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Billet de blog 14 mars 2025

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Livre Sur ordre d'Hitler -questionnaire sur les crimes

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Question n°1

Qu'est-ce qui distingue les crimes décrits dans votre ouvrage des crimes de masse, déjà mille et mille fois documentés, perpétrés par Hitler et les nationaux-socialistes durant douze années ?


Ils visent en gros les mêmes catégories (Juifs, opposants, ennemis...), mais servent des objectifs précis et conjoncturels. Par exemple, le meurtre de Georges Mandel vise à la fois à retenir Pétain de démissionner après le débarquement de Normandie (par la menace, si le maréchal démissionne de son poste à Vichy, de liquider ensuite Léon Blum et Paul Reynaud) et à laisser entendre que la patriotisme de Clemenceau [dont Mandel était chef de cabinet en 1918-19], sain en soi, était pollué par des influences juives. De même, le meurtre de Ciano est un geste terroriste adressé au peuple italien pour le dissuader de résister. Quant à celui du maréchal Cavallero, il résulte d'un tri immédiat, lors de l'occupation par l'armée allemande de l'Italie du Nord en septembre 1943, entre les personnalités qu'Hitler pense pouvoir utiliser et celles qui, renseignements pris auprès de ses agents sur place, lui semblent dangereuses.

Question n°2

"Une fois au pouvoir, le chef nazi doit modérer ses ardeurs ", écrivez-vous. Quels sont éléments qui expliquent que jusqu'au tournant de 1934, Adolf Hitler ait, malgré la violence revendiquée et décomplexée de l'idéologie nazie, peu recouru au crime ? Quels sont les éléments qui expliquent que la mécanique s'emballe à partir de 1934 ?

Hitler ménage les conservateurs qui, en apparence, limitent son pouvoir et ont, en tout cas, celui d'y mettre fin brusquement et sans appel. D'où le fait qu'un seul prisonnier politique, le socialiste Felix Fechenbach, est liquidé (lors d'un transfert), que les meurtriers d'Horst Wessel (le jeune nazi héroïsé) le sont sans publicité, que la Shoah commence discrètement au camp de Dachau par le meurtre d'une poignée de Juifs sans autre raison que leur judéité (découverte récente de Timothy Ryback), que l'assassinat à Prague du philosophe juif Theodor Lessing est mal relié à Hitler...
Mais rien ne s'emballe en 1934 ! La nuit des Longs couteaux est, comme son surnom le suggère, très limitée dans le temps et le dosage des meurtres reste (et restera) tout aussi méticuleux. En revanche, cette concentration en trois jours de l'assassinat, revendiqué par Hitler, d'une centaine de personnes très diverses est un signe envoyé à l'Allemagne, à la France et au monde, dans une stratégie de consolidation de son pouvoir et d'endormissement de ses futurs adversaires.

Je consacre deux chapitres et une annexe à cette "nuit" non certes parce qu'il s'agirait de crimes inconnus mais parce que la liste des victimes et le long discours justificatif devant le Reichstag révèlent toutes les finalités du meurtre de personnes dans la stratégie hitlérienne.

Question n°3
Parmi les très nombreux dossiers étonnants évoqués dans l'ouvrage, celui de la mort de Pie XI frappe particulièrement. Quels sont les éléments qui permettent de voir la main d'Hitler derrière la mort du pape ?

