Suite à la chute du gouvernement Barnier, tout le monde s’interroge sur la réaction possible des marchés et les augmentations probables de taux d’intérêt qui pourraient s’ensuivre. Or, ne l’oublions pas, on a pu remarquer avec une certaine surprise que les agences Fitch et Standard & Poor’s n’avaient pas dans leur dernière notation dégradé la note de la France. Tout se passe comme si elles craignaient, se faisant, de déclencher une bourrasque financière internationale de très grande ampleur. La situation politique et financière de la France est certes hautement inflammable. Mais cette situation dépasse largement le cas de notre pays. Tentons d’expliquer pourquoi et essayons de prendre un peu de recul.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le monde a connu plusieurs ruptures dont deux très importantes. La première, au début des années 1970, acte la naissance du néolibéralisme avec notamment la libéralisation progressive des marchés monétaires et financiers. La seconde intervient à la fin des années 1980 avec la disparition de l’Union soviétique et la création d’un monde multilatéral.
D’un rôle insignifiant pendant les 30 glorieuses, les marchés monétaires et financiers prennent leur envol par la suite, en se libérant de leurs tutelles publiques. Mais, après une première phase d’une dizaine d’années d’émancipation, et par une sorte d’inversion du rapport des forces, ils en arrivent à discipliner les Etats et même à les prendre en otage. Véritable mainmise politique de leur part, cela a impacté depuis à des degrés divers toute la planète. Mais leur coercition est actuellement devenue si forte, si brutale qu’on peut penser qu’une nouvelle rupture s’annonce, elle sera probablement violente à la fois financière et politique.
Comment en est-on arrivé là ? comment a-t-on pu accepter qu’on puisse mettre en place une telle impuissance politique par rapport à des forces économiques et surtout financières si importantes ? Sur le fond, c’est d’abord en raison d’une pensée, la pensée néolibérale qui s’est forgée progressivement au lendemain de la seconde guerre mondiale. Pour elle, il fallait absolument libérer la sphère financière de l’emprise des États, acteurs considérés comme totalement inefficaces lorsqu’ils décident d’intervenir sur le plan économique. Comment procéder ? En faisant de la monnaie, qui était à l’époque un bien public, tout simplement un bien privé. Une monnaie possède en effet deux prix : un taux de change et un taux d’intérêt. Il suffisait alors de transformer ces deux taux en prix de marché et simultanément de laisser aux banques privées et aux banques centrales (qu’il faut alors rendre évidemment indépendantes des États) le pouvoir d’émettre seules de la monnaie.
La libéralisation des taux de change, interviendra le 15 août 1971 par la rupture des accords de Bretton-Woods. Nixon décide ce jour-là de rompre le lien entre le dollar et l’or. Le prix des monnaies (devises) sur le marché des changes se fixe depuis librement. La libéralisation des taux d’intérêt viendra un peu plus tard vers la fin des années 1970. En effet, les différents États développés du monde occidental décideront en quelques années de supprimer la planche à billets de leur banque centrale et de faire simultanément appel au marché financier (plus précisément aux marchés obligataires) pour combler leurs déficits. Le processus s’achèvera lorsque les mouvements de capitaux entre pays seront entièrement libéralisés à l’échelle planétaire vers le milieu des années 1990.
S’ouvre alors une période exceptionnelle pour deux types d’acteurs. D’une part, des banques qui vont adapter leur taille à ce nouvel environnement globalisé. Peu nombreuses, elles seront même caractérisées de « systémiques » tant leur dimension deviendra absolument phénoménale. Elles seront 30 à posséder ce caractère sur les 42 000 banques du monde au moment de la crise financière de 2007-2008. D’autre part, les grands investisseurs institutionnels, ceux qui, notamment, gèrent des fonds de pension et des retraites par capitalisation, qui vont également avoir une action décisive sur les marchés financiers par la taille même des ressources collectées.
Mais progressivement, les interventions de ces acteurs globaux vont être à l’origine de très graves déséquilibres économiques et financiers à l’échelle planétaire.
