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Billet de blog 9 mars 2024

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Non, la « liberté » n'est pas moins forte que le « droit à l’IVG »

Introduite par un sénateur de droite, cette distinction entre les deux termes n'a pas lieu d'être... et camoufle d'autres sujets.

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Il est faux de penser qu'inscrire le « droit à l'IVG » dans la Constitution aurait permis une meilleure protection que d'y inscrire la « liberté d'avoir recours à l'IVG ». Tout comme il est faux de croire que cette constitutionnalisation est inutile.

Pour expliquer pourquoi, il faut refaire le parcours des textes qui ont abouti à cette constitutionnalisation, et en particulier la proposition de loi de la Nupes. Ce texte n'était pas le premier, les communistes du Sénat avaient déjà déposé un texte en 2017, les groupes de gauche en avaient déposé un autre sous la XVème législature, et les macronistes et la Nupes deux autres textes, ici et , au début de la XVIème),

Mais c'est ce texte qui a permis de faire avancer le combat (avec celui des écologistes au Sénat). Dans ce texte, il était question d'un droit à l’IVG : « Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits. »

Après son examen et son adoption par l’Assemblée nationale, le texte était formulé différemment, mais parlait toujours de droit à l’IVG : « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse. »

Puis le texte est arrivé au Sénat. Quelques données à avoir en tête :

1) Le Sénat est une chambre à la légitimité très contestable, parce que son mode de scrutin fait qu’elle est quasiment tout le temps acquise à la droite (62 ans sur 65). Du coup, le Sénat cultive l’art délicat de s’opposer le plus possible aux progrès de société, en essayant de le faire pas trop frontalement (parce qu'il ne faudrait pas qu’on réalise la vraie ampleur de leur pouvoir de nuisance…)

2) Pour cela, voter un texte qui dit la même chose, mais avec des mots différents, c’est une tactique fréquente du Sénat. Sur certains textes, ça permet de retarder leur adoption définitive, sur d’autres (comme les réformes constitutionnelles), ça permet tout bonnement de les bloquer.

Ces éléments vont permettre de comprendre la suite.

L'amendement de Philippe Bas

Lorsque le texte est arrivé au Sénat, dans une journée réservée du groupe socialiste, la droite sénatoriale a fait ce qu’elle fait de mieux, embrouiller les choses. Le sénateur LR Philippe Bas a déposé un amendement parlant de liberté de mettre fin à la grossesse : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. »

Au Sénat, Philippe Bas pèse très lourd parce qu’il a été à Sciences Po, énarque, conseiller d’Etat, Secrétaire général de l'Elysée sous Chirac, ministre de la santé, président de la commission des lois du Sénat et jusqu'à récemment, questeur du Sénat. Forcément, ça impressionne. Du coup, beaucoup au Sénat boivent ses paroles comme s’il était Portalis et Vedel réincarnés. Ce qu'il n'est pas. Philippe Bas est un homme politique intelligent, aucun doute n'est possible, mais on pourrait même aller jusqu'à dire malin, au sens étymologique du terme : il n'hésite pas à faire dire au droit ce qui l’arrange, même si parfois, c’est sciemment n’importe quoi.

Par le passé, il a par exemple estimé qu'il existerait aujourd'hui, un droit de s'affranchir de la loi en se prévalant de sa religion. Ce n'est bien évidemment pas le cas, et un juriste de sa carrure le sait évidemment.

Le vrai objet de l'amendement de Philippe Bas était que le Sénat vote pour un texte qui ne soit pas identique au mot près à la version de l'Assemblée nationale, et donc de retarder le texte, voire l’enterrer (la droite sénatoriale avait déjà réussi à enterrer une précédente réforme constitutionnelle, celle de 2021 pour introduire la préservation de l'environnement, en faisant exactement pareil, grâce à cet amendement). Mais ça, Philippe Bas ne pouvait bien sûr pas le dire explicitement.

Alors il a joué le jeu du théâtre parlementaire et usé de son aura de grand juriste, pour dire n'importe quoi. Il a déployé deux arguments.

