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Billet de blog 28 août 2012

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A propos du livre «Terres de sang», de Timothy Snyder

Voilà un vrai livre d’historien, brassant avec originalité les apports de ses prédécesseurs et dessinant des perspectives nouvelles. Lesdits prédécesseurs avaient parlé des massacres commis de 1930 à 1945 dans l’espace séparant l’Allemagne et la Russie à l’occasion d’études concernant soit le nazisme, soit le communisme, soit les deux régimes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Voilà un vrai livre d’historien, brassant avec originalité les apports de ses prédécesseurs et dessinant des perspectives nouvelles. Lesdits prédécesseurs avaient parlé des massacres commis de 1930 à 1945 dans l’espace séparant l’Allemagne et la Russie à l’occasion d’études concernant soit le nazisme, soit le communisme, soit les deux régimes. Terres de sang, de Timothy Snyder, part de l’espace lui-même, et parcourt les pays disputés entre deux grandes puissances dictatorialement gouvernées : Pologne, Ukraine, Biélorussie et Etats baltes. Non seulement leurs populations ont souffert de ces deux régimes, mais ils en ont déporté d’autres sur ces territoires, et elles y ont souvent trouvé une fin tragique.

Le présent texte n’entend pas présenter tous les apports du livre, ce qui a été excellemment fait ailleurs, mais souligner une limite du travail, que je n’ai pas encore vu mentionner dans des recensions.

Les méthodes de gouvernement de Staline, ses objectifs et sa stratégie me semblent correctement dépeints, à une réserve près qui apparaîtra plus loin (à propos du pacte germano-soviétique). Il y a beaucoup à redire, en revanche, sur la vision de Hitler et du nazisme qui sous-tend les analyses de Snyder.

Au début, il pose deux affirmations importantes et encore trop rares : le nazisme est "la création" de Hitler (p. 46) ; il combat un "ordre mondial" imposé par les Juifs, lesquels sont censés être aux commandes tant de la Russie soviétique que du capitalisme occidental (p. 45). Très vite cependant, guidé par son sujet -à la fois les "terres de sang" et l’étude conjointe des politiques stalinienne et hitlérienne- il privilégie l’un des objectifs nazis : l’installation de paysans allemands sur de vastes étendues est-européennes. Si la mainmise du NSDAP sur l’Allemagne à partir de l’incendie du Reichstag (attribué à un "pyromane" dont le geste "ne pouvait pas mieux tomber" -p. 113) est mise en lumière, rien n’est dit de la politique extérieure de Hitler à cette époque, sinon qu’elle apparaît fortement antisoviétique et exploite de façon propagandiste les famines de 1932 et 1933, en Ukraine principalement.

Même la désertion par l’Allemagne de la Société des Nations en octobre 1933, et l’onction populaire donnée à cette décision par un référendum en novembre, sont passées sous silence, le scrutin de novembre n’étant mentionné que sous l’angle d’une réélection sur liste unique du Reichstag dissous (p. 117). Un autre jalon essentiel de la politique extérieure du Troisième Reich en 1933, le concordat signé en juillet avec le Vatican, est pareillement omis. Lorsque apparaît, en janvier 1934, le pacte de non-agression avec la Pologne de Pilsudski, il n’est vu que sous l’angle d’une "réorientation" de la politique allemande : traditionnellement antipolonaise, elle va désormais rechercher une alliance avec la Pologne contre l’URSS. Mais Varsovie ne s’est, d’après l’auteur, nullement compromise avec l’Allemagne par crainte d’une mainmise soviétique, tout au contraire : elle aurait vertueusement tenu la balance égale et repoussé des offres allemandes alléchantes de croisade commune contre la Russie, qui auraient pu lui valoir le gain de territoires importants en Ukraine et en Biélorussie. Offres que Snyder évoque à de nombreuses reprises sans la moindre précision. Ni sur les dates, ni sur les projets territoriaux évoqués, ni sur le ton des tentateurs allemands : était-il exploratoire et évasif, ou pressant et menaçant ?

Tout naturellement, la crise finale qui mène à la guerre débute donc, dans ce récit, par l’ultime voyage du ministre allemand des Affaires étrangères à Varsovie, en janvier 1939 : le colonel Beck, successeur de Pilsudski, aurait refusé une nouvelle fois les offres de croisade antisoviétique, Hitler se le serait enfin tenu pour dit et aurait compris qu’il devrait commencer son entreprise orientale par une guerre contre la Pologne. Le passage mérite citation :

le 26 janvier 1939, à Varsovie, les Polonais éconduisirent une dernière fois le ministre allemand des Affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop. En cinq années d’essais, les Allemands n’avaient su convaincre les Polonais qu’il était dans l’intérêt de leur pays de mener une guerre d’agression pour obtenir un agrandissement aux dépens de l’Union soviétique, tout en cédant à l’Allemagne une partie du territoire polonais et en devenant un satellite allemand. Cela voulait dire une guerre allemande non pas avec la Pologne, mais contre elle -et contre les Juifs polonais. (p. 188-89)

