Bruxelles : en ce début décembre, quelques jours après la suspension du plan d’alerte de niveau 4, dans les halls et les couloirs de la gare du Nord, les soldats et les policiers se sont faits plus rares. Vue du seuil de la gare, l’avenue Simon Bolivar a des allures de parvis de La Défense, entre les tours du World Trade Center. L’Office des Etrangers, I.B.Z. en flamand, est à quelques pas, au pied de la Tour 2. Plusieurs dizaines de réfugiés patientent en file, sur le trottoir, et des plaids gris et rouges, posés sur les barrières métalliques, indiquent qu’une partie d’entre eux a passé la nuit ici, dans l’attente de l’ouverture de l’Office. Ils sont Syriens, Irakiens, Afghans, Somaliens, Kurdes, une grande majorité d’hommes jeunes, qu’un vigile fait entrer, un par un, dans les bureaux de l’Office.
A quelques dizaines de mètres de là, un attroupement de réfugiés se transforme bientôt en une file d’attente organisée. Il est 11 heures, des protestants de Convoy of Hope distribuent des viennoiseries, des fruits et du thé. Quelques S.D.F., des Européens au visage à peine moins mat, se mêlent à la file. Ici, à proximité de l’administration chargée d’enregistrer les arrivants, les organisations caritatives se succèdent au long de la journée pour apporter des vivres et des repas. Par groupes, au pâle soleil de l’automne bruxellois, assis à même le trottoir, les réfugiés dégustent ce petit déjeuner, souriants, accueillants. Ils montrent volontiers le papier que l’I.B.Z. leur a remis, après leur enregistrement, pour un premier rendez-vous dans deux semaines. Quelques-uns semblent perdus dans de vagues pensées. Leur objectif est presque atteint : ils vont être accueillis dans cette capitale si calme et aujourd’hui ensoleillée. Mais c’est pour eux le temps de nouvelles interrogations. Le secrétaire d’état à l’immigration, Théo Franken, a adressé récemment une lettre aux Afghans enregistrés ici, pour leur dire qu’ils n’étaient pas les bienvenus, et les jeunes Afghans qui racontent volontiers leur long voyage, le savent.
Solidarité citoyenne
A quelques centaines de mètres de là, un grand bâtiment affiche à la fois une prochaine démolition, et un Welcome Refugees, tracé à la peinture rouge sur un grand drap blanc. Le sous-sol, un parking déserté par les voitures, a été divisé en plusieurs emplacements, à l’aide de palettes. Un grand comptoir distribue du thé. Une bénévole souriante donne à chacun un ticket, sésame pour le guichet qui attribue des vêtements. Les horaires des cours de flamand et de français sont affichés. Un dispensaire de Médecins du Monde occupe un coin du vaste local, à côté des salles de cours et d’une petite bibliothèque. Quelques dizaines de réfugiés sont là, et certains participent aux services rendus dans ce lieu. La Plate-Forme d’Initiative Citoyenne gère ces locaux, le « Hall Maximilien », qui a été ouvert après la fermeture du Parc du même nom. Des dizaines de tentes, des centaines de réfugiés avaient peuplé le parc tout au long de l’été. Début septembre, les autorités l’ont fermé, mais seulement à l’issue d’une longue négociation avec la Plate-Forme. Les tentes n’ont été emportées par les services municipaux qu’après l’ouverture d’un millier de places d’hébergement, mises en œuvre par la Croix-Rouge, à proximité des locaux de l’I.B.Z., dans le W.T.C. 3.
