"L'affirmation que la réflexion philosophique est infaillible est absolument contraire à l'opinion commune ; on ne voit généralement dans la philosophie que conjectures. Ce qui motive cette opinion, ce sont les contradictions entre les systémes et à l'intérieur de chaque systéme. On croit généralement que chaque philosophe a un systéme qui contredit tous les autres. Or bien loin que ce soit le cas, il existe une tradition philosophique vraisembablement aussi ancienne que l'humanité et qui, il faut espérer, durera autant qu'elle ; de cette tradition, comme d'une source commune, s'inspirent non pas tous ceux qui se disent philosophes, mais plusieurs d'entre eux, de sorte que leurs (systémes) pensées sont à peu prés équivalentes. Platon est le représentant le plus parfait de cette tradition ; la Bhagavad-gîtâ s'en inspire de même, et on trouverait aisément des textes égyptiens et chinois à nommer à côté. En Europe, dans les temps modernes, il faut citer Descartes et Kant ; parmi les penseurs les plus récents, Lagneau et Alain en France, Husserl en Allemagne. Cette tradition philosophique c'est ce que nous nommons ici la philosophie. Loin qu'on puisse lui reprocher ses variations, elle est une, éternelle et non susceptible de progrés. Le seul renouvellement dont elle soit capable est celui de l'expression, quand un homme se l'exprime à lui-même et l'exprime à ceux qui l'entourent en des termes qui ont rapport avec les conditions de l'époque, de la civilisation, du milieu où il vit. Il est désirable qu'une telle transposition s'opére d'âge en âge, et c'est la seule raison pour laquelle il peut valoir la peine d'écrire sur un pareil sujet après que Platon a écrit.
L'identité profonde de (tous ces systèmes) ces philosophies est cachée par des différences apparentes qui tiennent à des difficultés de vocabulaire. Le langage n'est pas fait pour exprimer la réflexion philosophique ; la réflexion ne peut utiliser le langage que par une adaptation des mots qui en transforme le sens, mais sans que leur signification nouvelle puisse être elle-même définie par des mots ; cette signification n'apparaît que par l'ensemble des formules par lesquelles l'auteur exprime sa pensée. Il faut donc non seulement connaître toutes ces formules, mais les apercevoir comme un ensemble, et à cet effet les considérer du même point de vue que l'auteur, se placer au centre de pensée de l'auteur. Il en est (d'un système) d'une oeuvre philosophique comme de certains tableaux ; ils ne sont qu'un amas informe de couleurs jusqu'à ce qu'on se soit placé à un certain point où tout s'ordonne. Ainsi comparer les affirmations de différents auteurs, cela n'a aucun sens ; si on veut les comparer, il faut se placer au centre de pensée de chacun, et on se rend compte alors si leurs oeuvres procèdent ou non du même esprit. Or cet effort, un philosophe peut fort bien ne pas le faire à l'égard de ses prédecesseurs, et par suite ignorer qu'il est pareil à eux. Mais qu'il l'ignore ou le sache, cela n'importe guère."
S.W.