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Billet de blog 8 janvier 2022

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LA NUIT DES LONGS COUTEAUX VUE PAR BRENDAN SIMMS

Classicisme et demi-audaces

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BRENDAN SIMMS ET LA NUIT DES LONGS COUTEAUX

(à propos d'une nouvelle biographie d'Hitler)

Hitler

Je comprends que Richard Evans dénigre cette biographie d'Hitler https://www.theguardian.com/books/2019/sep/27/hitler-only-the-world-was-enough-and-hitler-a-life-review?fbclid=IwAR0ymj2QDXso1DRLItTm0Xt03bXWRAHZfdhUwd9DOq9pMdFmgrD_RsHVQx8 : elle suit de près la chronologie, seule façon de montrer la grande cohérence de la politique suivie. Je me suis efforcé d'en faire autant dans mon Histoire du Troisième Reich (Perrin, 1994) alors qu'Evans, dans chacun de ses trois tomes, étudiait séparément la politique répressive, militaire, extérieure, culturelle, etc. Cette dernière méthode favorise la perception du régime comme une "polycratie" (chaque ministre ayant l'air de diriger son secteur), tandis que l'étude simultanée (ou presque) de tous les aspects de cette politique met en évidence, outre sa cohérence, sa logique : sa conformité à quelques obsessions, et l'habileté du chef pour n'imposer que progressivement ses lubies, dans l'attention la plus fine au contexte national et mondial.

Une telle conversion du regard ne va pas de soi, tant il y a d'analyses à modifier.


La nuit des Longs couteaux (le massacre d'une centaine de notables répartis dans de nombreuses régions, à la charnière des mois de juin et de juillet 1934) est classiquement attribuée à deux causes :

  • la montée, depuis quelques mois, de deux oppositions, conservatrice d'une part, gauchiste d'une autre (pour employer l'adjectif dans son sens originel, c'est-à-dire léniniste -ce qui se situe à gauche de la ligne du Parti- et non dans le sens confus à la mode aujourd'hui);

  • la manipulation d'Hitler par des clans qui trouvent leur intérêt dans la liquidation de ces deux oppositions, et exagèrent aux oreilles du dictateur le danger qu'elles représentent : on cite ici les noms de Göring et d'Himmler.

Le verre de Simms est à moitié plein et à moitié vide. Il prend au sérieux l'existence de deux oppositions et garde quelque chose du zèle de Göring et d'Himmler pour souffler sur les braises (tout en donnant un rôle similaire au chef de l'armée, Blomberg, et à son adjoint, Reichenau) mais écrit tout de même (p. 332-333 de la traduction française) que le dénouement est

"caractéristique de la manière d'agir d'Hitler : il avait repoussé la confrontation aussi longtemps que possible, tout en préparant le terrain avec soin - avant d'agir sans pitié, broyant d'un coup deux sérieuses contestations de son autorité" : autant de formules qui

concèdent à Hitler la direction des opérations et suggèrent une planification.

C'est dans ce sens qu'il faut aller, mais beaucoup plus résolument. En 1933, l'incendie du Reichstag (dans lequel Simms soupçonne la main, non d'Hitler, mais d'autres nazis, à son insu) lui donne un avantage décisif sur les conservateurs qui peuplent son ministère mais ils restent théoriquement maîtres du jeu, prenant le chancelier entre le marteau du président Hindenburg et l'enclume du vice-chancelier Papen. En 1934, en liaison avec le déclin physique d'Hindenburg sur lequel il se renseigne heure par heure (il va mourir le 2 août), il fait savamment mûrir une crise entre l'armée et la SA (cette prétendue gauche !) avant d'offrir sur un plateau à l'armée une victoire décisive en lui confirmant le "monopole des armes"... en un parfait trompe-l'oeil puisque la même armée a coopéré dans cette affaire avec la SS... qui va finir la guerre, en 1945, en accaparant dans sa Waffen-SS, depuis des années, une bonne part des nouveaux conscrits !

La "nuit", avalisée par un télégramme de félicitations d'Hindenburg dont l'exacte paternité n'est toujours pas établie, permet ainsi de terroriser les milieux conservateurs (notamment par l'assassinat des plus proches collaborateurs de Papen), tout en leur faisant croire que, par le biais de l'armée, ils pourront toujours reprendre la main. Des forces armées qui, elles, ne sont absolument pas épurées... à l'exception toutefois de leur récent chef, le général von Schleicher, mafieusement liquidé chez lui avec sa femme, et de son adjoint, le général von Bredow. Blomberg joue jusqu'au bout son rôle de dupe docile en faisant comprendre aux officiers qu'il serait de mauvais goût d'assister aux obsèques de Schleicher et seul Kurt von Hammerstein (1878-1943), le chef de l'armée de terre mis à la retraite en janvier précédent, s'offrira le luxe de braver l'interdit.
Du cousu main... et seule une main unique peut coudre ainsi... ce qui n'empêche pas un rôle écrasant et un fort degré d'autonomie, dans l'exécution, d'un Himmler (qui a ses propres petites mains en les personnes de Reinhard Heydrich et de Werner Best) et d'un Göring.

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