Ici à Bruxelles, l’élan de solidarité citoyenne qui a accompagné la montée du nombre de réfugiés cet été, a été incroyable. La Plate-Forme dispose d’un fichier de plus de deux mille personnes, qui répondent très vite à tout appel, portant sur les besoins en vêtements, en chaussures, en nourriture, et même en hébergement. Les associations humanitaires, les paroisses catholiques ou protestantes, les groupes de Musulmans locaux, s’organisent. Ils se partagent la semaine pour fournir des repas de soupe, de plats chauds, des déjeuners de fruits ou de laitages. L’O.N.G. Oxfam approvisionne aussi le hall Maximilien. De fait, la Plate-Forme est responsable du pré-accueil, c’est-à-dire de tout ce que les réfugiés affrontent durant deux semaines, avant leur premier rendez-vous à l’I.B.Z. Les mille places d’hébergement ouvertes par la Croix-Rouge – on doit dire ici les Croix-Rouge, car nous sommes en Belgique, où la néerlandophone et la francophone se côtoient – ne suffisent pas. Chaque soir, quelques dizaines à plus d’une centaine de réfugiés ne trouvent pas place dans le W.T.C.3. Alors, en début de soirée, selon le nombre de sans-abris, la Plate-Forme contacte les associations, des familles, des paroisses, affrète des bus, qui emmènent vers 20 h des groupes vers un hébergement pour la nuit. Dans l’église Saint-Roch, toute proche, le père Hugo avait donné son accord pour 30, puis 40 réfugiés : ils étaient 170 il y a quelques jours, sur des matelas, à même le sol de la nef, libéré pour la nuit de ses bancs et de ses chaises. Des hôtels bruxellois, comme le Funky Hotel et le Mozart offrent gratuitement une nuit à des familles, selon leurs disponibilités. A moment de l’état d’urgence, il y a une semaine, le Mozart était complètement libre, dans une capitale désertée par les touristes et les hommes d’affaire. L’I.B.Z. était fermé, des centaines de réfugiés risquaient de dormir dans la rue, alors l’hôtel a accueilli 45 familles pour quelques nuits. Ce sont des hébergements de « bouts de ficelle » estiment les bénévoles de la Plate-Forme, mais l’ensemble fonctionne, dans la convivialité et la patience mutuelle.
Une Belgique plutôt accueillante
La petite Belgique a fait face à l’afflux de réfugiés de l’été dernier. Début juillet, le pays proposait, aux demandeurs d’asile, sous l’égide d’une administration, le Fedasil, 16 000 places, dans 49 centres (opvang centers). Le gouvernement fédéral, en plusieurs étapes, a ouvert des nouvelles places dans tout le pays, dans des casernes, des locaux municipaux ou privatifs. L’objectif était au 1 décembre d’atteindre 28 000 places, dans 74 centres. Ces hébergements, constitués pour les deux tiers par des centres collectifs, consistent aussi en logements individuels ou en hébergements associatifs. Le Fedasil en gère directement une partie, les autres le sont par les partenaires que sont la Croix-Rouge, Caritas ou le S.A.M.U. Social. Des bourgmestres, comme celui de Blankenberghe, Marc Vandenbusche, ont levé les bras au ciel, et affiché leur refus d’accueillir des réfugiés. Mais il s’agissait sans doute de serrer les rangs de leurs électeurs les plus rétifs, car ils ont laissé faire. En hébergement, les demandeurs d’asile ont « le gîte et le couvert », mais seulement 7,4 € d’argent de poche hebdomadaire. Les partenaires du Fedasil, qui gèrent une partie des centres, touchent 60 € par semaine et par personne hébergée. C’est assez peu, et une partie du fonctionnement repose sur des bénévoles.
Après l’hébergement des demandeurs d’asile, leur dossier est traité par le Commissariat Général pour les Réfugiés et Apatrides (C.G.R.A.). Il peut accorder un statut de réfugié, de durée illimitée (carte B), ou une protection subsidiaire (carte A), valable pour un an et renouvelable. En cas de refus, le réfugié peut porter appel auprès du Conseil du Contentieux des Etrangers. Au final, en 2014, le taux d’acceptation a été de 48,6 %. A comparer aux 17 % de la France, qui avait traité sur cette période 89 400 demandes ou appels, environ quatre fois plus que la Belgique pour une population six fois plus importante. Pour la plupart, les refusés, après avoir reçu un courrier leur demandant de quitter leur territoire, restent sur place, ou s’en vont tenter leur chance ailleurs en Europe, ou demandent parfois et obtiennent leur retour au pays.
L’envers du décor
Théo Franken, tout en laissant l’administration mettre les moyens en place, a multiplié les déclarations désagréables, sous la pression de son parti, le très droitiste N.V.A. Il a écrit successivement à tous les Syriens, puis aux Afghans qui s’étaient invités dans son pays, pour leur déclarer qu’ils n’étaient pas les bienvenus. En ne donnant pas à l’I.B.Z. les moyens humains suffisants pour enregistrer rapidement les nouveaux arrivants, il a créé un goulot d’étranglement ; pourtant, les délais d’attente avant le premier rendez-vous restent raisonnables. Ici, ce n’est pas la France, où on affiche humanité et accueil, mais où on laisse des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants dans la boue des camps de Calais ou de Grande-Synthe, sous des tentes misérables, dans le vent, la pluie et le froid. Ici, c’est plutôt le contraire : un langage dur, mais un accueil véritable, où les autorités publiques et les bénévoles ont leur part, où l’administration et les élus écoutent et négocient avec les associations humanitaires. Les frontières n’ont pas été fermées. De ce fait, les activistes de No Border ou de l’ultragauche, qui ont beau jeu en France de dénoncer les pratiques de l’état, sont absents ici, ou se fondent dans les pratiques humanitaires des associations. En Belgique, l’étonnante juxtaposition des pouvoirs politiques et des administrations bénéficie aux réfugiés. Quand le gouvernement fédéral freine des quatre fers, la Fondation Roi Beaudouin verse des fonds aux associations. Quand des communes du grand Bruxelles refusent leur contribution, l’autorité bruxelloise prend des initiatives.
