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Billet de blog 31 mars 2018

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Les néonicotinoïdes, l'Europe et l'esprit d'Heidelberg

Le silence assourdissant qui règne au sujet des insecticides néonicotinoïdes en évoque un autre, celui dont Rachel Carson parlait déjà dans Silent Spring il y a près de 60 ans. Pourquoi n'arrivons-nous toujours pas à prendre les décisions qui s'imposent pour préserver les bases de notre existence? Une réponse réside peut-être dans notre incapacité à repenser la science dans sa dimension politique.

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Le silence assourdissant qui règne depuis le 23 mars - jour où la Commission européenne aurait dû définitivement sceller le sort des insecticides néonicotinoïdes - en évoque un autre, plus discret mais plus massif. C’est celui dont Rachel Carson parlait déjà dans Silent Spring il y a près de 60 ans. Celui des oiseaux, des invertébrés, des insectes pollinisateurs, broyeurs et piqueurs, ceux que l'on surnomme parfois ravageurs et indésirables, et qui, faute d'être représentés efficacement au parlement européen, doivent se résoudre à décliner dans l'indifférence (presque) totale. Il y a d'un côté l'abeille domestique, reine du "service écosystémique" et alliée des humains. De l'autre, le puceron du feuillage ou le thrips de l'oignon, contre lesquels on lutte préventivement à l'aide du Gaucho, du Bazooka ou du Confidor dans un réel but d'éradication. Entre deux, on a de la peine à se représenter l'étendue des dégâts.

Il y a pourtant des indices - je n'utiliserai pas le terme de preuves, j'expliquerai pourquoi - qui, recoupés, peuvent nous donner une bonne idée de ce qui apparaît de plus en plus comme un suicide collectif. Tout d'abord, vous trouverez l’un de ces indices sur le pare-brise de votre voiture : si vous n’y voyez que rarement des insectes s’y écraser, ce n’est pas qu'ils aient miraculeusement fini par comprendre le « truc » mais plutôt qu'ils ne soient décidément plus très nombreux à pouvoir se porter candidat. Des pare-brises plus modernes et aérodynamiques me direz-vous ? Soit, admettons. Prenons alors cette étude allemande, parue en octobre 2017, qui fait état d'une diminution de 75% de la biomasse des insectes depuis 30 ans dans une zone pourtant protégée mais entourée de terres agricoles. Autre indice. Et les centaines d'articles publiés et compilés dans le Worldwide Intergrated Assessment on systemic pesticides qui conclut à des impacts sur les écosystèmes aussi alarmants que largement méconnus et sous-estimés ? Sinon, considérons simplement le dernier rapport de l'EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments), publié en février de cette année et qui confirme largement les inquiétudes ayant mené, en 2013, à l’établissement d’un moratoire partiel sur l’utilisation de trois néonicotinoïdes en Europe (imidaclopride, thiaméthoxame, clothianidine).

Mais alors, qu’attend donc la Commission européenne pour statuer définitivement sur le sort de ces molécules ?

Pendant plusieurs années, les décisions lentes et frileuses concernant les restrictions d’utilisation des néonicotinoïdes trouvaient leurs explications officielles dans la quête d’un consensus scientifique plus large quant à leurs effets sur les populations d’insectes non-cibles, particulièrement sur les pollinisateurs. Au prix d’une inversion totale du principe de précaution, les industries et les régulateurs avaient réussi à rendre cette quête, sinon vertueuse, au moins « normale ». Après tout, c’est vrai, la science se définit bien par la recherche de conclusions stables, consensuelles, objectives ! Certes. Sauf que l’on peut aisément comprendre à quel point cette noble recherche de vérité se transforme en chimère meurtrière lorsqu’il s’agit de répondre à un problème urgent. Pour cela, il suffit de regarder 26 ans en arrière et se rappeler le Sommet de la Terre de Rio, période d’une prise de conscience rapide de l’état désastreux des écosystèmes terrestres. Le principe de précaution était alors articulé en ces termes, de façon aussi lucide que naïve :

« Pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement. »[i]

L’élan de lucidité d’une humanité illusoirement réunie autour d’une grande table aurait pu se confirmer. Pourtant, il en a été autrement. C’est l’esprit de l’Appel d’Heidelberg, texte signé par près de 300 scientifiques (dont plusieurs prix Nobel) dans l’ombre du Sommet de Rio, qui donnera le la de la poursuite du développement et de la modernisation. Cet appel, dont on saura par la suite qu’il émanait d’industriels soucieux de préserver leurs intérêts, pourrait se résumer par ce seul passage :

« Nous adhérons totalement aux objectifs d'une écologie scientifique axée sur la prise en compte, le contrôle et la préservation des ressources naturelles. Toutefois, nous demandons formellement par le présent appel que cette prise en compte, ce contrôle et cette préservation soient fondés sur des critères scientifiques et non sur des préjugés irrationnels. »[ii]

Le caractère éminemment non contraignant de la déclaration de Rio sur l’environnement et « l’esprit d’Heidelberg »[iii] auront bien vite eu raison des bonnes intentions initiales. L’idée selon laquelle la preuve de la nuisance prévaut sur celle de l’innocuité s’est insinuée dans les organes de contrôle, d’homologation, de législation, définitivement pris au piège des politiques à court terme. Et à travers un minutieux travail de fabrication du doute, les industriels se sont chargés de leur côté d’entretenir des controverses scientifiques sans fin, permettant de différer de plusieurs longues et juteuses années l’émergence de restrictions sur l’utilisation de leurs produits.

Voilà pourquoi je ne parlerai pas de « preuve » pour caractériser les éléments qui poussent tant de citoyens à revendiquer une interdiction progressive mais rapide et totale des néonicotinoïdes et plus largement de l'ensemble des pesticides de synthèse. La preuve scientifique absolue, l’ultime étude qui mettra un point final à la controverse n’est pas atteignable et sa quête n’est pas souhaitable. Le temps presse trop. Les forces vives des scientifiques doivent être libérées sur le terrain des alternatives plutôt qu’engagées dans une bataille perdue d’avance contre des industriels richissimes dont la science est capable de brouiller les pistes indéfiniment. La science a toujours été politique. Il s’agit maintenant de l’assumer et de dessiner les contours du monde dans lequel nous voulons vivre. Mesdames et Messieurs les commissaires, il est plus que jamais temps de se satisfaire des innombrables indices à disposition et d’appliquer le principe le plus strict, celui de la sauvegarde du bien commun.

[i] Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, http://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm#three

[ii] Texte de l’Appel d’Heidelberg, http://www.global-chance.org/IMG/pdf/GC1p24.pdf

[iii] FOUCART Stéphane. 2014. La fabrique du mensonge : Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger. Paris : Gallimard

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