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Billet de blog 24 avril 2025

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UN GOUVERNEMENT SCHLEICHER-STRASSER EN LIEU ET PLACE DU GOUVERNEMENT HITLER-PAPEN ?

Une théorie ancienne rajeunie par Rainer Orth et Wolfram Pyta

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1) Un article fondateur

En 2021, les historiens Rainer Orth et Wolfram Pyta (né en 1960) ont cosigné un article intitulé

"Nicht alternativlos. Wie ein Reichskanzler Hitler hätte verhindert werden können" (Non sans alternative / comment l'accession d'Hitler à la chancellerie aurait pu être évitée). Ils le résument eux-mêmes ainsi dans la revue Historische Zeitschrift :

Der vorliegende Beitrag möchte einem Zentralereignis der deutschen Geschichte, dem 30. Januar 1933, neue Facetten abgewinnen. Dazu wählt er erstens einen methodischen Zugang, der nach der Entscheidungskultur fragt, aus der die Ernennung Hitlers zum Reichskanzler erwuchs. Dabei steht insbesondere die Ressource Zeit als Entscheidungsfaktor im Blickpunkt. Zweitens entwickelt der Beitrag Kriterien, um kontrafaktische Annahmen über einen alternativen Geschichtsverlauf auf ihre Plausibilität hin zu prüfen. Dies unterstreicht zugleich den Entscheidungscharakter des 30. Januar 1933: Reichspräsident Hindenburg hätte auch gegen eine Reichskanzlerschaft Hitlers votieren können, weil er über eine bewusste und von ihm selbst als aussichtsreich erwogene Handlungsalternative verfügte. Diese Handlungsalternative bestand in einer politischen Aufwertung Gregor Straßers wie sie nicht zuletzt von Reichskanzler Schleicher vorbereitet und dem Reichspräsidenten als alternative Lösung unterbreitet worden war. Auf einem erweiterten Quellenfundament, das sowohl neue Quellen auswertet als auch bekannte Quellen in einem neuen Licht erscheinen lässt, verknüpft der Beitrag erstmals systematisch die Aktionen der beiden Zentralfiguren Straßer und Schleicher. Die Straßer-Schleicher-Option setzte darauf, durch Zeitgewinn die allgemeine Lage zu beruhigen und Straßer als gouvernementale Alternative zu Hitler so zu profilieren, dass bei fälligen Neuwahlen eine Straßer-Partei den politischen Führungsanspruch Hitlers irreparabel beschädigen würde. Hindenburg verwarf letztlich diese Option, weil er eine rasche und grundstürzende politische Veränderung anstrebte, die nur mit Hitler zu realisieren war: keine Zwischenlösung, sondern eine „Endlösung“.

(Le présent article vise à examiner sous un nouvel angle un moment crucial de l’histoire allemande, le 30 janvier 1933. Pour ce faire, il choisit tout d’abord une approche méthodique, une interrogation sur la culture décisionnelle qui préside à la nomination d’Hitler au poste de chancelier du Reich. Le temps, en particulier, est considéré comme un facteur de la décision. En second lieu, l’article expose des critères permettant de vérifier la plausibilité d’hypothèses contrefactuelles sur un scénario historique alternatif. Par là est souligné le caractère décisif du 30 janvier 1933 : le président Hindenburg aurait pu choisir de ne pas nommer Hitler car il savait disposer d’une alternative, envisagée par lui-même comme prometteuse. Cette alternative consistait en une promotion politique de Gregor Strasser, telle qu’elle avait été préparée notamment par le chancelier Schleicher et présentée au président du Reich comme solution alternative. Sur une base documentaire élargie, qui à la fois exploite de nouvelles sources et fait apparaître des sources connues sous un nouveau jour, l’article relie pour la première fois systématiquement les actions des deux figures centrales Strasser et Schleicher. L’option Strasser-Schleicher visait à calmer la situation générale en gagnant du temps et à faire de Strasser une alternative gouvernementale à Hitler, en sorte que dans le cas de nouvelles élections un parti de Strasser ruinerait irréparablement la position de leader politique d’Hitler. Hindenburg rejeta finalement cette option, parce qu’il cherchait un changement politique rapide et radical qui ne pouvait être réalisé qu’avec Hitler : pas de solution intermédiaire, mais une « solution finale ».)
Les auteurs donnent aussi un résumé en anglais, différent et complémentaire, qu’on peut traduire ainsi :