Mais il y a aussi l’envers du décor. A quelques centaines de mètres du WTC, le long du canal Willebroekse, le « Petit Château » est un des plus anciens centres d’hébergement de la capitale. Dans cette ancienne caserne, naguère centre de recrutement de l’armée belge, s’entassent plus de 800 réfugiés en attente du devenir de leur demande d’asile. Sur les trottoirs des rues environnantes, des jeunes hommes de couleur patientent. De temps en temps un fourgon ou une voiture s’arrêtent, embarquent un ou deux hommes après un bref dialogue, pour un travail de quelques heures. Ils sont Guinéens, Burkinabés, Mauritaniens, sans papiers, survivant de petits boulots dans la capitale. Encore un peu plus loin, sur le boulevard Léopold II, au 184c, un immeuble défraîchi accueille près de 200 personnes, familles ou hommes isolés. Depuis juin 2013, ce squat d’une trentaine de pièces héberge des sans-papiers. Ils seraient plus de 150 000 en Belgique, des refusés du droit d’asile, en survie grâce au travail précaire et aux aides des associations et des citoyens. Nous sommes à Molenbeek, un quartier où la population de couleur domine, et qui a fait les grands titres ces dernières semaines comme supposé foyer du fondamentalisme musulman. Malik, un jeune et intelligent Mauritanien, nous explique que la situation des sans-papiers se dégrade. Le gouvernement ne renouvelle plus les cartes qui donnaient à leurs titulaires l’accès aux soins. Les régularisations, auxquelles les précédents gouvernements procédaient de temps en temps, sont stoppées. La dernière manifestation des sans-papier, en juin, a été durement réprimée par la police. Le retour au pays, pour les Mauritaniens, est risqué, dans cette nation très divisée entre les « Maures » et les « Noirs ». il en est de même pour les originaires de la Guinée Conakry, où le virus Ebola, la famine et l’inefficacité d’un régime corrompu bloquent les volontés de retour.
Il est 20 heures. La nuit est tombée sur le quartier d’affaires. Au pied de la tour 3 du W.T.C., devant les locaux de la Croix-Rouge francophone, une centaine de réfugiés, tous jeunes hommes, attendent. Les familles, prioritaires, ont déjà trouvé une place de pré-accueil. Des bénévoles de Vluchtelingenwerk Vlanderen (Aide aux Migrants de Flandre) distribuent des tickets. Trois autobus vont bientôt emmener ces réfugiés vers Anvers, le Limburg et Gand. Le plus petit de ces bus, celui qui partira pour Gand, est conduit par une petite femme blonde, ce qui sera sans doute la première surprise belge de ces jeunes Afghans ou Irakiens musulmans, avant qu’ils n’arrivent dans des familles gantoises. Ce soir l’église Saint-Roch n’accueillera personne, car la nef est libérée pour les offices du week-end. A 21 heures, les trottoirs sont à nouveau déserts. Personne ne dormira dehors. Dans un des halls de la Gare du Nord, une dizaine de bénévoles de Cœur Jettois – Jette est une des communes de l’agglomération bruxelloise- ont aligné des tables. Ils distribuent un repas chaud. La majorité des hommes qui attendent en file ou mangent sur les bancs de la gare sont des S.D.F. mais on remarque aussi des réfugiés. Ils sont arrivés trop tard, ou ont choisi de dormir dans le hall, pour être les premiers présents devant les bureaux de l’I.B.Z., bien avant l’aube. La police et les vigiles privés qui surveillent ce vaste lieu, à la fois gare pour les trains, les tramways, le métro et les autobus, fermeront les yeux. La violence, l’arrogance et les gaz lacrymogènes, ici, à Bruxelles, ne sont pas au menu des forces de l’ordre. Le désordre français est loin.