"Il y a dans le travail des mains et en général dans le travail d'exécution, qui est le travail proprement dit, un élément irréductible de servitude que même une parfaite équité sociale n'effacerait pas. C'est le fait qu'il est gouverné par la nécessité, non par la finalité. On l'exécute à cause d'un besoin, non en vue d'un bien ; parce qu'on a besoin de gagner sa vie, comme disent ceux qui y passent leur existence. On fournit un effort au terme duquel, à tous égards, on n'aura pas autre chose que ce qu'on a. Sans cet effort, on perdrait ce qu'on a.
Mais dans la nature humaine il n'y a pas pour l'effort d'autre source d'énergie que le désir. Et il n'appartient pas à l'homme de désirer ce qu'il a. Le désir est une orientation, un commencement de mouvement vers quelque chose. Le mouvement est vers un point où on n'est pas. Si le mouvement à peine commencé se boucle sur son point de départ, on tourne comme un écureuil dans une cage, comme un condamné dans une cellule. Tourner toujours produit vite l'écoeurement.
L'écoeurement, la lassitude, le dégoût, c'est la grande tentation de ceux qui travaillent, surtout s'ils sont dans des conditions inhumaines, et même autrement. Parfois cette tentation mord davantage les meilleurs.
Exister n'est pas une fin pour l'homme, c'est seulement le support de tous les biens, vrais ou faux. Les biens s'ajoutent à l'existence. Quand ils disparaissent, quand l'existence n'est plus ornée d'aucun bien, quand elle est nue, elle n'a plus aucun rapport au bien. Elle est même un mal. Et c'est à ce moment même qu'elle se substitue à tous les biens absents, qu'elle devient en elle-même l'unique fin, l'unique objet du désir. Le désir de l'âme se trouve attaché à un mal nu et sans voile. L'âme est alors dans l'horreur.
Cette horreur est celle du moment où une violence imminente va infliger la mort. Ce moment d'horreur se prolongeait autrefois toute la vie pour celui qui, désarmé sous l'épée du vainqueur, était épargné. En échange de la vie qu'on lui laissait, il devait dans l'esclavage épuiser son énergie en efforts, tout le long du jour, tout les jours, sans rien pouvoir espérer, sinon de n'être pas tué ou fouetté. Il ne pouvait plus poursuivre aucun bien sinon d'exister. Les anciens disaient que le jour qui l'avait fait esclave lui avait enlevé la moitié de son âme.
Mais toute condition où l'on se trouve nécessairement dans la même situation au dernier jour d'une période d'un mois, d'un an, de vingt ans d'efforts qu'au premier jour a une ressemblance avec l'esclavage. La ressemblance est l'impossibilité de désirer une chose autre que celle qu'on posséde, d'orienter l'effort vers l'acquisition d'un bien. On fait effort seulement pour vivre.
L'unité de temps est alors la journée. Dans cet espace on tourne en rond. On y oscille entre le travail et le repos comme une balle qui serait renvoyée d'un mur à l'autre. On travaille seulement parce qu'on a besoin de manger. Mais on mange pour pouvoir continuer à travailler. Et de nouveau on travaille pour manger.
Tout est intermédiaire dans cette existence, tout est moyen, la finalité ne s'y accroche nulle part. La chose fabriquée est un moyen ; elle sera vendue. Qui peut mettre son bien en elle ? La matière, l'outil, le corps du travailleur, son âme elle-même sont des moyens pour la fabrication. La nécessité est partout, le bien nulle part.
Il ne faut pas chercher de causes à la démoralisation du peuple. La cause est là ; elle est permanente ; elle est essentielle à la condition du travail. Il faut chercher les causes qui, dans les périodes antérieures, ont empêché la démoralisation de se produire."
Simone Weil. Écrits de Marseille, NRF Gallimard, p. 418 et suite.
(Or ce qui m'a incité a rouvrir ce volume, et tomber ainsi sur ces pages marquées comme je l'ai dit, c'est la lecture de quelques extraits de Joë Bousquet dans la biographie sus citée, et les pages qui, dans cette même biographie, évoquent l'extraordinaire dialogue entre Simone Weil et Joë Bousquet. Je dirai quels mots de Bousquet m'ont induit à relire ces lignes de Weil, marqués à cette page-là au moyen de ce marque page. )