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Billet de blog 14 février 2023

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Vous avez dit « partage de la valeur » - Une double hypocrisie !

Avec le primat actuel de la valeur créée pour les actionnaires, il est bien illusoire de croire que le partage de cette valeur puisse un jour se conduire disons de façon « négociée ou équilibrée ». Le discours qui se développe sur ce sujet notamment dans le monde politique est emprunt de plusieurs hypocrisies que l'article développe

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Avec le primat actuel de la valeur créée pour les actionnaires, il est bien illusoire de croire que le partage de cette valeur puisse un jour se conduire disons de façon « négociée ou équilibrée ». Depuis le début des années 1970, la création de cette « valeur actionnariale » a acquis en effet un poids considérable dans la vie des entreprises.

La financiarisation progressive de l’économie mondiale lui est largement due sous l’effet principal du poids croissant des investisseurs institutionnels qui gèrent, à l’échelle internationale, des retraites par capitalisation. Leur présence dans le capital des firmes explique ainsi l’importance de ce primat.

L’objectif des entreprises (autres que celles de l’économie sociale et solidaire) n’est plus dorénavant, depuis ce tournant, de maximiser le profit sous une série de contraintes techniques ou sociales, mais bien de répondre à une nouvelle obligation, une obligation de résultat typiquement financière : créer le maximum de valeur possible pour les actionnaires même si cela doit détériorer les conditions de travail à l’intérieur des entreprises.

La montée des inégalités de revenu comme la dégradation des conditions de travail sont très largement dues à ce mouvement de fond.

Cette nouvelle logique financière a pu se couler facilement dans le cadre juridique contemporain des entreprises. Au risque de surprendre, soulignons qu’il n’existe aucun « droit de l’entreprise », mais seulement un droit des sociétés et un droit du travail. Le droit des sociétés organise le pouvoir des apporteurs de capitaux – les actionnaires – à travers les organes délibérants et dirigeants de la société. Ce sont eux aussi qui décident de l’affectation des résultats, c’est à dire de la fameuse valeur qui sera créée. Une fois constituée, la société, comme employeur conclut des contrats de travail avec les salariés, consacrant ainsi le lien de leur subordination.

Cette double hiérarchie de pouvoirs est au cœur du fonctionnement des sociétés de capitaux et donc de ce que nous appelons « entreprise ».

Là, se niche la première hypocrisie. Pour « partager la valeur », veut-on réellement toucher à cette double hiérarchie ? Est-on prêt à aller vers une véritable codétermination des décisions, à parité, entre apporteurs de capitaux et apporteurs de force de travail ? On peut très sérieusement en douter. Prôner la participation comme certains le font aujourd’hui ne dit rien de la co-détermination a parité.

Mais il y a également une autre hypocrisie qui touche cette fois-ci d’autres apporteurs de ressources financières aux entreprises. Il s’agit des banques. Mesure-t-on aujourd’hui combien leur pouvoir est considérable ? Bien sûr, elles ont le pouvoir redoutable d’accorder ou non des crédits à une entreprise. Mais ce n’est sans doute pas là l’essentiel.

Une banque en effet possède potentiellement un pouvoir infini de créer de la monnaie par les crédits qu’elle accorde aux ménages ou aux entreprises.  Or ce pouvoir ne dépend nullement des dépôts qu’elle peut recevoir. Le crédit qu’une banque accorde à un agent économique s’inscrit à l’actif de son bilan, et la même somme s’inscrit simultanément au passif de son bilan, précisément dans le compte de son client. C’est dans cette double opération que git la création de la monnaie dite « scripturale ».  

Les autorités de régulation cherchent naturellement à cantonner ce pouvoir extraordinaire (il faut éviter les risques de faillite bancaire) tandis que les banquiers au contraire cherchent en permanence à l’élargir pour augmenter la rentabilité de leurs fonds propres.

Considérons alors l’ensemble des banques d’un pays ou d’une zone monétaire, leur pouvoir d’allocation des crédits et par conséquent de création monétaire est aujourd’hui absolument considérable. Il l’est d’autant plus que, par exemple, dans la zone euro les principales banques ont des tailles qui se comparent à celle de la banque centrale (BCE). Or ce pouvoir gigantesque d’allocation de ressources financières est le fait principalement de banques privées ou de banques centrales que l’on a rendu indépendantes des États.

Veut-on, là aussi, pour un meilleur partage de la valeur, revoir l’organisation des pouvoirs dans la banque ? Les banques, elles aussi, sont des sociétés de capitaux avec la double hiérarchie de pouvoir examinées plus haut. L’introduction d’une codétermination à parité des décisions changerait assez radicalement non seulement le partage de la valeur mais aussi l’allocation macroéconomique des ressources financières.

De quoi, très probablement, faciliter et accélérer par exemple le financement de la transition écologique. Mais est-ce bien de cela dont il s'agit quand on nous évoque « le partage de la valeur » ?

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