L’article est basé non seulement sur une base solide dans les sources qui ont été largement utilisées par des chercheurs précédents, mais utilise également du matériel, jusque-là inconnu, puisé dans les archives publiques et privées, qui permet à ses auteurs de relier les actions de Strasser et de Schleicher, deux individus clés dans la lutte pour empêcher Hitler de parvenir au pouvoir. Ils cherchaient, explique l’article, à assainir le très lourd climat politique des années crépusculaires de la République de Weimar en présentant Strasser comme une alternative gouvernementale à Hitler, qui se traduirait par l’émergence d’un parti Strasser comme rival du NSDAP d’Hitler dans toute élection à venir -un développement qui nuirait gravement à la prétention d’Hitler au leadership politique et le retirerait effectivement du paysage politique. Hindenburg, cependant, a finalement rejeté cette option en grande partie parce qu’il cherchait une transformation beaucoup plus radicale et bouleversante du processus politique que ne le permettait l’option Strasser-Schleicher. Seul Hitler, croyait Hindenburg, pouvait accomplir cette mission. Son alliance avec Hitler plutôt qu’avec Strasser signifiait accepter ce qu’il voyait comme une solution permanente plutôt que provisoire à la crise profonde dans laquelle se trouvait la nation allemande.

2) Un relais français


Le livre de Johann Chapoutot Les irresponsables (Gallimard, début 2025) est un réquisitoire contre un homme, Franz von Papen. Chancelier du 1er juin au 3 décembre 1932, ce politicien rhénan est censé avoir sauvé le parti nazi de l'effondrement en janvier 1933 et avoir imprudemment conseillé au président von Hindenburg de nommer Hitler chancelier l'avant-dernier jour du mois. Ce faisant, il n'était que l'instrument des classes aisées qui, dans leur grande majorité, auraient souhaité cette nomination, à la fois par peur du communisme et par une large connivence avec les idées national-socialistes.

Ce comportement aurait été d'autant plus "irresponsable" qu'une autre issue, qui aurait tout autant écarté du pouvoir le Parti communiste allemand, existait : le maintien et la consolidation du gouvernement Schleicher, qui aurait pu trouver, en mettant un terme à trois ans d'expédients, une majorité au Reichstag grâce au débauchage d'un certain nombre de députés nazis. Une scission s'était en effet dessinée, certains cadres du NSDAP (le parti nazi), dont le plus voyant était Gregor Strasser, secrétaire à l'organisation, s'impatientaient et étaient prêts à entrer dans le gouvernement Schleicher.


A propos de Schleicher, Johann Chapoutot écrit (page 235) :
C’est en redoutable tacticien que Schleicher, qui a fait et défait les gouvernements du Reich depuis 1930, évince sa créature, Franz von Papen, trop émancipée à son goût. Mais cette incarnation du politischer General, figure récurrente et maudite, selon le juriste Arnold Brecht, de la politique allemande, est aussi un fin stratège. Homme des manigances et des coups bas, mondain redouté pour son esprit, admiré pour sa vivacité et vilipendé pour ses intrigues, Schleicher semble avoir pris conscience de la nocivité nazie à l’été 1932. Il voit désormais loin, et il a toutes les raisons de croire en ses chances qui, il en est convaincu, sont aussi les dernières d’une Allemagne civilisée.
Le premier pari de Schleicher est d’en finir avec Hitler et ses sbires maximalistes en fracturant le mouvement nazi. Ce pari, éminemment rationnel, repose sur les données accumulées par les écoutes téléphoniques systématiques (et, naturellement, illégales, pire, anticonstitutionnelles) qu’il diligente depuis des années, ainsi que par les multiples informateurs, contacts, hommes de liaison qu’il entretient avec tout ce qui compte dans le monde politique et économique, sans compter les informations de première main qu’il accumule depuis au moins un an lors de ses multiples rendez-vous avec les premier et deuxième cercles nazis : le parti va mal, et va de plus en plus mal, ce qui est une chance, mais aussi un danger, comme en témoigne la violence dont cet organisme moribond se rend coupable depuis l’été (...) "
On peut constater que la thèse centrale de ce livre est largement tributaire des travaux de Pyta et Orth.

3) Discussion
Même si Pyta et Orth s’appuient en partie sur des sources nouvelles, l’idée d’une « alternative Schleicher » n’est pas révolutionnaire. Elle est développée notamment par un historien d’une génération précédente, Henry Ashby Turner (1932-2008)  dans un ouvrage de 1996, Hitler’s Thirty Days to Power, traduit en français sous le titre Hitler janvier 33 / Les trente jours qui ébranlèrent le monde, en 1997. Selon lui, Schleicher aurait exercé durablement une dictature « détestable mais non démoniaque », qui certes aurait reconquis par les armes le corridor de Dantzig, mais n’aurait mené là qu’une guerre localisée.

