Ce billet est une reprise de mon fil twitter sur le sujet.
Dans cet article de Mediapart, il est détaillé le plan que compteraient mettre en oeuvre les députés du groupe Renaissance (nouveau nom de La République En Marche) pour éviter d'aller au vote sur la proposition de loi abrogeant le recul de deux ans de l'âge légal de départ à la retraite. En un mot, le plan est le suivant :
- Pendant l’examen en commission, les députés Renaissance, Modem, Horizons et LR réussiraient à faire adopter un amendement supprimant l’article 1, qui est l'article d'abrogation du recul de l'âge légal
- Puis, lors de l’examen en séance, les oppositions déposeront un amendement pour rétablir cet article. La présidente (macroniste) de l'Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet (et non Eric Coquerel, président (insoumis) de la commission des finances) aurait alors à juger de sa recevabilité financière, c'est à dire juger si l'amendement crée ou agrandit une dépense pour l'Etat (dans le vocabulaire parlementaire, une "charge financière")
- Elle utiliserait donc ce pouvoir pour déclarer que l’amendement crée bien une charge financière, et donc qu’il est irrecevable au titre de l’article 40 de la Constitution, qui dispose « Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique. » (un fil sur le sujet si vous voulez en savoir plus)
- L'amendement ne serait donc pas appelé en discussion en séance, pas examiné et surtout, il n'y aurait pas de vote permettant de montrer la vraie position de l'Assemblée nationale sur la réforme des retraites.
Les porte-étendards de la Macronie estiment, et surtout essaient de vendre médiatiquement, que ce plan respecterait les règles, les usages, bref, que ce ne serait pas problématique, habitués comme ils sont à penser que "si c'est constitutionnel, c'est légitime".
Le souci, c'est que c'est faux : ce plan ne respecterait pas les règles, il violerait même l'un des standards les plus fermement établis de la procédure parlementaire. Pourquoi ? En un mot : parce que l’amendement est en réalité recevable. Pour le détail, il faut s'attarder sur le fonctionnement de la procédure d'examen de la recevabilité.
Un amendement de rétablissement ne crée pas de charge
Lorsqu'il est question de juger si un amendement crée une charge financière, l'autorité qui juge, qu'il s'agisse du président de la commission des finances ou de la présidente de l'Assemblée nationale, doit toujours se demander “une charge par rapport à quoi ?”, c’est ce qu’on appelle la “base de référence”. En effet : est-ce que l'amendement dépense de l'argent, par rapport à :
- La loi actuellement en vigueur ?
- Ce qui est proposé par le texte initialement déposé ?
- Ce qui est proposé par le texte, tel que modifié par la commission ?
- Ce qui est proposé par un éventuel amendement du gouvernement (qui n'est pas tenu par l'article 40 de la Constitution) ?
La réponse est simple : la jurisprudence, constante, est de prendre la base de référence la plus favorable à l’initiative parlementaire. C'est par exemple très clairement dit par Eric Woerth, dans son rapport de fin de sa présidence de la commission des finances, qui porte sur l’application de l’article 40.

Agrandissement : Illustration 1

Ce rapport est le mode d'emploi de la recevabilité financière. On trouve la même chose dans le rapport sur le même sujet de Gilles Carrez, précédent président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, ou dans le rapport sur le même sujet de Philippe Marini, ancien président de la commission des finances du Sénat, qui est le mode d'emploi pour les règles de recevabilité financière appliquées au Sénat.
On notera au passage qu'Eric Woerth, qui était membre de LR lors de la rédaction de ce rapport mais est depuis passé dans le camp macroniste, estime aujourd'hui qu'il faudrait déclarer l'amendement irrecevable. Les règles sont visiblement à géométrie variable...