D’abord les banques. C’est bien d’avoir voulu libéraliser les taux de change et les taux d’intérêt, mais c’est une catastrophe pour le monde des entreprises, notamment pour celles qui œuvrent dans le commerce international ou bien celles qui veulent financer des investissements. Elles doivent en effet faire face à des taux qui changent à la milliseconde sur les marchés. Pas de problèmes aux yeux des banques, celles-ci vont proposer aux entreprises des produits de couverture plus exactement des produits financiers dérivés de ces taux afin de les prémunir contre les risques liés aux variations de ces mêmes taux. Or ces produits se sont avérés à plusieurs reprises très dangereux, car hautement spéculatifs. Ils sont à l’origine de graves crises systémiques qui sont apparues comme par hasard et pour la première fois à partir du milieu des années 1990 sur des marchés monétaires et financiers dorénavant globalisés (1).
Ensuite, les investisseurs institutionnels. Aux États-Unis, les réformes fiscales des années 1980 vont amener les investisseurs institutionnels à entrer dans une concurrence exacerbée entre eux pour attirer les ressources des futurs retraités. De la découle les exigences de rentabilité très élevées dans les entreprises où elles décident d’investir les fonds recueillis. À cela s’ajoute le nouvel espace financier, considérable, ouvert par la globalisation des marchés monétaires et financiers à partir du milieu des années 1990. Leurs investissements sur ces marchés vont être massifs. La « création de valeur » au profit de ces très grands actionnaires, c’est-à-dire le versement du maximum de dividendes, devient alors la norme dans la gestion des entreprises. Il s’ensuit des pratiques de management insensés avec une croissance des inégalités de revenus aujourd’hui devenue incompréhensibles et insupportables. Le mal-être au travail se développe partout.
Ensemble, banques systémiques et grands investisseurs institutionnels sont maintenant les acteurs puissants et dominants des marchés financiers (actions, obligations, produits dérivés). Ils sont aussi à la source de très graves instabilités dans le monde économique et le monde du travail. Ont-ils de surcroît abusé de leur position dominante ? Ce fut clairement le cas des banques systémiques à la fin des années 2000, et au moment de la crise financière, puisque nombre d’entre elles ont été condamnées par les tribunaux pour collusion et entente sur les marchés du fait de la manipulation des taux de change ou des taux d’intérêt à laquelle elles se sont livrées (2).
Soulignons que la crise financière de 2007-2008 a été également provoquée par ces mêmes banques systémiques (crise des subprimes). Surtout, cette crise a été fondamentalement à la source du surendettement massif des États tel qu’on l’observe aujourd’hui, même si cet endettement a été aussi accru par la crise du Covid.
La question qui se pose aujourd’hui est donc de savoir s’il faut toujours considérer les marchés financiers comme étant des juges impartiaux des politiques économiques que mènent les États ainsi que de la situation de leurs finances publiques. Ou bien, et nous l’avons montré, ne doit-on pas plutôt voir que derrière la main, soi-disant invisible des marchés, il y a en réalité de puissants acteurs qui sont intrinsèquement déstabilisants et parfois destructeurs de nos économies. Certes, les États doivent maîtriser leurs déficits, mais faut-il nécessairement confier à des acteurs aussi spéculatifs un pouvoir de sanction économique qui s’avère être aussi un pouvoir très politique ?
La contradiction est actuellement portée à un point culminant avec les surendettements généralisés des pays occidentaux. En 2012, la crise grecque avait créé un traumatisme pour l’Europe entière. En 2024, la crise des finances publiques françaises et la démission du gouvernement Barnier peuvent être un des détonateurs possibles d’une crise financière beaucoup plus globale, compte tenu des montants en cause sans commune mesure avec la dette grecque. Le moment est donc grave, grosse d’incertitudes sur l’avenir économique. Face à cette situation, Il fallait d’abord comprendre la nature de ce qui risque d’arriver et tel a été l’objet principal de cet article. Mais pour terminer, il reste à anticiper modestement ce qui pourrait être une solution plus durable pour la stabilité monétaire et financière internationale.
Sur le fond, une voie féconde serait de revenir à la question monétaire. Comme le suggère toute la démonstration précédente, il faut se convaincre que la monnaie est un bien commun et non pas un bien privé, comme c’est le cas actuellement. Cette perspective nécessite, pour l’émission de la monnaie et la gestion de ses taux, une souveraineté de nature politique. Il faut donc abandonner le rôle actuel des marchés financiers, si néfaste.
