On se dit qu'on va se battre, que cette situation est insupportable, qu'ils verront ce qu'ils verront ! On se dit qu'ils ont tort de nous prendre pour des moins que rien, de se croire les plus forts ! Et puis non, rien, je m'en fous. Donne-leur ce qu'ils veulent, c'est leur probléme pas le mien...
Je pense à cette homme, Dupuche, parti plein d'assurance pour veiller aux intérêts d'une Société d'Exploitation Miniére à Panama. De la jungle qui longe le canal, il n'aura pas vu grand chose d'autre que ce qui borde la voie ferrée, de Colón à Panama, quand, au bout du rouleau, il aura vu l'évidence de l'immensité de sa solitude dans une jungle beaucoup plus grande, beaucoup plus féroce, la jungle des capitalistes, de la cupidité et de l'étroitesse d'esprit. Quand il a enfin perçu qu'il n'y a qu'une vie vraie, celle de l'en-dedans. Les yeux de l'intérieur sont faits d'eau et de poudre, mais pas celle qui éclate, sinon par éclairs, quand le rayon d'un phare balaie l'immensité déserte - bleue de nuit - d'une Mer Intérieure. Il y aurait peut-être le petit feu que font des êtres noirs comme la nuit, devant des huttes, quand ils ont pêché un poisson que leur aurait laissé les grands prédateurs de New York, Séoul ou Hong Kong. Mais ce n'est pas ça non plus. En fait ce n'est rien (inspire, il faudra bien que tu respires, jusqu'à ton dernier souffle), tout est égal, Ivan Illitch ne sait pas ce qui l'attend, sa peine sera juste différente de la mienne, mais pas inégale ni injuste, égale, comme chez les animaux de la jungle, en tout cas ceux qui ne savent pas vivre dans l'en-dedans.
Dupuche, lui, c'est la chicha qui aurait détruit sa contenance, son apparence sociale de blanc bien élevé, propre, digne, fier. Aurait ; quiconque aurait compris sa vie de l'en-dedans aura compris qu'il n'en est rien : c'est l'apparence sociale, la propreté extérieure, l'élevage qui ont été détruits quand il est parvenu à la vie de l'en-dedans, quand il a rejoint, péniblement, sa vie vraie.Qu'importe la chicha, le mezcal, la mescaline ou le colombien rouge, ça pourrait tout aussi bien être la méditation devant ces huttes, entre ces huttes et l'océan, devant, où passent ces énormes masses d'acier que ceux qui n'ont pas encore plongé nomment paquebots (ce sont de fiers touristes : ils s'amusent), tankers, supertankers, bateaux-usines ; ce ne sont que des machines, leurs rouages n'ont rien à voir avec ta vie de l'en-dedans, ta vie de vivant, ta vie de mortel vivant dans la vie de ... Tiens ! du poisson que tu viens de pécher ! Mais ça, tu es parti beaucoup trop tard pour le voir, cet instant éternel que vivent des millions d'êtres - qui ne valent pas plus que toi, qui ne valent pas moins que toi - ce moment qui fait que tu vas pouvoir continuer à vivre ta vie de l'en-dedans, ou que ce qui t'a fait va permettre à d'autres de vivre. Ailleurs.
Quartier négre, 1934 Georges Simenon.
Je l'ai trouvé chez un bouquiniste de La Charité sur Loire, un soir de novembre humide et froid, quand la Loire, immense, majestueuse, passait sous le quai où je l'ai trouvé. C'est peu dire qu'ielles m'ont touchés, la Loire, le ciel de novembre et Georges Simenon, que je découvre. Et ce Quartier négre est une vraie découverte : "on" (et on sait qui est on) m'avait dit que c'était un raciste, sexiste. Je découvre - il se dévoile - un homme. Dupuche.