Quelques exemples (très simplifiés) de ce que cette jurisprudence signifie :
- Si le droit en vigueur dit “les musées publics sont ouverts jusqu’à 19h”, et un texte propose de passer à 17h, ce qui coûte moins cher, est-ce qu’un amendement qui propose 18h crée une charge ? Non, parce que ça va déjà jusqu’à 19h, donc passer de 19 à 18h économise de l’argent. La logique, c'est qu'un amendement de suppression (par nature toujours recevable) pourrait de toute façon faire pire en revenant à 19h.
- Si le droit en vigueur dit “les musées publics sont ouverts jusqu’à 17h”, et un texte propose de passer à 19h, est-ce qu’un amendement qui propose 18h coûte de l’argent ? Non plus, parce que sans l’amendement, si le texte proposé est adopté, ça passera à 19h : l’amendement économise aussi de l’argent.
Et dans ces deux exemples, si le gouvernement (qui n’est pas soumis à l’article 40) dépose un amendement en cours de discussion parlementaire qui propose 21h, alors la base de référence devient 21h : les amendements des parlementaires peuvent donc aller jusque là.
De tout cela, on ne peut cependant pas déduire que l'amendement de rétablissement de l'article abrogeant les 64 ans est recevable, car il reste deux questions à examiner :
- La première question, c'est de savoir si le texte initialement déposé peut servir de base de référence lors de l’examen en séance, alors qu'un texte modifié a entre temps été adopté par la commission ?
- La seconde question, c'est de savoir si ce raisonnement, qui vaut pour les projets de loi, trouve aussi à s'appliquer pour les propositions de loi. Pour rappel, les projets de loi sont déposés par le gouvernement, qui a le droit de créer ou agrandir des dépenses comme il le souhaite, tandis que les propositions de loi sont déposées par les parlementaires, qui n'ont en principe par le droit de créer ou agrandir les dépenses (cf. l'article 40 cité plus haut), mais l'usage parlementaire veut que ce soit tout de même toléré pour permettre aux parlementaires de discuter des sujets politiques qu'ils souhaitent (source : le rapport Woerth, une fois encore).
La réponse à ces deux questions figure là aussi dans le rapport d'Eric Woerth précité, principalement au premier (et au second) tiret de ce passage. Ce qu'il dit, en français compréhensible, répond à nos deux questions :
- Lors de l'examen en séance, la base de référence, c’est ce qui est le plus favorable à l’initiative parlementaire, entre :
- le droit en vigueur,
- ce qui est proposé par le texte initial,
- et ce qui est proposé par le texte de la commission.
Ainsi, si le texte initial est plus couteux que le texte adopté en commission, comme ce serait le cas ici, alors c'est bien le texte initial qui sert de base de référence. - Et oui, ce raisonnement qui vaut pour les projets de loi vaut aussi pour les propositions de loi, tant que l'article qui est amendé n'a pas été déclaré irrecevable (et ça, le règlement prévoit que c'est jugé par le président de la commission des finances et non par la présidente de l'Assemblée nationale)
Conclusion : sur le plan du droit, tant qu'Eric Coquerel (président de la commission des finances) ne déclare pas l'article abrogeant les 64 ans irrecevable (et il va ici appliquer la tolérance habituelle en la matière citée plus haut), l’amendement qui cherchera à rétablir cet article sera recevable. C’est indiscutable. Il ne devrait pas pouvoir être déclaré irrecevable.
Sauf que...
Il n'existe pas de recours si l'amendement est déclaré irrecevable
Lorsque l'amendement de rétablissement sera déposé et sa recevabilité contestée par les députés Renaissance, qui jugera si l'amendement crée une charge financière, et donc s'il est recevable ? La présidente de l'Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, on l'a dit.
Selon quelles règles ? En principe, selon celles que l'on vient d'exposer, et si elle suit ces règles, on l'a dit, elle devra déclarer l'amendement recevable, et laisser la discussion et le vote avoir lieu.
Mais que se passera-t-il si la présidente de l'Assemblée nationale décide de violer ces règles, en déclarant l'amendement irrecevable, conformément au plan prévu par l'Elysée et Matignon ? Dans ce cas, il n'existera aucun moyen de contester sa décision.
