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Billet de blog 18 juillet 2013

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Les droits précaires de l'homme

Par quoi un despote pourrait-il être éclairé ? Au soi-disant siècle des lumières, un despote reste un despote et Diderot ne s’y laissa pas prendre qui voyait dans cet assemblage du despotisme et de la lumière une contradiction dans les termes. Despotisme éclairé : un oxymore, comme si on disait un roi philosophe, dans l’ignorance de l’abîme qui sépare la vérité et le pouvoir.

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Par quoi un despote pourrait-il être éclairé ? Au soi-disant siècle des lumières, un despote reste un despote et Diderot ne s’y laissa pas prendre qui voyait dans cet assemblage du despotisme et de la lumière une contradiction dans les termes. Despotisme éclairé : un oxymore, comme si on disait un roi philosophe, dans l’ignorance de l’abîme qui sépare la vérité et le pouvoir. La recherche de la vérité et l’exercice du pouvoir. Car le pouvoir, en lui-même, est nu et grossier comme un coup de pierre, avec sa force pour seule vérité. Car tout pouvoir se réduit toujours au simple fait de son pouvoir, et sa raison se confond avec son exercice. C’est en ce sens qu’on dit que tout pouvoir est un abus de pouvoir. Ou que tout pouvoir est par nature arbitraire. Et les débats « démocratiques » du jour, si on en doutait, qu’attendent-ils d’autre pour se clore que l’arbitrage du potentat ?  Aussi l’urgence politique fut-elle toujours de fonder le pouvoir, de le justifier, de le légitimer, en un mot de l’habiller pour le rendre présentable et y faire consentir. Pour travestir, dirait Nietzsche,  la bête féroce qui vit en lui et qu’on ne veut pas voir.

 Parmi les contributions non signées de Diderot à l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal, il y a le premier chapitre de la 3ème édition de 1780 intitulé De la religion. On peut y lire ceci :

« [Des législateurs] ont fait descendre du ciel le droit de commander et c’est ainsi que s’est établie la théocratie ou le despotisme sacré, la plus cruelle et la plus immorale des législations celle où l’homme orgueilleux, malfaisant, intéressé, vicieux avec impunité, commande à l’homme de la part de Dieu ; où il n’y a de juste que ce qui lui plait, d’injuste que ce qui lui déplait, ou à l’Être suprême avec lequel il est en commerce, et qu’il fait parler au gré de ses passions ; où c’est un crime d’examiner ses ordres, une impiété de s’y opposer ; où des révélations contradictoires sont mises à la place de la conscience et de la raison, réduites au silence par des prodiges ou par des forfaits, où les nations enfin ne peuvent avoir des idées fixes sur les droits de l’homme… »

Dénoncé par Louis XVI, le livre fut censuré par l’Eglise et brûlé par le bourreau en 1781. L’expression droits de l’homme qui s’y trouve est d’un usage encore récent à ce moment du siècle.

 A l’époque du despotisme officiel, quand le roi était un monarque absolu de droit divin,  l’athéisme pouvait naturellement conduire à ébranler son autorité dont la légitimité ne se fondait qu’en Dieu.  En ce Dieu dont les merveilles de la nature, aux yeux du parti des dévots, constituaient la preuve manifeste de l’existence. Ce à quoi même Voltaire n’a semble-t-il pas résisté en écrivant : « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer / Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger. » Mais que sont donc les merveilles de la nature pour un aveugle ?

Diderot pose la question dans sa Lettre sur les aveugles. Un philosophe aveugle y répond et conteste qu’on puisse faire de leur spectacle une preuve que Dieu existe : « J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres, et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et que pour ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher. »

La thèse latente est ici que les productions de l’esprit sont relatives à notre corps et à nos sens. Sachant que les effets d’un même sens peuvent varier selon les individus, et que la perception des choses est, a fortiori, fonction du sens qui opère. C’est là un argument constant en faveur du scepticisme. Diderot l’avait simplement dit dans ses Pensées philosophiques : « Chaque esprit a son télescope. (…) Sont-ce mes lunettes qui pèchent ou les vôtres ? » (XXIV). Aussi bien, à la vue d’un phénomène paraissant au-dessus l’homme, conclure que c’est l’ouvrage d’un Dieu est une autre manière d’être aveugle. Chacun ses ténèbres.

 Depuis que ses Pensées philosophiques, parues en 1746 sans son nom, ont été condamnées, la censure soupçonne Diderot et veille. Comment tolérer un auteur assurant que « la pensée qu’il n’y a point de Dieu n’a jamais effrayé personne » ? Si bien qu’en 1749, sa Lettre sur les aveugles ayant naturellement scandalisé les dévots de la Cour, Diderot  - un jeune homme, selon la police, qui fait le bel esprit et se fait trophée d’impiété, très dangereux ; parlant des saints Mystères avec mépris - fut arrêté sur ordre du roi et emprisonné dans le donjon de Vincennes.

