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Billet de blog 4 mars 2025

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UNE CRITIQUE BIEN DOCILE

Le magazine L'Histoire bon public devant le film sur Goebbels LA FABRIQUE DU MENSONGE

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La critique

 Dans la tête de Goebbels

Antoine de Baecque dans mensuel 528
daté février 2025

Le réalisateur allemand Joachim Lang propose un film qui se place au coeur de la machine nazie. Pour mieux la dénoncer.

En mars 1933 Joseph Goebbels est récompensé pour sa fidélité à Hitler, rencontré en 1925. Nommé ministre de l'Information et de la Propagande, il devient « la voix » du nouveau régime. Goebbels dispose d'une intelligence aiguë et d'un talent oratoire rare (cf. L'Histoire n° 312, septembre 2006). Autant, en public, l'homme est défavorisé par sa petite taille, son physique disgracieux et son pied bot - « un nabot », selon son rival Göring. Autant, quand il parle à la radio, il excelle : ton grave, appel au sentiment, mobilisation idéologique, dénonciation des adversaires du régime et violentes attaques des « complots » capitaliste, communiste et juif. Goebbels est un remarquable organisateur. Ce grand amateur de films - y compris hollywoodiens - règle et met en scène le spectacle politique, les cérémonies publiques, les ressorts d'une propagande qui manipule les idées autant que l'opinion. Il ouvre ainsi à Hitler des « couloirs d'unanimité » et des « routes de fanatisme » qui lui permettent d'imposer ses décisions stratégiques, pourtant parfois incohérentes. Mais aussi ses campagnes politiques - épuration des syndicalistes, des artistes, des intellectuels, violences antisémites...

Pédagogie par l'effroi

Goebbels est habile. Il maintient une certaine diversité afin que chaque média s'adresse au public dans les termes qui lui conviennent. Il résume sa souplesse relative : « Que chacun joue de son instrument, pourvu qu'ils jouent la même musique. » Lui-même et ses collaborateurs se chargent de recevoir les journalistes, largement corrompus et flattés, à qui ils présentent la version officielle de l'actualité. Quant aux films, ils sont essentiels. Les Actualités hebdomadaires sont fabriquées et diffusées avec une redoutable efficacité. Pour les documentaires et les fictions à grand spectacle, Goebbels noue des liens personnels avec des artistes réputés, comme Veit Harlan ou Leni Riefenstahl, notables du régime récompensés et choyés, bénéficiant de moyens considérables.

Dans ce film, Joachim Lang fait le choix de montrer le point de vue interne aux personnages. Il s'agit, en une sorte de pédagogie par l'effroi, de se placer au centre de la fabrique du national-socialisme pour regarder, comprendre et dénoncer. Les dialogues, les mots et les rituels sont fondés sur des citations, des images, des plans tirés des archives, appuyés par des sources solides. Et cela donne son principe formel au film : la succession-confrontation des Actualités et archives d'époque et des mêmes scènes reconstituées aujourd'hui en empruntant la forme de la fiction. Le film entre dans la tête de Goebbels, met ses habits, dit ses mots, le suit au plus près, dans sa famille, son travail, ses liens avec Hitler, sa femme Magda, ses maîtresses, ses collaborateurs au bureau de la Propagande, de la table du Führer à l'appartement familial. La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer (cf. L'Histoire n° 516, février 2024) a déjà exploré cette intimité nazie, mais le choc n'en reste pas moins dérangeant, car le spectateur n'a jamais été aussi proche d'un dirigeant du régime. Le moment le plus convaincant reconstitue le discours de Goebbels au Palais des sports de Berlin, le 18 février 1943, engageant la « guerre totale » au moment où tout bascule, les puissances de l'Axe reculant partout. En passant par les coulisses et dévoilant l'envers du décor, avant, pendant et après le discours, le film montre comment Goebbels conçoit son texte, le répète devant le miroir, puis le modifie comme un metteur en scène et un scénographe. L'événement devient une production multimédia. D'abord un spectacle en direct devant 14 000 fanatiques, diffusé avec un décalage et monté à la radio, repris le lendemain dans les journaux, et enfin intégré aux Actualités filmées.