Or la question d’une alliance militaire antisoviétique n’est nullement évoquée lors des conversations germano-polonaises, fin 1938 et début 1939, et pas davantage lors de ce voyage. Berlin a, dès octobre, mis en avant la question de Dantzig et du corridor, d’une façon provocatrice qui n’évoque que de très loin la recherche d’un terrain d’entente. La diplomatie allemande émet en direction de la Pologne, à ce moment, sur la question soviétique, des considérations beaucoup plus vagues que Snyder ne l’affirme : si et seulement si Dantzig fait retour à l’Allemagne, celle-ci est également demandeuse d’une harmonisation des politiques des deux pays vis-à-vis de l’URSS. Cela peut effectivement être interprété comme une proposition voilée de guerre commune contre elle et de partage de ses dépouilles en cas de victoire, mais il n’y a rien là ni de précis, ni de pressant, à l’inverse des revendications concernant Dantzig.

Il semble que, de 1933 à 1939, Hitler n’ait jamais été plus précis et qu’il ait laissé la Pologne se faire des idées. Puisque la propagande nazie désignait comme ennemi les Juifs en prétendant qu’ils gouvernaient l’URSS, Varsovie pouvait se dire que, si l’Allemagne faisait la guerre, ce serait vers l’est, et que la Pologne, une dictature de droite, non exempte d’antisémitisme, ancrée dans le catholicisme et profondément antisoviétique, serait épargnée par l’orage, si même elle ne trouvait pas son compte dans une participation à l’assaut contre l’URSS. Des pensées plus proches de l’état d’esprit d’un Chamberlain dans les années 30 ou d’un Pétain dans les années 40 que d’une fière opposition au nazisme. De surcroît, c’était oublier que la Pologne avait dans l’idéologie nazie le tort d’être slave, tout autant que son voisin russe, ce qui n'était le cas ni de l’Angleterre ni de la France.

Quoi qu’il en soit des calculs de ses dirigeants, il appert que du début de 1934 à celui de 1939 la Pologne s’est ingéniée à ne faire au Reich nulle peine, même légère. Et que si elle a tenu une balance égale, c’est plutôt entre la France et l’Allemagne, au mépris de l’alliance passée avec la première et scellée dans le sang des guerres qui, de 1914 à 1921, avaient présidé à l’indépendance recouvrée de la Pologne. L’épreuve de vérité survient en 1938, lors de la crise qui précède les accords de Munich : loin d’encourager la France à protéger son alliée tchécoslovaque contre les convoitises de Hitler, la Pologne se tient en retrait et se fait promettre par l’Allemagne un pourboire, la ville tchécoslovaque de Teschen, qu’elle occupe début octobre. Snyder parle de Munich sans mentionner cet épisode. Lequel dément fortement la thèse d’une "balance égale" maintenue par Varsovie entre Berlin et Moscou, puisque l’accord de Munich, qui place le quadrilatère de Bohême à la merci d’une dictature puissante, violente et ivre de haine contre le communisme, est de très mauvais augure pour l’URSS.

A partir de telles prémisses, Snyder aborde l’épisode, fondamental pour son sujet, du pacte germano-soviétique, sur des bases, précisément, trop exclusivement germano-soviétiques, et sans un regard sur le rapport mondial des forces. A le lire, on a l’impression (comme dans une infinité d’ouvrages antérieurs) d’un libre choix de Staline, comme s’il faisait ses courses dans un endroit où règne la liberté du marché (p. 190-194). La moitié orientale de la Pologne trône avec les pays baltes sur l’étal hitlérien tandis que la vitrine occidentale n’offrirait quasiment rien. Sauf, pourrait-on objecter, une sécurité en cas d’agression allemande contre l’URSS... à condition que Staline pense que la France et l’Angleterre fondraient dans le dos d’une Allemagne l’attaquant : s’il signe avec Hitler, c’est qu’il n’y croit pas ; mais Snyder n’envisage pas du tout cette face du problème. Pire, Hitler lui-même semble, à certains moments, sincère, par exemple lorsqu’il communie avec Staline dans un désir de détruire la Pologne. L’idée que dès ce mois d’août 1939 il manoeuvre pour couper Staline des démocraties européennes occidentales afin de vaincre celles-ci (pour éliminer le facteur militaire français en faisant en sorte que l’Angleterre s’en accommode et signe la paix), puis de se retourner avec toute sa puissance contre l’URSS, ne semble pas effleurer l’auteur et n’est pas le moins du monde suggérée au lecteur.

L’Angleterre est curieusement absente de l’analyse, qu’elle soit apaiseuse ou churchillienne. D’ailleurs le nom même de Churchill n’apparaît qu’en 1944, à propos des combats de Varsovie ! Sa lutte au long cours contre les appeasers est complètement passée sous silence : c’est "l’Angleterre" qui refuse la paix au moment de la chute de la France... comme si cela coulait de source, et comme si Hitler n’avait pas joué de malchance en trouvant Churchill à la tête de l’Angleterre, quelques heures après le début d’une offensive espérée décisive, préparée à la fois sous Chamberlain et pour lui.