Dans cette même lettre, il évoquait « l’histoire et les persécutions de ceux qui ont eu le malheur de rencontrer la vérité dans des siècles de ténèbres, et l’imprudence de la déceler à leurs aveugles contemporains… »

 Les droits de l’homme n’avaient pas été encore déclarés. Leur notion naissante restait imprécise. On la trouve chez Diderot notamment dans l’Histoire des deux Indes, au chapitre 1 cité plus haut et au chapitre 4 - Sur les nations sauvages - où il écrit que, face à l’oppresseur, « l’homme qui revendiquerait les droits de l’homme, périrait dans l’abandon ou dans l’infamie. »

On la trouve aussi dans son Essai sur Sénèque (1779) où il note qu’il n’est jamais prudent de faire de la philosophie et le risque politique qu’on encourt en s’adonnant à « une science qui apprend à connaître la vérité et qui encourage à la dire, sous des augures qui vendent le mensonge, sous des magistrats qui le protègent, et sous des souverains qui détestent la philosophie, parce qu’ils n’ont que des choses fâcheuses à entendre du défenseur des droits de l’humanité ».

Cependant, même imprécisée, on voit chaque fois que la notion de ces droits fut opposée par Diderot au souverain en place et à son pouvoir. Et il était immédiatement là au cœur du sujet. Car l’apparition des droits de l’homme dans l’histoire des idées ne se peut comprendre sans considérer que leur fonction majeure est de donner à l’homme un principe de contestation de l’ordre établi. La faculté de dénoncer l’injustice des lois. Un principe d’insoumission à l’Etat oppresseur.

 A en croire le préambule de leur Déclaration, le 26 août 1789, les droits de l’homme et du citoyen ont été  reconnus et déclarés« en présence et sous les auspices de l’Être suprême ». En présence et sous les auspices de l’Être suprême… On se croirait soudain dans une secte obscure. Diderot semble loin. Comme une fausse note au début d’un concert. Et cela va même entrer en contradiction avec l’article 10 qui suit et dit que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». Un premier doute vient donc ici frapper le texte de la déclaration : s’étant placé sous la protection de l’Être suprême, permet-il d’en nier l’existence ? Mais une brèche est maintenant ouverte.

Reste que les droits de l’homme ont été déclarés. Déclarés signifiant ici que, ni décrétés ni institués, ils préexistent à la législation établie, et c’est en ce sens que le préambule les définit précisément comme naturels : parce qu’ils sont antérieurs et extérieurs à la loi positive. Car c’est ainsi, et seulement ainsi, qu’ils peuvent constituer la norme au nom de laquelle telle loi positive pourra être dite injuste et contraire au bonheur de l’homme. Quel moyen sinon de s’opposer à l’ordre établi ?

Plus encore, ces droits  posés comme naturels sont en même temps dits  « inaliénables et sacrés ». Est-ce sous l’effet de l’enthousiasme du moment ? Car on voit mal quels adjectifs  pourraient davantage  les mettre à l’abri de quiconque voudrait en relativiser la portée. Et, si les mots ont un sens, comment on pourrait mieux les soustraire au monde variable des opinions pour les inscrire dans le ciel des idées pures et éternelles.

 Or l’examen des 17 articles du texte fait vite apparaître que ces droits naturels, inaliénables et sacrés, sitôt déclarés, sont soumis à la loi étatique et limités par elle, indiscutable, qui leur fait barrière. Autrement dit, l’homme est libre de tout ce qu’il veut sauf de troubler « l’ordre public établi par la loi ». Par la loi ! Par la loi à laquelle leur fonction essentielle est de permettre de s’opposer et contre laquelle l’individu qu’elle opprimerait doit pouvoir se dresser. Le doute gagne ainsi la déclaration entière. Un doute qui porte évidemment sur l’efficacité de ces droits quand l’homme est opposé à l’Etat et sur la défense qu’ils lui offrent en cas de malheur. Quand c’est l’Etat qui fixe les limites et décide des règles. De fait rien n’empêcha les exactions, les supplices et les massacres, de la Révolution d’alors. De telle sorte qu’on peut penser que la logique de la Déclaration n’est pas incompatible avec la Terreur qui serait 4 ans plus tard érigée en méthode de gouvernement.

 Tel est le paradoxe des droits de l’homme : d’apparaître ainsi à la fois nécessaires et impuissants. Nécessaires s’ils sont le seul recours dont l’individu dispose pour s’affirmer contre l’emprise toujours croissante d’un Etat sans cesse exorbité. Impuissants si rien ne les garantit en dehors de leur discours, constituant un moyen de lutte fatalement inégal contre les forces en action de l’ordre dominant. 

Même si Diderot ne fut pas confronté à cette déclaration solennelle des droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, le constat de la contradiction qui s’y révèle n’était pas étranger à sa pensée. Car, en même temps qu’il faisait appel aux droits de l’homme contre l’exercice naturellement arbitraire du pouvoir,  il notait aussi qu’aux yeux de l’oppresseur « les cris de la servitude sont une rébellion » et que sous ses verges, il n’est pas permis de se plaindre ni de murmurer.

Mais je ne sais pas si Diderot s’était résigné à cette sorte d’impasse ou s’il espérait une issue quand, dans l’Histoire des deux Indes, il donnait cette interrogation à méditer : « La tyrannie, dit-on, est l’ouvrage des peuples et non des rois. Pourquoi la souffre-t-on ? Pourquoi ne réclame-t-on pas avec autant de chaleur contre les entreprises du despotisme, qu’il emploie de violence et d’artifice lui-même, pour s’emparer de toutes les facultés des hommes ? »    

                                                                                                                                                                                     François Carrassan

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