La France est en proie depuis près d'un an à un phénomène étrange : la cohabitation au sommet de l'Etat d'un président et d'un premier ministre aux personnalités et aux orientations différentes. Le phénomène n'est certes pas inconnu sous la Cinquième République, il est même assez récurrent (en dehors des périodes de "cohabitation" qui surviennent lorsque le président perd sa majorité parlementaire) et a pris de l'ampleur à l'époque où Sarkozy s'impatientait de la tutelle de Chirac. Mais justement il n'avait jamais accédé à Matignon où le président conservait, avec Raffarin puis Villepin, un partenaire respectueux.
Valls apparaît comme un Sarkozy aux dents encore plus longues et à l'arrivisme plus impatient, sans la fragilité et les maladresses qui donnaient malgré tout parfois à son devancier un air vaguement humain. Il pratique une escalade verbale et gestuelle quasiment quotidienne. Pour nous en tenir aux derniers jours :
-lundi 16 : apparition de l'expression "islamo-fascisme" (que Bush junior avait été le premier homme politique à employer, en 2006) pour désigner la nébuleuse djihadiste actuelle;
-mardi 17 : utilisation frauduleuse de la marée humaine du 11 janvier (en réaction aux attentats des jours précédents) pour en appeler à l'union nationale autour de sa politicienne et dérisoire "loi Macron"; utilisation contre sa propre majorité de l'article 49-3, une disposition antidémocratique dont Sarkozy lui-même avait, par une modification constitutionnelle, limité l'usage;
-mercredi 18 : justifications très aggravantes par lui-même et divers porte-parole de ce recours au 49-3. «Je ne pouvais pas prendre le moindre risque sur le vote de ce texte parce que se sont conjugués immobilisme, conservatisme, irresponsabilité, infantilisme» (Manuel Valls, 15h 12). Il ne faudrait pas jouer un projet de loi important "à la roulette russe" (Michel Sapin, 20h), "considérable gâchis pour de simples postures" (Michèle Delaunay, députée socialiste, ancienne ministre, sur Twitter).
Ainsi, le vote est assimilé à la roulette, et l'opinion d'autrui fustigée par le chef du gouvernement avec des accents de père fouettard, quand elle n'est pas traitée de "posture". Faut-il rappeler que la loi Macron se présente comme l'une de ces "réformes" réclamées par l'Union européenne en échange d'un nouveau délai accordé à la France pour ramener son déficit public à 3% du PIB ? On ne saurait être plus "postural" !
Ce tableau peut être complété par un coup d'oeil au comportement de Valls et de sa suite sur le "terrain", lors de sa récente visite à Marseille. L'investissement du lycée Victor Hugo par ces voyous des beaux quartiers parisiens a été vigoureusement dénoncée par l'équipe éducative, proviseur excepté http://www.liberation.fr/societe/2015/02/17/des-profs-de-marseille-ecoeures-par-la-mascarade-d-une-visite-ministerielle_1204436 . L'exaction la plus emblématique fut l'arrachage, par les visiteurs, de caricatures d'élèves illustrant la liberté d'expression, pour afficher un imprimé officiel : la charte de la laïcité !
D'une façon générale, les idéologues du libéralisme, qui ne faisaient pas partie au XIXème siècle des promoteurs de la démocratie mais s'étaient à peu près résignés, après 1945, à prôner le respect des verdicts électoraux, sont en train d'en revenir devant les complications du monde d'après guerre froide. Il semble que Manuel Valls soit à l'avant-garde de cette évolution. Son aversion envers la démocratie éclate un peu plus chaque jour.
Mais il est possible que Syriza et Tsipras commencent à troubler son sommeil.