Quels sont les mots convenus du discours sur la dette publique et de ses différents dangers ? C’est, dit-on, un « fardeau » pour nos finances publiques et surtout un poids considérable pour les « futures générations ». De plus, avec la remontée des taux d’intérêt, la « charge d’intérêt » pour le budget va inévitablement devenir insupportable. Or, drame, le débat sur la dette est en grande partie anesthésié par l’ex « quoi qu’il en coûte » de la période Covid. Heureusement, les « agences de notation veillent » et font dorénavant entendre leurs voix. Évidemment, la seule solution crédible mais douloureuse, c’est de « maitriser les dépenses publiques ». Or, affirme-t-on, un des problèmes actuels, c’est qu’aucun responsable n’est prêt réellement à bouger, malgré de leur part des affirmations contraires. La situation va donc empirer. avec le temps, les déficits publics alimentant, année après année, la dette publique, malgré les récentes sonnettes d’alarme des agences de notation.
Veut-on prendre du recul ? Veut-on comprendre que ce discours et les pratiques qui l’accompagnent proviennent directement du changement de paradigme introduit par l’émergence d’un capitalisme financiarisé depuis les années 70 ? Cette prééminence de la sphère financière sur l’activité économique ne peut que contraindre drastiquement la conduite des politiques économiques. D’où le rôle central acquis par les agences de notation allant de pair avec l’impuissance politique grandissante des Etats.
Quels sont les traits de ce paradigme ? Ils sont d’abord monétaires en faisant de la monnaie un « bien privé ». Comment ? En libéralisant ses deux prix fondamentaux. D’abord avec la libéralisation des taux de change (août 1971 aux États-Unis), puis avec celle des taux d’intérêt à la fin des années 1970. Cette dernière libéralisation s’est conduite par la création de vastes marchés obligataires (là où se forment les taux d’intérêt) et où les Etats ont été sommés de financer leurs déficits sous l’injonction politique à l’époque de rendre leurs banques centrales indépendantes, c’est-à-dire en leur interdisant d’apporter tout concours aux finances publiques. Dès lors, partout, le mur de la dette s’est élevé année après année.
Une fois libéralisés, ces marchés (des taux de changes et des taux d’intérêt) ont de surcroit acquis une dimension proprement phénoménale à l’échelle planétaire sous l’effet de deux processus complémentaires. Le premier est celui de la libéralisation internationale des marchés de capitaux qui s’achève au milieu des années 1990, et celui ensuite de la financiarisation des entreprises (création de la valeur actionnariale), démarrée au milieu des années 1980 aux États Unis (avec les lois Erisa) et s’étendant au reste du monde dans les années 1990. En raison de leur taille globale, les marchés monétaires et financiers ont généré deux grands types d’acteurs : des investisseurs institutionnels, essentiellement anglo-saxons, qui gèrent des fonds de retraite par capitalisation considérables et toujours à la recherche de rentabilité financière élevée ; et un oligopole de très grandes banques systémiques qui ont été, rappelons-le, à l’origine de la crise de 2007-2008, et qui n’ont pas hésité à manipuler à plusieurs reprises les deux prix fondamentaux de la monnaie, comme cela a été le cas durant années 2005-2012.
Avant la période néolibérale actuelle, celle des trente glorieuses, le paradigme central faisait de la monnaie, cette fois-là, un « bien public ». Les Etats avaient la haute main sur la politique économique et les déficits étaient comblés par les avances des banques centrales qui étaient pendant cette période dans la dépendance des pouvoirs publics. Les déficits ne généraient quasiment pas de dettes publiques en raison de la création monétaire des banques centrales. Mais en « monétisant » ainsi les déficits, le résultat était une inflation d’origine monétaire, devenue au fil du temps insupportable. D’où des hausses de taux d’intérêt toujours plus pénalisantes pour le financement des investissements.
De façon paradoxale, le capitalisme financiarisé qui avait voulu répondre aux limites du capitalisme fordien se retrouve lui-même actuellement dans une très grave impasse : forte inflation sur le prix des biens et services, forte inflation sur le prix des actifs (immobilier, cours de bourse), hausse des taux d’intérêt, croissance vertigineuse des dettes publiques.