Le premier était qu'il y avait une faute de syntaxe dans la formulation du texte envoyé par l'Assemblée nationale : « Pour qu'une révision constitutionnelle soit adoptée, il faut avant tout que le texte en soit écrit en langue française. En l'espèce, « La loi garantit l'effectivité et l'égal accès au droit... », est-il écrit. « L'effectivité au droit », donc : pour commettre une erreur de syntaxe aussi manifeste et aussi grave, il faut être pratiquement analphabète ! » (source)

Reconnaissons qu'il n'a pas complètement tort... mais ce ne serait pas la seule faute (premier alinéa de l'article 16) ou la seule phrase mal formulée (second alinéa de l'article 26) dans notre Constitution.

Son second argument est plus long, je me permets donc de vous inviter à aller le lire en cliquant ici, plutôt que de vous le citer en entier. C'est du gloubi-boulga. Philippe Bas estime en substance qu’en parlant de “liberté” dans la Constitution, alors la loi pourra opérer un équilibre entre l’IVG et les autres impératifs constitutionnels, alors que si le mot “droit” était inséré, ce droit serait au-dessus de tout et il ne serait plus possible de changer quoi que ce soit aux conditions d'exercice de l'IVG par rapport à l'état du droit au moment de la constitutionnalisation.

Droit versus liberté dans la Constitution

Soyons clair : c'est faux. Deux exemples pour s'en convaincre.

Le préambule de la Constitution de 1946 (dont la valeur constitutionnelle est établie depuis 1971) dispose que « chacun a le droit d’obtenir un emploi ». Je vous invite à vous rendre dans n’importe quel bâtiment de l’Etat, ou même à attaquer l'Etat, pour exiger votre droit à obtenir un emploi, et voir comment cela se passe. Le « droit d'obtenir un emploi » n'entraîne évidemment pas l'obligation pour l'Etat de vous en fournir un, il garantit seulement le fait qu'on ne peut vous interdire d'obtenir un emploi. De la même manière, l'existence de cette formule n'entraîne évidemment pas que le droit du travail serait figé depuis 1971 ou 1946.

On pourrait faire le même exercice avec bien d'autres droits consacrés explicitement dans la Constitution. On se contentera de prendre un second exemple, surtout parce qu'il va permettre de développer l'évidence.

La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (dont la valeur constitutionnelle est également établie depuis 1971) dispose à son article 2 que les droits de l’Homme « sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ».

Il est assez évident que liberté et propriété sont deux principes qui, pris absolument, ne peuvent être conciliés. : être totalement libre entraîne la liberté de voler des biens à autrui… et la propriété ne peut donc pas être garantie. Idem pour liberté et résistance à l’oppression : être totalement libre entraîne la liberté de faire preuve de violence à l'égard d'autrui, de séquestrer, de tuer, et donc d'opprimer. Il y a là aussi une légère incompatibilité. 

Comment est résolue cette tension ? Par la solution évidente : le Conseil constitutionnel a toujours considéré qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les droits garantis par la Constitution, et donc que le législateur doit chercher un équilibre raisonnable permettant de tous les garantir convenablement. (Il existe bien une différence entre droits-créances et droits-libertés faite par la doctrine constitutionnelle (sur laquelle se fonde notamment l'avis du Syndicat des Avocats de France). Je vous laisse lire cet article sur le site du Conseil constitutionnel sur le sujet, mais en substance, il y est soutenu que cette distinction semble bien plus relever du débat doctrinal que des décisions du Conseil constitutionnel.)

En clair : je suis libre, certes... mais pas jusqu’à avoir le droit de violer votre propriété, ou le droit de vous opprimer. C'est assez logique. Que les droits garantis par la Constitution doivent être conciliés entre eux, c’est d’ailleurs littéralement ce que dit l’article 4 de la DDHC : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. ».

