Mon livre sur Montoire, qui date de 1996, revient en librairie de mois-ci et reste le seul écrit sur le sujet par un historien, ne semble pas avoir été lu ou au moins cru (bien qu'il ait été cité favorablement à l'époque par un Jean-Pierre Azéma ou un Denis Peschanski ) par beaucoup des historiens qui s'expriment depuis une semaine sur le document annoté par Pétain.
Plus préoccupant : trois thèses sont parues depuis, dues à Barbara Lambauer, Laurent Joly et Tal Bruttmann, qui écornent comme je l'avais fait alors l'idée d'un Vichy autonome et vierge de toute influence allemande dans son élaboration du statut du 18 octobre 1940. Ces travaux sont eux aussi des fétus que balayent les vents simplistes.
Et on voit resurgir toutes voiles dehors, en particulier dans les commentaires des lecteurs de Mediapart, une distinction abrupte et immuable entre la position de Pétain et celle de Laval, pendant toute l'Occupation.
Or le gouvernement de Vichy est unanime pour aller à Montoire proposer une collaboration militaire consistant en une tentative "française" de reconquérir l'AEF passée à de Gaulle fin août.
Autant Hitler est intéressé par la servilité de ce positionnement, autant la modalité proposée est aux antipodes de sa politique : il a en effet, depuis la mi-juillet, décidé de n'affronter l'Angleterre qu'en la "personne" de son allié potentiel soviétique, pour pouvoir la contraindre à la paix quand ce dernier sera à terre et lui, Hitler, héros et héraut de la bourgeoisie mondiale pour avoir terrassé l'hydre bolchevique.
Donc, comme Montoire ne produit pas de "résultats", un clivage Pétain-Laval se dessine le 7 novembre. Il va amener brusquement (et brièvement) un rééquilibrage de la politique extérieure dans un sens moins défavorable au Royaume-Uni.
L'antisémitisme nazi est spécifique, inédit et éloigné de ce qui avait cours en France sous ce nom. L'antisémitisme français prend racine dans l'antijudaïsme catholique, fondé sur l'indignation que le "peuple élu" n'ait pas reconnu le "Messie". Certains chrétiens en oublient et cette élection, et le "Dieu d'amour" sur lequel le message chrétien met précisément l'accent, pour développer une haine viscérale envers ceux qui persistent dans le judaïsme. Hitler recueille et et pervertit ce même héritage : il rompt, ce qu'aucun chrétien digne de ce nom n'a jamais fait, toutes les amarres de la charité et de l'humanité en refusant aux Juifs la possibilité de s'amender par la conversion, puisqu'il situe le "problème", par sa théorie raciale, dans leur condition biologique. D'où les métaphores chimiques, médicales et animalières qui autorisent, et appellent, des mesures d'extermination, et auraient dû mettre en alerte dès 1919 les hommes de bonne volonté et de bon sens -mais déjà l'incroyable faisait son oeuvre.
Adolf Hitler, ancien enfant de choeur et prix d'excellence de catéchisme à l'école primaire, connaît bien la spécificité de son antisémitisme et en joue en virtuose. Il sait qu'il damne quiconque lui fait, en la matière, la moindre concession, lui ouvre la moindre ligne de crédit.
Dans l'état actuel de nos connaissances, le vecteur principal de son influence sur Vichy est l'ambassade de la rue de Lille, dirigée par Abetz -et beaucoup mieux connue, en tant que telle, depuis les travaux de B. Lambauer. Par ce biais, la persécution d'un Juif est fortement requise, au plus tard le 20 juillet lorsqu'Abetz reçoit Laval. Il se nomme Georges Mandel, est stigmatisé par la propagande allemande comme le principal "fauteur de guerre" et fait l'objet au Maroc, en ce mois de juillet, d'une procédure qui pourrait déboucher sur son exécution rapide. Comme par hasard, le principal résultat institutionnel de l'entretien Laval-Abetz est la cour de Riom, créée spécialement pour juger les "responsables de la guerre et de la défaite" dont ce Juif est alors le seul représentant arrêté. Ce que Vichy attend d'une telle servilité, c'est une atténuation des conditions d'armistice et même, si possible, un traité de paix, fixant définitivement l'addition et permettant la "reconstruction".
Mandel pourrait être fusillé en août, après un procès de Riom expéditif. Mais Hitler fait durer le plaisir (Mandel ne tombe, sous des balles apparemment françaises, que le 7 juillet 44). Et il étend ses revendications : dès la fin juillet, la réaction de la presse allemande à la création de la cour de Riom est de dire qu'il faut étendre la répression à des catégories, ainsi définies : "ceux qui ont semé la haine de Allemagne et l'aversion du gouvernement allemand dans le public français".
Du fait que ces milieux ne sont pas visés, l'instruction contre les coupables de guerre ne saurait inspirer aucune confiance à l'Allemagne, car certains agitateurs, à peine déguisés, peuvent se croire autorisés à continuer leur jeu. On ferait bien à Vichy de méditer à fond sur la portée de ces méthodes relativement à l'avenir de la nation française.
Chat et souris, vous dis-je !