Certains penseront peut-être au Conseil constitutionnel, mais il n'existe nulle part de dispositions prévoyant sa consultation dans ce cas de figure. (Pour les spécialistes : on notera que l'alinéa 2 de l'article 41 de la Constitution ne s'applique pas à l'article 40... mais même si c'était le cas, il donne le rôle de saisine du Conseil constitutionnel à... la présidente de l'Assemblée nationale ! En outre, il prévoit huit jours pour que le Conseil constitutionnel se prononce, ce qui est bien trop long s'agissant d'une niche parlementaire qui s'arrête à minuit).
Autrement dit, en droit, l’amendement de rétablissement est recevable… mais en pratique, Yaël Braun-Pivet peut décider de n’en avoir rien à faire et le déclarer irrecevable quand même et personne ne pourra rien y faire (à part protester).
Le défaut de contrôle des règlements des Chambres, l'un des dangers méconnus de la Cinquième République
Tous les juristes le savent : une règle sans sanction n'est pas une règle mais une jolie déclaration de principe… Or il se trouve que le Conseil constitutionnel refuse explicitement de contrôler l'application du règlement de l'Assemblée nationale, de telle sorte que ce règlement - pourtant central dans le bon fonctionnement des institutions de la République - a comme seul arbitre la présidente et le bureau de l'Assemblée, qui sont par nature juges et parties, puisque contrôlés par la majorité parlementaire. Il en est de même s'agissant du Sénat.
Au delà du simple cas d'espèce, cette situation est dangereuse. Le fait qu'il n'y ait pas d'autorité externe, et qui se voudrait à peu près impartiale, pour faire respecter le règlement, cela signifie concrètement que le règlement ne vaut que tant que la majorité de l’Assemblée nationale veut bien le respecter, mais que si elle en a envie, elle peut l’ignorer et faire ce qu’elle veut.
On en a déjà vu un exemple lorsque, à la fin de la législature précédente, Eric Woerth, encore lui, est passé de l'opposition à la majorité, mais s'est maintenu à la présidence de la commission des finances (normalement prévue pour être occupée par un membre de l'opposition), et ce au seul motif qu'il pouvait se maintenir et personne ne pouvait rien faire pour l'en déloger. « J'ai tort, mais vous ne pouvez rien faire, donc de fait, j'ai raison »...
Le jour où arrivera à l'Assemblée nationale une majorité qui ne se soucie pas, ou qui se soucie encore moins, de respecter les règles républicaines, cet état de fait risque de poser un sérieux souci.
Le rôle d'arbitre des règlements des Chambres devrait être confié à une autorité externe : le Conseil constitutionnel, le Conseil d'Etat (quoi qu'il y a bien sûr une critique à développer des modalités de la composition de ces deux instances), ou une autre instance ad-hoc : un comité des anciens présidents des Chambres ? Ou des quelques anciens parlementaires avec le plus d'ancienneté ? On peut penser à bien des modalités…
Pour revenir au sujet, quoi que l'on pense du fond de l'affaire du jour, que l'on soit pour ou contre la réforme des retraites, et pour ou contre le président de la République, il serait de bon ton de réaliser les implications sous-jacentes de ce qui est en train de se jouer. Les députés Renaissance seraient avisés de réaliser qu'ils se retrouveront un jour dans l'opposition, et que ce jour là, les monstres juridiques qu'ils créent seront utilisés contre eux… et ça risque d'être par Marine Le Pen.
Il ne reste qu'à espérer que Yaël Braun-Pivet réalisera tout cela, saura résister à la pression de l'Elysée et de Matignon et ne créera pas un précédent funeste. En plus de la brèche qui serait ouverte, la question du moment est simple : la représentation nationale a été empêchée de se prononcer sur la réforme des retraites, et ce ne sont pas des manœuvres de ruelles qui doivent l'en empêcher.
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