Et qu’est-ce qui s’assure de la conciliation des différentes exigences constitutionnelles ? La loi, en aménageant ces équilibres, sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Pour ne donner que deux exemples parmi des dizaines (voire peut-être des centaines), le Conseil constitutionnel a estimé dans cette décision qu' « il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre le respect de la vie privée et d'autres exigences constitutionnelles », et dans celle-ci qu' « il incombe au législateur d'assurer la conciliation entre la recherche des auteurs d'infractions, nécessaire à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et l'exercice des libertés constitutionnellement garanties ».

Et il en aurait été de même avec un "droit à l’IVG"... tout autant qu’il en sera de même avec "la liberté garantie d’avoir recours à l’IVG".

C’est par exemple le rôle de la clause de conscience, qui existe (notamment) dans la loi, accompagnée de l’obligation d’indiquer à la patiente un médecin qui pratique l’IVG : cet ensemble permet de concilier le droit à l’IVG avec la liberté de conscience des médecins (que le Conseil constitutionnel tire de l'article 10 de la DDHC et du cinquième alinéa du préambule de 1946) : d’un côté, les médecins qui le veulent peuvent exercer leur liberté de conscience de ne pas pratiquer l'IVG, et ce, sans avoir pour effet que, de l’autre côté, les femmes ne puissent pas avoir accès à l’IVG (je rentre pas dans le débat sur la clause spécifique, ce n'est pas le sujet ici).

Bref, un “droit constitutionnel” n’est pas différent d’une “liberté constitutionnelle” : l’un n’est pas au-dessus de l’autre ou de tout le reste. En vérité, à la relecture de la DDHC, l’équivalence entre liberté et droit apparaît à plusieurs reprises, par exemple aux articles 2, 4 et 11.

  • Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.
  • Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
  • Art. 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

D'ailleurs, l'article 2 fait explicitement mention du fait que les droits de l'Homme ont des bornes, qui ne peuvent être déterminées que par la loi : la loi peut donc bel et bien borner un droit, et pas seulement les libertés.

A l'inverse, certains articles de la DDHC ne disent pas si un principe est un droit ou une liberté, parce que c’est pareil : ainsi, aucun des articles 7 à 10 ne comporte les mots droit ou liberté...

  • Art. 7. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance. 
  • Art. 8. La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.  
  • Art. 9. Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.  
  • Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi.

Pourtant, des articles 7 et 8 on tire les droits de la défense, de l’article 9 on tire le droit à la présomption d’innocence, tandis que de l’article 10 on tire la liberté de conscience.

Pour viser large (car en plus de toute cela, il existe d'autres concepts, les "principes fondamentaux reconnus par les lois de la République", les "objectifs à valeur constitutionnelle", les "principes à valeur constitutionnelle", les "principes particulièrement nécessaires à notre temps", etcaetera), le Conseil constitutionnel parle “d’exigences constitutionnelles”, comme dans cette décision, pour ne donner qu'un seul exemple parmi des dizaines.

Entendons-nous bien : on peut trouver la distinction qui a été faite ces derniers jours entre liberté et droit pertinente en sémantique, en politique, en symbolique, ou ailleurs... mais pas en droit constitutionnel, car en la matière, c'est faux. Qu’on parle de “droits constitutionnels”, de “libertés constitutionnelles” ou des autres types d'exigences constitutionnelles, le Conseil répond toujours la même chose : la loi ne doit pas avoir pour effet de priver de garanties légales les exigences constitutionnelles. La formule est consacrée, là encore, dans de nombreuses décisions, en voici un exemple. En français, ce que signifie cette formule, c'est que si le contenu de la loi aboutit à ce qu'une exigence constitutionnelle soit violée dans les faits, alors la loi viole cette exigence constitutionnelle, et est donc inconstitutionnelle.

Bref, ce que dit Philippe Bas est donc faux et malhonnête - ce qu'il sait probablement.

Cependant, continuons à nous intéresser au parcours du texte, car, comme on va le voir, on a encore des enseignements à en tirer.