Deux voies sont alors possibles. La première consiste à revenir à une souveraineté strictement nationale sur la monnaie, sans accords internationaux. Cette solution apparaîtra très vite acrobatique, car il faudra pour chaque État gérer en permanence, à tout moment, à la fois leur taux de change et leurs barrières tarifaires dans un monde qui ne pourra pas à l’évidence se passer d’échanges internationaux.
L’autre solution suppose un accord de la communauté internationale. C’est une voie qui ne pourra sans doute intervenir malheureusement qu’après le constat des effets absolument catastrophiques d’une crise monétaire et financière de grande ampleur, doublée peut-être d’une crise géopolitique. Il faudra alors, espérons-le, revenir aux idées de Keynes que celui-ci avait émises précisément au moment des accords de Bretton Wood en 1944, mais que les Américains avaient alors refusées : à savoir la création d’une monnaie commune internationale, le bancor, qui assurerait la stabilité monétaire internationale par une gestion technique, et politique, des taux de change et taux d’intérêt de cette nouvelle monnaie. Ajoutons qu’une telle monnaie pourrait permettre de dégager des financements absolument considérables pour financer la transition écologique.
Notes
(1) Voici les principales crises monétaires et financières internationales à caractère systémique, intervenues depuis 1995 :
- Crise du Peso Mexicain (1994-1995) : effondrement de la monnaie mexicaine après une fuite massive des capitaux, nécessitant un plan de sauvetage international.
- Crise asiatique (1997-1998) : crises spéculatives de change et dévaluations massives en Asie du Sud-Est, débutant en Thaïlande, affectant de nombreux pays comme l’Indonésie et la Corée du Sud.
- Crise russe (1998) : effondrement du rouble et défaut de la Russie sur sa dette, entraînant une instabilité financière mondiale.
- Crise argentine (1999-2002) : crise économique et monétaire liée à un défaut souverain et à la fin de la parité peso-dollar.
- Éclatement de la bulle internet (2000-2001) : Implosion des valeurs technologiques entraînant une crise boursière mondiale.
- Crise financière mondiale (2007-2008) : Déclenchée par la crise des subprimes aux États-Unis, avec des faillites bancaires majeures comme Lehman Brothers.
- Crise de la dette en zone euro (2010-2015) : Affectant des pays comme la Grèce, l’Irlande et l’Espagne, nécessitant des plans de sauvetage internationaux.
(2) Liste des banques impliquées dans des affaires de collusion sur les taux de change ou les taux d’intérêt.
- Manipulation de l’Euribor (2013) : huit institutions, dont Société Générale, Deutsche Bank, et JPMorgan, ont été condamnées à des amendes totalisant 1,7 milliard d’euros pour avoir manipulé le taux interbancaire Euribor. Les pratiques anticoncurrentielles concernaient les produits dérivés de taux d’intérêt utilisés par les entreprises pour se couvrir contre leurs fluctuations.
- Dans le cadre du scandale du Libor, UBS a payé une amende de 1,5 milliard de dollars en 2012, et d’autres institutions, comme Deutsche Bank, ont également été sanctionnées pour manipulation des taux interbancaires.
- Ententes sur les taux d’intérêt (2014) : Crédit Agricole, HSBC, et JPMorgan ont été accusées d’ententes visant à influencer les composantes des prix des produits dérivés de taux d’intérêt en euros. Bien qu’elles aient refusé des règlements à l’amiable, d’autres banques impliquées avaient collaboré, ce qui leur a valu des réductions de sanctions.
- En 2015, six grandes banques, dont JPMorgan, Citigroup, et Barclays, ont payé environ 6 milliards de dollars pour des manipulations sur le marché des changes. Elles étaient accusées de collusion pour influencer les taux de change au détriment des investisseurs et clients.
- Affaire Forex (2019 et 2021) : Des banques comme UBS, Barclays, HSBC, Royal Bank of Scotland (RBS), Crédit Suisse, Citigroup, et JPMorgan ont été sanctionnées par la Commission européenne pour des pratiques de collusion sur le marché des changes. Les amendes ont totalisé plus de 1,4 milliards d’euros. Ces banques coordonnaient leurs stratégies via des forums de discussion, faussant la concurrence sur les opérations de change.