Existe-t-il une voie pour changer de paradigme ? Par exemple, le dilemme de la monnaie « bien privé », versus monnaie « bien public » est-il dépassable ? Nous sommes convaincu qu’il existe un autre chemin, un autre paradigme, appelons-le « citoyen », qui fait de la monnaie un « bien commun ».
Pour mesurer la portée de ce paradigme citoyen, examinons au sein de chacun des trois paradigmes la question de la création monétaire, si cruciale pour le financement des investissements. Dans le paradigme fordien, c’est l’État, à travers sa banque centrale et les banques publiques qui est à l’origine de la distribution du crédit et donc de l’émission de la nouvelle monnaie. Dans le paradigme du capitalisme financiarisé, ce sont les banques centrales indépendantes et les banques privées qui allouent les crédits en créant par là-même de la monnaie. Dans le nouveau paradigme, la décision d’allocation des crédits est partagée entre les citoyens d’un côté, et les banques centrales ainsi que les banques de l’autre.
Quelle serait l’architecture concrète d’un tel paradigme ? Précisons d’emblée que sa mise en œuvre n’emporterait aucun coût financier pour les finances publiques et que cette réforme serait uniquement une affaire de volonté politique. Très schématiquement, trois strates d’intervention citoyenne peuvent être distinguées.
Au niveau de la zone monétaire, celle de l’euro par exemple, il conviendrait d’établir un contrôle parlementaire sur les grandes orientations de la politique monétaire de la BCE. Sans entrer ici dans la technique de ses interventions ou de ses outils, cela permettrait à la BCE d’infléchir grandement les financements européens, par exemple sur les secteurs cruciaux relatifs à la crise écologique. Il y aurait également une plus grande souplesse dans la gestion des dettes publiques, surtout en cas de crise. C’est l’occasion de rappeler ici que, fin avril 2023, la BCE détenait dans son bilan 530,9 milliards € de dette publique française sur un total avoisinant les 3000 milliards €. Autant dire que près de 18% de la dette française est détenue indirectement par l’Etat français sans qu’il ait la moindre prise sur ce montant !
L’intervention citoyenne devrait ensuite avoir lieu au niveau national et régional en introduisant un système de codétermination des décisions de financement dans les banques. Il faut en effet aller plus loin que le « partage de la valeur », il faut aussi partager la décision de créer de la valeur. Cette codétermination associerait, à parité, les apporteurs de capitaux et les salariés-citoyens des banques. Ce serait le cas de banques sous le contrôle de l’Etat comme la BPI par exemple. Mais aussi de Banques régionales. Les institutions régionales pourraient créer de telles banques, à condition qu’elles soient également en codétermination avec leurs salariés.
Ce changement de paradigme ne toucherait pas les seuls acteurs publics mais également les banques privées où un système de codétermination des décisions dans leurs organes de gouvernance serait introduit. C’est ainsi tout le système de financement de l’activité économique qui serait transformé en profondeur en introduisant, par la démocratie économique, un formidable accélérateur pour la transition écologique.
Mieux financer c’est bien, mieux produire est tout aussi nécessaire. La mise en place du nouveau paradigme ne sera complet que si le système de codétermination à parité concerne aussi les entreprises, à commencer par les plus grandes. Toute entreprise (et toute banque) comprend deux parties constituantes essentielles : les apporteurs de ressources financières et les apporteurs de force de travail. Or le droit ignore délibérément l’entreprise, ne connaissant que le droit des sociétés (qui organise le pouvoir des actionnaires) et le droit du travail (qui consacre la subordination du salarié à la société-employeur). Face à cette double hiérarchie, Il est temps d’introduire enfin un droit de l’entreprise qui reconnaissent, à parité, ses parties constituantes. C’est là l’un des enjeux centraux du paradigme citoyen. Introduire la démocratie économique dans l’entreprise est la meilleure réponse face au capitalisme financiarisé et à ses dégâts.
Finalement, le pouvoir d’émettre la monnaie (comme un bien commun), d’allouer les crédits et d’orienter l’activité économique doit être une prérogative citoyenne partagée avec les acteurs publics et privés. Bref, en ces temps de polycrise et d’enjeux colossaux pour la planète, le moment n’est-il pas enfin celui de promouvoir la démocratie économique ? Et à faire d’elle le meilleur moyen pour venir au secours de la démocratie politique ?