L'avis du Conseil d'Etat

L’amendement de Philippe Bas a donc été adopté par le Sénat. Cela signifiait que, quoi qu’il arrive, le texte du Sénat ne serait pas identique au texte de l'Assemblée nationale. Le Sénat pouvait donc tranquillement voter pour cette nouvelle rédaction, se faire passer pour pas trop rétrograde… tout en empêchant dans les faits la constitutionnalisation, faute de texte identique.

Philippe Bas espérait sans aucun doute que le camp d'en face relève la distinction qu'il opérait, et se batte pour conserver le mot "droit". Manque de chance pour lui et les sénateurs LR, en face, c’est-à-dire chez les défenseuses et défenseurs de l’IVG, la réponse a été toute autre, à savoir : “chiche”. Ou pour être plus exact : “même si le mot liberté était effectivement moins bien que le mot droit, c’est déjà ça de pris, donc ok pour cette formule”. Et le Sénat a été pris à son propre piège.

A ce stade, il faut introduire une autre donnée importante : si les deux chambres adoptaient un texte identique (donc si l'Assemblée nationale adoptait le texte sorti du Sénat), le texte devait ensuite être soumis à un référendum par le président de la République (il existe un débat doctrinal sur est-ce que le président y aurait été obligé, parce qu'on considère en général que oui, il y est tenu, mais que dans les faits, il n’y a rien pour l’y contraindre, à part l'arme ultime qu'est la destitution. Mettons ici ce débat de côté.)

Si l'Assemblée nationale adoptait le même texte, cela aurait déclenché un référendum sur l’IVG. Pour plein de raisons, personne n'en voulait, et notamment pas Macron. Le gouvernement a donc déposé un projet (et pas une proposition) de loi constitutionnelle, reprenant quasi mot à mot le texte du Sénat. La différence entre un projet de loi (déposé par l’exécutif) et une proposition de loi (déposée par un parlementaire) est double. Tout d'abord, en cas d'adoption identique, il est possible d'approuver la révision par le Congrès du Parlement plutôt que par un référendum (et en l'occurrence, c'était plus simple), et surtout, le Conseil d’Etat donne obligatoirement son avis sur le texte.

Consulté sur la question “droit” versus “liberté”, le Conseil d'Etat a répondu de manière très claire, au considérant 13 de son avis : « Au vu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui ne retient pas, en la matière, une acception différente des termes de droit et de liberté, le Conseil d’Etat considère que la consécration d’un droit à recourir à l’interruption volontaire de grossesse n’aurait pas une portée différente de la proclamation d’une liberté. »

En clair, le Conseil d'Etat dit que les deux termes ont les mêmes effets. Philippe Bas a tort.

Une fois les doutes insidieux plantés par Philippe Bas dissipés, ça a convaincu le Planning familial par exemple (par la voix d’Albane Gaillot, autrice de la loi qui a fait passer l’IVG de 12 à 14 semaines).

Le projet de loi constitutionnelle a donc été adopté par l'Assemblée nationale sans difficulté, puis est arrivé au Sénat. Et là, une fois encore, Philippe Bas a retenté le coup d'un amendement qui raconte du n'importe quoi pseudo-juridique, juste pour, en réalité, éviter l’adoption d’un texte identique et tenter de faire échouer le texte. Ca a échoué, l'amendement a été rejeté, le texte adopté par le Sénat, puis par le Congrès, et l'IVG est maintenant dans la Constitution.

Ce qu'il me semble qu'il faut retenir de tout cela, c'est que continuer à soutenir que “liberté” serait moins fort, aurait moins d'effet, que “droit”, c'est faire confiance, et surtout, c'est participer à crédibiliser, la parole un homme politique ingénieux, de droite, anti-IVG, contre celle du Conseil d’Etat.

(Philippe Bas se défend d‘être anti-IVG, mais il a quand même particulièrement lutté contre. Au passage, relevons qu'a beaucoup été rappelé le fait que Philippe Bas avait travaillé au cabinet de Simone Veil, comme pour lui donner un gage de crédibilité et le placer au dessus de tout soupçon. Pourtant, une information cruciale souvent oubliée, c'est qu'il y travaillait en 1993, pas en 1974 !)