"Permettraient" plutôt : je ne suis pas complètement affirmatif.
Une théorie (très minoritaire) veut que le coupable soit Mussolini, par l'entremise du dr Petacci, père de Clara et médecin du pape, qui lui aurait administré une piqûre mortelle. L'intérêt du Duce apparaît mal, par rapport aux risques d'une indiscrétion. Et il avait plutôt le meurtre maladroit, comme dans le cas de Matteotti. En revanche Hitler possède, avec le SD (Sicherheitsdienst, un service SS) un organisme rompu aux assassinats discrets, infiltré dans les ambassades (il y en a deux à Rome) et en cheville avec des laboratoires ad hoc. Cependant, le pontife était très âgé, et gravement cardiaque depuis 1936. Je range ce décès dans la rubrique des "disparitions opportunes" (et aussi de celles qu'on n'a guère osé trouver suspectes) : le pape donnait aussi, depuis la même année 1936, des gages constants et cohérents d'antinazisme et de philosémitisme, avec des accents de prophète. Pour sa succession il y a un grand favori, le froid cardinal Pacelli, qu'Hitler peut à bon droit espérer moins remuant et qui sera élu sous le nom de Pie XII. Par ailleurs, Hitler sait en ce début de 1939 qu'il déclenchera une guerre en septembre et compte sur les aumôniers catholiques pour entretenir le moral des troupes. Enfin, Pie XI s'apprêtait à présider une très inhabituelle assemblée des évêques italiens et à leur tenir un discours hostile aux dictatures. Pacelli, au lendemain de sa mort, annule l'assemblée et fait disparaître le discours.

Question n°4
Pour ce qui concerne la France occupée, vous démontrez l'intervention d'Hitler dans l'assassinat de figures politiques de premier plan - ainsi Jean Zay ou Georges Mandel - mais aussi de personnalités (politiquement) moins décisives, tel Marc Bloch, voire de purs anonymes, ainsi Jacques Bonsergent. Qu'est-ce qui poussait Hitler à descendre à un tel niveau de détail, lui qui avait un continent et une guerre mondiale à gérer ?

On oublie volontiers, notamment lors des commémorations de la Shoah, que Vichy était un régime fantoche, dirigé depuis les quartiers-généraux du Führer par toutes sortes d'intermédiaires réguliers ou occasionnels (cf. mon Hitler et Pétain, 2019). C'était la plus belle des proies hitlériennes et la seule grande puissance entièrement vaincue -à une poignée de gaullistes près. C'était aussi l'un des deux principaux ennemis à terrasser d'après Mein Kampf, quasiment à égalité avec les Juifs (et les Juifs devaient tout d'abord être empêchés de la diriger plutôt qu'obligés de la quitter, pour quelque destination que ce soit). Il était vital, d'un point de vue économique et géographique, qu'elle accepte le joug. C'est donc un dossier qu'Hitler se réservait jalousement, pour manipuler Pétain et empêcher de Gaulle de progresser. L'exécution de Bonsergent au lendemain d'un refus de grâce est un fouet qui claque aux oreilles de Darlan, deux jours avant qu'Hitler l'accueille dans son wagon pour menacer la France d'un bain de sang en cas d'échec d'une "dernière tentative de collaboration". Le chapelet des morts pédagogiques se resserre à mesure que se dégrade la situation militaire. Là encore la commandite hitlérienne est plus ou moins prouvée, plus ou moins probable. Les cas les plus nets, outre Bonsergent, sont ceux de Dormoy, Mordacq [bras gauche de Clemenceau si Mandel était le droit, et cru à tort Juif par l'occupant] Sarraut, Basch et Mandel. Et comme après le décès de Pie XI, lorsque des soupçons s'étaient fait jour on n'avait jamais mis en cause le Führer.

Question n°5
Vous évoquez plusieurs centaines de "cold cases" d'Hitler dans l'ouvrage. Parmi eux, y a-t-il un crime - ou une série de crimes - qui vous ait particulièrement fasciné, étonné, ou qui vous semble à lui seul emblématique de la méthode et des buts Hitler dans cette pratique de l'assassinat sur commande ?

A l'origine de cette recherche, le constat que la crise cardiaque de l'ambassadeur allemand à Londres, Hoesch, en pleine affaire de la Rhénanie (1936) où il relayait les vues gouvernementales avec une tiédeur notoire, n'avait jamais retenu l'attention, et ma propre honte d'avoir pendant des décennies gobé le communiqué nazi sans examen. J'ai alors découvert (notamment dans le livre commandé en 2005 par Joschka Fischer pour faire la lumière sur le comportement des diplomates allemands à l'ère nazie) quatre frondeurs qui dès le début faisaient respectueusement savoir à Hitler qu'il ne fallait pas dévier de la politique extérieure d'avant 1933 : les ambassadeurs à Londres, Paris et Moscou, et le sous-chef du ministère, Bernhard von Bülow. Trois décèdent dans la force de l'âge en quelques mois de 1935-36, seul le moscovite, Herbert von Dirksen, conservant un poste d'ambassadeur tout en étant muté contre sa volonté. Ces décès permettent une accélération de la marche à la guerre, notamment par la nomination à Londres de Ribbentrop, en attendant son accession au ministère le 4 février 1938. Le même jour, les conservateurs perdent d'autres leviers essentiels, dans l'armée et dans l'économie. Or l'année 1936 avait aussi été fatale à deux phares du conservatisme qui ne semblaient pas moribonds, le général von Seeckt et l'intellectuel Oswald Spengler.

