Prise du pouvoir par Hitler : un article de Völker Ullrich
DIE ZEIT, 17/1/2013
Le chapeau, qui résume bien l’article, exprime la quintessence de quatre-vingts ans d’erreurs, d’approximations et d’oubli de l’essentiel :
Eigentlich ging es mit Hitler und seiner Partei schon zu Ende. Aber durch Intrigen und Querelen der Konservativen gelangte er am 30. Januar 1933 doch noch ins Kanzleramt.
En réalité, Hitler et son parti étaient déjà proches de leur fin. Mais grâce aux querelles et aux intrigues des conservateurs il parvint tout de même à la chancellerie le 30 janvier 1933.
Un paragraphe de la conclusion n’est pas moins emblématique :
Hitlers Triumph war keineswegs ein »Betriebsunfall« der deutschen Geschichte, aber er war auch nicht das unvermeidliche Resultat der Weimarer Staatskrise. Noch Ende Januar 1933 gab es die Möglichkeit, ihn von der Macht fernzuhalten - wenn Hindenburg Schleicher die Auflösungsorder nicht verweigert und ihm gewährt hätte, was er Papen schon einmal zugestanden hatte : nämlich die Neuwahlen zum Reichstag über die verfassungsmäßig gesetzte Frist von 60 Tagen hinaus zu verschieben. Diese Lösung wäre auf eine verschleierte Militärdiktatur hinausgelaufen ; die Chancen, dadurch erst einmal Zeit zu gewinnen, bis sich die wirtschaftliche Lage sichtbar gebessert haben würde, standen nicht schlecht.
Le triomphe de Hitler n’était en aucune façon un "accident de parcours" de l’histoire allemande, mais pas davantage le résultat inéluctable de la crise de l’Etat weimarien. Il existait encore à la fin de janvier 1933 une possibilité de l’empêcher d’arriver au pouvoir -si Hindenburg n’avait pas refusé à Schleicher un décret de dissolution et lui avait accordé ce qu’il avait déjà une fois permis à Papen : décaler les élections suivant la dissolution au-delà du délai de 60 jours fixé par la constitution. Cette solution aurait abouti à une dictature militaire déguisée ; les chances de gagner tout d’abord du temps, par ce moyen, jusqu’à une amélioration sensible de la situation économique, n’étaient pas minces.
Ces spéculations ne sont pas que journalistiques. Elles démarquent de près le livre de Henry Asby Turner junior, paru en 1996, que, dans mon récent ouvrage sur la prise du pouvoir, j’estime aussi désastreux, s’agissant de sa thèse centrale, que celui de Frieser sur la campagne de France, et pour des raisons voisines :
Henry Ashby Turner Jr, dans son livre paru en 1996 sur les soubresauts politiques allemands de janvier 1933, parle de la prise du pouvoir dans des termes très voisins. Comme Frieser, il s’intéresse peu à Hitler, et bien davantage aux fautes de ses adversaires. C’est d’autant plus frappant qu’ayant découvert et édité quelque vingt ans plus tôt les mémoires de Wagener, il serait mieux placé que quiconque pour discerner des réalités derrière les apparences du discours nazi. Mais il semble avoir oublié ce travail, au point de ne pas mentionner Wagener dans sa bibliographie et de ne puiser chez lui aucune information. Sa thèse est simple, voire simpliste : Hitler avait en Schleicher un rival aussi dangereux que capable, qui disposait de tous les avantages souhaitables pour lui damer le pion. Il aurait, en cas de réussite, exercé le pouvoir de façon dictatoriale, pendant une longue période. Toutefois, son régime aurait été « détestable mais non diabolique ». Les principaux coupables de son échec sont donc le Zentrum et la social-démocratie, qui n’ont pas su appliquer à l’analyse de la situation le même talent que Turner. Lequel va jusqu’à écrire qu’ils ont commis, en n’adhérant pas aux projets autoritaires du général, « l’une des plus grosses bévues politiques de tous les temps ». L’histoire fait preuve de son ironie coutumière en faisant éclore sur le continent américain, cinq ans après la chute de l’empire soviétique et au beau milieu de la présidence Clinton, un livre qui témoigne d’une foi aussi faible en la démocratie et d’une estime aussi basse pour les partis qui la prônent.
Ainsi, dans un exercice d’histoire-fiction passablement aventureux, des Gribouille rétrospectifs jugent que l’appel au soldat (et, qui plus est, à Kurt von Schleicher, le général le plus dépourvu de principes et le plus bouffi d’arrivisme qu’on puisse imaginer) était, pour sauver les libertés, une solution non seulement excellente, mais évidente, que de gauche à droite la classe politique allemande est coupable d’avoir ignorée !
Il me semble hélas que le discours d’Angela Merkel, d’une ouverture d’esprit remarquable (au point que cette ancienne opposante de RDA, décrivant brièvement le bûcher de livres du 10 mai 1933, cite Karl Marx parmi les " plus grands intellectuels de langue allemande" ainsi ostracisés), repose sur une analyse historique identique ou très voisine.
L’habileté de Hitler n’y est en tout cas pas mentionnée -ni, à plus forte raison, analysée. Il aurait pu échouer, certes, comme tout homme engagé dans une partie difficile, mais il avait engrangé des atouts considérables, que ces proses ignorent et qu’il n’était pas simple de neutraliser à coups de baïonnettes.