Il est cependant suggéré (p. 257) que l’Allemagne doit, à l’été de 1941, faire vite pour se débarrasser de la résistance soviétique, en raison des préparatifs américains d’entrée en guerre et de l’aide croissante en armement que l’Amérique accorde déjà à la Grande-Bretagne. Mais la raison dominante qui le fait attaquer le 22 juin semble bien, à lire l’ensemble de l’analyse, son projet de colonisation des terres slaves. Ici il faudrait choisir : soit Hitler agit selon ses plans, soit ceux-ci sont bousculés, et plus ou moins modifiés, par la résistance churchillienne.

C’est cette dernière affirmation qui est la bonne. Hitler avait un besoin vital d’une paix avec l’Angleterre après sa victoire sur la France et tout se dérègle parce que Churchill la lui refuse. C’est aussi cet état de fait qui rend son occupation des pays slaves aussi violente. Dans son fantasme de dément (sur lequel Snyder a quelques bonnes formules), nul n’incarne plus la Juiverie que Churchill, qui se met en travers d’une réussite "aryenne" aussi bien partie. Mais comme la "Providence" le guide et ne saurait l’abandonner, comme elle l’a choisi pour mettre fin à 2000 ans d’humanitarisme chrétien, il n’y a rien d’autre à faire que de s’ensauvager plus encore, pour que la victoire finisse par récompenser la race qui n’a pas peur de s’affirmer supérieure.

En résumé, ce livre porte un nouveau coup à la thèse de deux "totalitarismes" jumeaux ou même cousins, en montrant que leur parenté est beaucoup plus lointaine que cela : leur genèse, leurs motivations et leurs buts diffèrent fortement. Mais en faisant s’additionner leurs nocivités sur le théâtre étroit des "terres de sang", l’auteur néglige trop les interactions planétaires, tant dans la crise des années trente que dans la guerre consécutive. Surtout, il comprend mieux l’une des dictatures que l’autre et, si son Staline parant au plus pressé dans des cataclysmes qu’il a déclenchés, et tuant à la fois pour terroriser les autres et se rassurer lui-même, convainc, son Hitler est vu de trop loin, au sein d’une bureaucratie où on ne saisit pas toujours qui donne les impulsions. Les massacres allemands seront mieux compris lorsqu’on installera résolument Hitler au centre, ou à la tête. Le mépris de la vie humaine dont fait preuve son appareil d’Etat est avant tout le sien, et cet appareil a été façonné pour concrétiser ses lubies. Si l’obstination meurtrière des années de défaite confine à l’absurde et n’est rien d’autre que le refus de rompre avec un délire, en revanche la période d’ascension est très maîtrisée, redoutablement réaliste et près de mettre échec et mat bien des chefs d’Etat, dont Staline. Le pacte germano-soviétique, tout spécialement, est un coup de maître. Loin d’aller librement au plus offrant, le Géorgien sait que ces terres perdues par les tsars sont, données en cadeau par Hitler, un gain des plus précaires. Outre que ce cadeau empoisonné le brouille avec ses précédents amis, fussent-ils eux-mêmes, comme la France, peu sûrs, il lui offre des frontières communes avec Hitler qu’il doit prestement sécuriser : il est presque autant obligé de tuer (sa façon à lui de sécuriser) que de signer.

Mais les pays victimes ne sont pas plus purs que les pays bourreaux, même s’il importe de détailler sans fard les atrocités subies. Snyder a d’ailleurs le mérite (même s’il ne fait que son devoir d’historien) de leur reprocher le cas échéant des exagérations propagandistes de leurs souffrances. Dans ces conditions on ne peut que regretter le traitement vraiment privilégié du gouvernement polonais entre 1933 et 1939. Ainsi, à ne considérer que la trajectoire du nazisme, ce qui n’est pas rien, le pacte germano-polonais de 1934 mérite la même appréciation que le pacte germano-soviétique de 1939 : il survient au début d’une phase, et permet à Hitler de l’aborder dans les meilleures conditions. En signant avec Moscou, il va pouvoir entamer une guerre mondiale sous les meilleurs auspices, tout en enfermant le partenaire dans une sorte d’enclos où il ira le chercher pour l’abattre quand son tour viendra. Mais en signant cinq ans plus tôt avec Varsovie, il avait installé son personnage d’homme de paix, capable de surmonter et de faire surmonter à son peuple la malfaçon la plus agaçante du traité de Versailles, à savoir le corridor de Dantzig. Rien n’avait fait plus pour mettre son réarmement à l’abri des protestations. Il est bon de rapprocher les deux événements, même si les responsabilités des grands pays sont plus importantes que celles des petits : on a besoin de tous, pour déjouer les manoeuvres des abuseurs plus ou moins habiles.

Bloodlands : Europe between Hitler and Stalin, de Timothy Snyder (2010), tr. fr. Terres de sang, Gallimard, 2012

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