assez logiquement la référence à des écoles de pensée bannie de fait et mise au rang des vieilles lunes : ceux qui prolongeaient le travail de Pierre Bourdieu devaient être mis sur la touche en même temps que les figures de l’École dite des conventions. L’intellectualisme lui-même est devenu suspect aux yeux des gardes bleus de cette révolution culturelle.
Car c’est au nom de la Science positive qu’une forme de pensée réflexive a été en un certain sens éradiquée, avec l’avènement d’un autre rapport à l’intelligence exprimé par de nouvelles équipes, en illustration de l’observation d’Antonio Gramsci : « Un des traits caractéristiques les plus importants de chaque groupe qui cherche à atteindre le pouvoir est la lutte qu’il mène pour assimiler et conquérir "idéologiquement" les intellectuels traditionnels, assimilation et conquête qui sont d’autant plus rapides et efficaces que ce groupe donné élabore davantage, en même temps, ses intellectuels organiques ». Reste à savoir jusqu’à quel point les « intellectuels organiques » du groupe qui a aujourd’hui conquis le pouvoir peuvent encore être considérés comme tels lorsqu’ils ne s’accordent que trop bien à la société qui les a produits : Gramsci n’avait sans doute pas anticipé le degré de marchandisation de la société qui impose que l’offre de production intellectuelle doive, bien au-delà de la demande des institutions, répondre aussi d’une manière ou d’une autre à celle du plus grand nombre, donc être d’un usage commode et évident.Dans ces conditions, il importe de présenter des résultats clairs, si possible chiffrés, avec des graphiques (c’est toujours plus parlant et cela présente les apparences de la robustesse). La présentation d’un bon power point peut même épargner au consommateur une lecture ou une écoute attentive. Dans une certaine mesure, on peut dire que « les intellectuels organiques » du groupe au pouvoir sont de bons techniciens, c'est-à-dire des producteurs de science consommable, directement utilisable. On peut après tout considérer qu’ils ont fait preuve d’abnégation en renonçant pour le Bien public à cette forme très particulière et un peu balbutiante d’intelligence qu’est l’intelligence humaine, fortement individualisée, et en intégrant un programme qui leur permettait de contribuer à l’élaboration d’une intelligence collective, à partir d’une compétence extrême dans un domaine très étroit.Face à la folle croyance en la capacité de mettre en machine l’ensemble des variables prétendument explicatives dans ce domaine, en niant l’infinité de ces variables, la démarche opposée, consistant à s’engager personnellement en prenant le risque de choisir ses variables (cela s’appelle aussi émettre des hypothèses) était marquée du sceau infâmant de la subjectivité ; quand bien même le travail quotidien était de mettre ses choix à l’épreuve en les confrontant en permanence à de nouveaux pans de la réalité.Une telle épreuve n’a guère de sens dès lors que les prototypes de chercheurs fraîchement livrés, prisonniers, en dépit de leur « excellence » de la logique institutionnelle, tributaires de leurs missions et de leurs contrats, empêtrés dans les comptes à rendre, répondent davantage au modèle de la fourmilière ou de la ruche qu’à celui du collège : il est essentiel que l’organisation du travail assure l’approvisionnement de la cité, mais l’œuvre, en tant qu’initiative personnelle et « out of control », est disqualifiée.Ils ne sont en tout cas plus très nombreux, ceux qui désireux de penser un peu la complexité (ne serait-ce que dans les limites de la formule d’Einstein : « On devrait tout rendre aussi simple que possible, mais pas plus »), avaient tendance à ouvrir en abyme leurs questionnements sur des nouvelles questions plutôt que sur des réponses. Aujourd’hui, l’expansion des gestionnaires et des comptables, prédateurs des chercheurs, perturbe leur écosystème au point de constituer une menace pour leur survie. Les enquêtes dites de terrain, lent travail de labour, sont désormais battues en brèche par les abstractions mathématiques susceptibles de déboucher rapidement sur des modèles consolidés. Il n’y a plus guère de place pour une démarche inductive, assumant le risque d’erreur qu’elle comporte. L’obsession de la mesure l’emporte sur le désir de comprendre.À cette aune, l’évaluation ne devrait donc plus consister à observer des pratiques avec cette touche d’empathie qui rapproche de la compréhension, mais à se poser en juge quasi infaillible (batterie d’indicateurs à l’appui) des « bonnes » pratiques, rapportées à des objectifs préalablement fixés. L’amour des mots est balayé par une novlangue porteuse et garante de l’orthodoxie. Les débats naguère stimulés par la diversité des approches philosophiques sont de plus en plus sacrifiés aux préoccupations immédiates d’ordre pratique auxquelles répondent si bien les échanges lapidaires de messages électroniques. Le temps de la réflexion cède à la presse de multiples sollicitations et, en premier lieu, à l’attente de décideurs qui ne prisent guère amateurs les analyses nimbées d’incertitude.Flaubert écrivait dans l’une de ses lettres : « Les gens légers, bornés, les esprits présomptueux et enthousiastes veulent en toutes choses une conclusion ; ils cherchent le but de la vie et la dimension de l'infini. Ils prennent dans leur pauvre petite main une poignée de sable et ils disent à l'Océan :"je vais compter les grains de tes rivages". Mais comme les grains leur coulent entre les doigts et que le calcul est long, ils trépignent et ils pleurent. Savez-vous ce qu'il faut faire sur la grève ? Il faut s'agenouiller ou se promener. Promenez-vous ».Aristote et les Péripatéticiens considéraient déjà, eux aussi, qu’il pouvait être bon de se promener pour réfléchir et même pour enseigner. Mais ce temps où la philosophie et la science, intimement liées, s’élaboraient au rythme de ma promenade est chaque jour de plus en plus loin.
[1][1] Dans le sens de « conscience morale », vieilli : faculté ou fait de porter des jugements de valeur morale sur ses actes ; « science sans conscience n’est que ruine de l’âme »(Rabelais). Cf. Cas de conscience. Examen de conscience. Objecteur de conscience