En pratique

Au delà de ces considérations somme toute théoriques, que se passera-t-il lorsque l'accès à l'IVG sera attaqué en pratique, par une loi, et qu'il faudra le défendre sur le fondement de ce qui vient d'être inscrit dans la Constitution ? Plusieurs cas de figure sont possibles.

Soit on est en présence d’un pouvoir anti-républicain, auquel cas, aucune garantie juridique ne sera jamais assez forte. Les Bonapartes ou Pétain n'avaient pas vraiment de souci à ne pas respecter les Constitutions (y compris celles écrite par eux et pour eux).

Soit on est en présence d’un pouvoir qui respecte la Constitution, auquel cas, cela dépendra de la composition du Conseil constitutionnel lorsque ça arrivera. Le Conseil constitutionnel reste un groupe d’humains : il n’est pas une garantie absolue de quoi que ce soit. Un Conseil constitutionnel nommé aux deux-tiers par une Marine Le Pen, par exemple, n’aura probablement aucun mal à estimer que si une seule clinique pratique l'IVG en France, alors la liberté d'accéder à l'IVG est garantie, et que tout va bien.

S'il y a un Conseil constitutionnel moins inféodé, grâce à cette révision, il n’aura au moins pas à faire de la gymnastique constitutionnelle pour trouver un fondement pour défendre l’IVG. Sans cette révision, il aurait fallu déduire du droit à la santé un droit à l'IVG. Ca n'aurait pas été difficile, les étudiants en droit le savent, le Conseil constitutionnel a par le passé été bien plus créatif que cela. Mais avec l'IVG inscrite directement dans la Constitution, un Conseil constitutionnel qui souhaite protéger l'IVG aura encore moins besoin de faire preuve d'astuce.

Ce n'est pour autant pas une garantie absolue, rien ne l'est jamais en droit. Mais c'est déjà mieux protégé qu'avant la constitutionnalisation : ceux au pouvoir auront à réussir à faire passer une réforme constitutionnelle supprimant l'IVG de la Constitution, pour pouvoir attaquer l’IVG.

En fin de compte, ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il faut se garder de tomber dans un excès consistant à croire que cette constitutionnalisation ne sert à rien, elle est bienvenue, tout comme il faut se garder de tomber dans l'autre excès, qui consiste à croire que cette constitutionnalisation fait tout. Comme toutes les libertés, comme tous les droits, comme tous les principes constitutionnels (y compris la forme républicaine du gouvernement, malgré ce que veut croire le dernier alinéa de l'article 89), l'IVG ne sera jamais à l'abri de la réalité, et des rapports de force politique.

Bonus

Tout ceci étant dit, quelques derniers points à ajouter.

- Si, le jour où la gauche sera en mesure de le faire, on estimera encore qu'il est préférable de changer "liberté" pour "droit", faisons-le.

- La question du remboursement de l'IVG reste en suspens : il est difficile d'assurer que cette formulation garantit que la prise en charge financière des IVG est également protégée par la Constitution. A cet égard, la formulation avec le mot "effectivité" était sans doute meilleure. Encore préférable aurait été de dire clairement que l'Etat assurait la prise en charge.

- La question du financement des hôpitaux et cliniques effectuant des IVG est cruciale dans ce débat. Leur financement est décidé dans les textes budgétaires : cette constitutionnalisation permettra-t-elle de les attaquer pour financement insuffisant ? Nul doute qu'on aura vite la réponse.

- L'avis du Conseil d'Etat précise également à son considérant 15, que le mot "femme" est à comprendre « comme toute personne ayant débuté une grossesse, sans considération tenant à l'état civil ». C'est heureux, même s'il est regrettable de s'être entêté à conserver le mot "femme" quand le mot "personne" aurait parfaitement pu faire l'affaire.

- Enfin, car on ne va pas se priver de petits plaisir : Philippe Bas a estimé que Gérard Larcher avait tort, et que la Constitution était bel et bien un catalogue de droits si on a envie que ça en soit un. Sur le sujet, j'avais écrit ceci.

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