Goebbels reste fidèle à Hitler jusqu'au bout : son suicide dans le bunker de la chancellerie, le 1er mai 1945, en compagnie de sa femme et de ses six enfants, reproduit celui de son maître, la veille. Le dernier acte de la représentation parfaite du nazisme : le sacrifice suprême et sublime au nom du Reich. Il n'en reste in fine qu'une image pathétique et dérisoire, l'alignement des cadavres d'une famille détruite par la vérité de l'histoire.

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CRITIQUE DE LA CRITIQUE

Depuis quelques semaines on assiste à une surestimation du rôle de la propagande dans le nazisme, en lien sans doute avec un nouvel axe du mal, censé regrouper Poutine, Trump et Musk.

Certes, ce film suit Goebbels "au plus près, dans sa famille, son travail, ses liens avec Hitler, sa femme Magda, ses maîtresses, ses collaborateurs au bureau de la Propagande, de la table du Führer à l'appartement familial", mais en le présentant constamment, dans tous ces environnements, comme un personnage repoussant. Au total Hitler est plus avantagé, sa noirceur n'excluant pas des aperçus sur sa finesse manipulatrice.

Je souscris à ce qui est dit de la recherche documentaire, qui fait des dialogues un montage de citations exactes... mais

* il y a des exceptions, par exemple lorsque, dans le fameux épisode où Hitler oblige Goebbels à rester marié et à rompre immédiatement avec Lida Baarova, l'argument décisif est que dans le cas contraire il subirait "le sort réservé aux traîtres" : ce n'est ni documenté ni vraisemblable, mais caricatural et diabolisant à souhait;

* certaines citations sont fâcheusement transposées dans un contexte inexact. L'erreur la plus dommageable consiste à faire de Goebbels, et non de Speer, l'auditeur des considérations d'Hitler sur le peuple allemand, en mars 1945. Il s'agissait de faire accepter à Speer, en mars 1945, la politique de "terre brûlée" qu'il devait, en tant que ministre, mettre en oeuvre aux dépens de l'envahisseur. Speer émet des objections au nom de la survie du peuple allemand. Hitler rétorque que le peuple allemand mérite de périr puisqu'il a perdu. Cette phrase n'est dite qu'une fois, au seul Speer et d'après son seul témoignage. C'est peu pour en faire l'alpha et l'oméga d'une politique ! Et la lecture de ce témoignage au premier degré fait l'économie d'une explication de texte : en chargeant des destructions Speer qui leur est hostile, et en lui donnant finalement carte blanche pour en décider, Hitler sait que la terre allemande brûlera en fait assez peu. Et il ne dit rien d'approchant dans les entretiens avec Goebbels, soigneusement résumés dans le célèbre journal.

Ce film recycle ainsi un poncif particulièrement faux et trompeur : l'idée qu'Hitler n'aimait pas l'Allemagne mais seulement ses propres lubies, et mettait en scène sa fin comme un crépuscule des dieux que la postérité ne pourrait qu'admirer. Tout montre qu'en fait il avait deux politiques : une officielle, consistant à se battre jusqu'au bout sur tous les fronts, et une réelle, privilégiant l'ennemi soviétique et plus accueillante aux envahisseurs occidentaux... ce qui fait du chef nazi l'un des artisans du "miracle" du redressement ouest-allemand des années 1950.

Hitler aimait l'Allemagne à sa façon certes, qui n'excluait pas le viol, mais la séduction était privilégiée, surtout en temps de paix. Le fait d'étudier la propagande à part, comme un sujet en soi, accrédite l'image d'un régime imposteur et non viable. La victoire sur la France est d'ailleurs estompée, comme son exploitation par la propagande. Le fait que, sans la coïncidence de l'arrivée de Churchill au pouvoir à Londres, ce triomphe aurait consolidé le régime pour longtemps, n'est pas soupçonné. Pas plus que le ressort sempiternel des entreprises hitlériennes, la foi en une "Providence" qui lui aurait donné une "mission" (mentionnée une seule fois).

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