La mise au pas de l'Autriche après l'Anschluss (12 mars 1938) est également jalonnée de cadavres, notamment celui du général Zehner (un peu l'équivalent autrichien de Seeckt, par son prestige et son autorité), clairement victime de la Gestapo.

Question n°6
Vous revisitez la répression consécutive au putsch manqué du 20 juillet 1944.. Comment procède Hitler ?

Une courte chaîne de commandement le relie aux forces répressives, via Martin Bormann. L'enquête est menée par Kaltenbrunner, les procès par Roland Freisler. Le rôle de ce dernier est à revoir après des décennies de caricatures, grâce à deux ouvrages encore méconnus. Sa manière de présider les débats du tribunal est plus subtile et moins aboyeuse qu'on ne le dit. Il s'agit de limiter les exécutions aux personnes convaincues d'avoir été au courant que le coup d'Etat passait par l'exécution d'Hitler. Il faut avant tout sauver la face de l'armée, en circonscrivant la faute à quelques coupables. Et surtout à l'un des plus hauts gradés, d'ailleurs moins impliqué que beaucoup, le maréchal von Kluge. Refusant de se suicider, à l'inverse de Rommel, il est assassiné par les SS et la documentation montre l'implication d'Hitler dans le bruit de son suicide, qui avait convaincu tous les auteurs des livres antérieurs. Quelques personnes gravement impliquées survivent à la guerre en ayant accepté d'aller se battre sur le front : voilà qui achève de prouver que le maître mot de cette répression est non la vengeance, mais le souci de conserver un instrument militaire en état de combattre.
Question n°7
À rebours des représentations habituelles, vous évoquez le "doigté d'Hitler" dans la pratique de cette activité criminelle et démontrez que, la plupart du temps, ni "la passion" ni "la rancune" n'ont de part dans les assassinats perpétrés sur ordre du Führer. Peut-on vraiment dire qu'Hitler tue et fait tuer de sang-froid, sans passion ni pulsion ?
L'occupation de la Bohême offre de clairs exemples de ce doigté, d'autant plus qu'Hitler y a envoyé son terroriste en chef, Heydrich, et qu'il lui refuse certaines exécutions (selon des documents irréfutables que les biographes des deux hommes ont jusqu'ici négligés). On néglige trop aussi le rôle clé du président Hacha, qu'on réduit d'ordinaire à la signature de son abdication devant l'Allemagne le 15 mars 1939. Il s'agit en fait d'un équivalent de Pétain, chargé de faire obéir ses compatriotes et, par suite, d'économiser la répression. Hitler lui concède la grâce de certains condamnés, à charge pour lui de marcher droit.

Hitler n'est sans doute pas mécontent lorsqu'il châtie des ennemis personnels, mais la vengeance ne semble jamais avoir été un mobile unique, et il savait aussi pratiquer la clémence quand elle pouvait rapporter quelque chose.

Témoin le troupeau des otages de luxe extraits de l'enfer allemand lors de la débâcle pour être livrés à l'armée américaine au bord d'un lac italien : un who's who de personnalités européennes qui n'ont pas très énergiquement résisté au nazisme, et dont on peut espérer qu'elles n'en diront pas trop de mal.

Au total, le meurtre de personnes est un outil dans une panoplie qui en comporte beaucoup d'autres. Le recensement de ces crimes est une voie d'approche nouvelle et féconde pour comprendre la stratégie et la politique d'Hitler.

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