Cette fantaisie (Turner ne se demande pas comment la France et l’Angleterre auraient pu tolérer sans réagir qu’un gouvernement berlinois dictatorial se fît les dents sur la Pologne) n’est pas répercutée par Pyta et Orth, qui préfèrent insister sur la longévité de la solution « Strasser » : un gouvernement où l’ex-second d’Hitler aurait été le vice-chancelier de Schleicher était à l’ordre du jour jusqu’à la veille de la démission du dernier chancelier non nazi, survenue le 28 janvier 1933. Les auteurs insistent sur un facteur jusqu’ici méconnu : un autre nazi ancien et influent, Wilhelm Frick, aurait été solidaire de Gregor Strasser, ce qui témoignerait de la viabilité de cette solution.
Johann Chapoutot épouse cette thèse tout en l’accommodant à sa sauce, volontiers caustique, par exemple quand il exploite le jugement de Goebbels, couché dans son journal le 10 décembre 1932 après la reprise en main des cadres du parti par un discours d’Hitler. Le futur ministre de la Propagande écrit que Strasser est « un homme mort » et Chapoutot de commenter (p. 252) : « Goebbels se révèle être un bien mauvais légiste : Strasser, pour un nomme mort, bouge encore ».

Les « sources nouvelles » de Pyta et Orth, que Chapoutot cite favorablement, établissent surtout que Schleicher a des espions à l’intérieur du NSDAP et espère provoquer la scission du parti « au moins jusqu’au 15 janvier 1933, voire au-delà » (p. 250). Or, si Hitler avait eu grand-peine à éviter la scission, il avait provoqué une démission spectaculaire de Strasser de toutes ses fonctions dans le parti, sans qu'il le quittât pour autant. La lettre où il annonce cette décision à Hitler, le 8 décembre, avait été considérée comme une capitulation, et le commencement de la fin pour le gouvernement Schleicher nommé cinq jours plus tôt, jusqu’à l’article de Pyta et Orth. Lesquels, suivis par Chapoutot, la présentent au contraire comme une « déclaration de guerre ».

Ce serait donc peut-être avec une certitude intacte de pouvoir scinder le parti nazi avec le concours de Strasser (et de Frick ? Le point n’est pas très clair) que Schleicher se présenterait devant Hindenburg le 23 janvier pour solliciter à la fois la dissolution du Reichstag et le report de six mois des nouvelles élections. Le président refuserait alors, sonnant le glas du gouvernement, parce que l’intrigue entre Papen et Hitler aurait pris suffisamment tournure pour dessiner de nouvelles perspectives.

Si on examine le comportement de Frick (futur ministre de l’Intérieur, pendant les dix premières années du nazisme), il apparaît que ce pilier du mouvement flotte un peu au tout début de la période, avant de s’aligner complètement sur Hitler quand celui-ci fait triompher, dès le 9 décembre, une ligne hostile au gouvernement Schleicher. Une « source nouvelle » le voit dire devant un espion de Schleicher, Franz von Hörauf, qu’« in extremis il partira avec Strasser » (p. 251), encore le 12 décembre. Une formule trop elliptique et ambiguë pour étayer un ferme constat de dissidence (elle peut signifier qu’il ménage Hörauf, voire qu’il est en service commandé, de la part d’Hitler, pour intoxiquer l’adversaire) et de toute façon unique : après cette date, il est clair que Strasser, s’il est encore un atout dans les mains de Schleicher, a échoué dans sa tentative de scission et ne peut cesser d’être un « homme mort » que si Hindenburg maintient durablement sa faveur au chancelier, par exemple en acceptant ses propositions du 23.
Pendant ce temps, Hitler intrigue avec Papen, ivre de rage contre Schleicher qui l’a évincé de la chancellerie. Par personnes interposées en décembre puis directement à partir du 4 janvier. Les deux hommes revendiquent le titre de chancelier puis, quelques jours avant le 30 janvier, tombent d’accord pour qu’il revienne à Hitler moyennant la réduction de son parti à la portion congrue dans la répartition des portefeuilles : ainsi les nazis apparaîtront coincés entre deux aristocrates conservateurs de poids, le président von Hindenburg et le vice-chancelier von Papen.


Il est difficile de raconter cette histoire en faisant abstraction de deux qualités d’Hitler : la ténacité et le talent politique. Il est plus surprenant encore que ce dernier trait soit reconnu au seul Schleicher, par Chapoutot de manière plus dithyrambique que par ses inspirateurs d’outre-Rhin. L’historien français poursuit là un effort au long cours pour nier l’influence d’Hitler sur sa propre politique, et expliquer le nazisme lui-même, au maximum, par des facteurs qui lui seraient extérieurs. Le fondateur et conducteur du mouvement, créateur et protecteur de son idéologie délirante, est bel et bien l’artisan principal de sa venue au pouvoir. Volontiers méprisant pour qui, en mettant Hitler à sa place de chef, ferait une histoire « trop psychologique », Johann Chapoutot n’est pas en reste d’explications reposant sur les caractères d’autres individus : Schleicher comme on l’a vu, mais aussi Papen, Hindenburg et une foule d’autres personnages.

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