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dimanche 10 octobre, 14h
La mise en ligne du document, enfin, sur le site du Mémorial de la Shoah http://www.memorialdelashoah.org/b_content/getContentFromNumLinkAction.do?itemId=1223&type=1 m'inspire les premiers commentaires suivants.
Les quelques auteurs qui ont soutenu que ce texte n'avait pas été amendé dans le sens d'un durcissement, notamment parce que certaines modifications allaient dans l'autre sens, avaient tort. La seule modification apportée par Pétain (dont l'écriture, y compris pour les chiffres, est certifiée par deux experts) qui ne soit pas une franche et nette aggravation, consiste en la radiation de la phrase finale de l'article 7 : "En aucun cas cette durée ne pourra excéder quinze ans." Il s'agit de la durée pendant laquelle un fonctionnaire juif révoqué pourra toucher son traitement. La phrase précédente indique qu'elle sera fixée pour chaque catégorie par un règlement particulier. Ce butoir général de quinze ans a pu être rayé, soit parce que cette durée semblait trop courte... soit parce qu'elle semblait trop longue !
Dans mon hypothèse suivant laquelle ce statut est fait, au moins en partie, pour plaire à l'occupant et lui suggérer qu'il n'aurait rien à craindre de la France au cas où il lui accorderait un traité de paix avant la fin de la guerre, il a pu sembler au contraire incongru à Pétain de suggérer à Hitler que des Juifs pourraient y être payés à ne rien faire pendant quinze ans, et plus sage de laisser ce point dans le vague.
Les corrections sont effectivement minutieuses, et Pétain a bel et bien refait avec attention la numérotation pour tenir compte du fait qu'il avait supprimé un article (le troisième sur 10) en l'intégrant dans le précédent, soit six modifications de chiffres et même neuf, puisque trois renvois ont été corrigés.
Il ne faut toutefois pas exagérer cette minutie, qui laisse échapper quelques imperfections : un renvoi non corrigé, à l'article 6 devenu 5; une correction orthograhique fautive : Pétain ajoute des s à "aucun poste" - dans l'article 3 devenu 2; le mot "loi" remplacé par "décret" au dernier article; une énumération en "abcd" non corrigée alors que le "a" est supprimé - dans l'article 4 devenu 3.
Ces imperfections ne se retrouvent pas dans le texte imprimé au JO, ce qui s'inscrit en faux contre l'affirmation suivant laquelle toutes les modifications du maréchal ont été respectées -affirmation d'ailleurs corrigée en "la grande majorité" dans le texte de présentation du Mémorial.
Autre détail : alors que Pétain avait ajouté "tous membres du corps enseignant" à l'énumération des fonctions hiérachiques (inspecteurs, proviseurs etc.) du texte qu'il annotait, le texte définitif a, logiquement, supprimé la hiérarchie et mentionné seulement l'ensemble du corps.
On peut conclure de cet examen
* que Pétain n'a pas mis la toute dernière main au texte, mais que la mise au point finale de la loi a été effectuée dans le plus scrupuleux respect de ses indications, quant à leur esprit.
* que ces modifications consistent bien en un durcissement considérable,
-et dans le domaine de l'enseignement,
-et, surtout, par la radiation du paragraphe
"a) être descendant de juifs nés français ou naturalisés avant l'année 1860",
qui aurait réduit considérablement le champ d'application du statut, tout comme son sens symbolique, en dispensant pratiquement de ses interdictions les Juifs considérés comme "assimilés".
Il est donc vrai que ce document montre une implication précise du maréchal dans le durcissement du projet -durcissement et implication mentionnés dans l'entrée du 1er octobre du journal de Baudouin -lequel journal n'en reste pas moins éminemment suspect, dans ses affirmations comme dans ses datations -l'auteur alléguant, pour ne plus rien noter sur la question après le 3 octobre, d'une "pneumonie" que rien ne confirme, ni dans le rythme de son activité, ni dans les déclarations de ses collègues !
Ce document isolé, vestige d'un processus qui reste très mal connu parce que ses acteurs ont fait disparaître de leur mieux les pièces et truqué de leur mieux les faits, est néanmoins très insuffisant pour fonder le diagnostic, chez Philippe Pétain, d'un antisémitisme supérieur à celui de ses ministres, qu'il s'agisse d'Alibert ou de qui que ce soit d'autre. Une comparaison vient à l'esprit : les sondages électoraux, contre lesquels on met le public en garde en disant qu'il ne s'agit que d'"une photographie à un moment donné". Ici, un coup de projecteur éclaire brièvement la nuit. Mais quelle nuit... ou quel jour ? La date, en effet, manque fâcheusement et il est, pour les raisons que j'ai dites, très imprudent d'affirmer que le document était présent lors du conseil des ministres du 1er octobre, ou a été annoté à son issue. L'eau a encore coulé pendant 17 jours sous les ponts de l'Allier... et de la Seine, et de la Spree ! La mention d'un statut beaucoup moins sévère dans un télégramme d'Abetz à Ribbentrop le 8 octobre autorise encore toutes sortes de conjectures. Notamment l'hypothèse que Pétain ait tranché, en dernier ressort, non point du tout dans un accès de rancune contre le capitaine Dreyfus ou quelque autre Juif français, mais pour des raisons, présumées hautes, de politique extérieure.