"Il est vrai qu'il y a des (systémes) auteurs qui ne s'inspirent pas de cette tradition ; cela n'a rien de surprenant, puisque la réflexion philosophique implique le détachement, et que le détachement est une sorte de miracle. Bien des auteurs qui se croient et sont crus philosophes sont incapables de réflexion, au sens rigoureux du mot, ou n'en sont pas capables d'une maniére assez soutenue pour que toute leur oeuvre s'en inspire ; néanmoins, parmi ces auteurs, certains sont presque de premier ordre, et leurs oeuvres méritent le plus grand intérêt. D'ailleurs les auteurs mêmes qui pratiquent la réflexion ne s'en inspirent pas continuellement et en tous points ; leur pensée a des défaillances, et ces défaillances causent parfois des divergences entre penseurs de même sorte.
Quant aux contradictions, toute pensée philosophique en contient ; loin que ce soit une imperfection de la pensée philosophique, c'en est un caractère essentiel sans laquelle il n'y a qu'une fausse apparence de philosophie. Car la vraie philosophie ne construit rien ; on objet lui est donné, ce sont nos pensées ; elle en fait seulement, comme disait Platon, l'inventaire ; si au cours de l'inventaire elle trouve des contradictions, il ne dépend pas d'elle de les supprimer, sous peine de mentir. Les philosophes qui essaient de construire des systémes pour éliminer ces contradictions sont ceux qui justifient en apparence l'opinion que la philosophie est quelque chose de conjectural ; car de tels systémes peuvent être variés à l'infini, et il n'y a aucune raison d'en choisir un plutôt qu'un autre. Mais, du point de vue de la connaissance, ces sytémes sont au-dessous même de la conjecture, car les conjectures sont des pensées inférieures, et ces systémes ne sont pas des pensées. On ne peut pas les penser. On ne le peut pas, car si on le pouvait, fût-ce un instant, on éliminerait pendant cet instant les contradictions dont il s'agit, et on ne peut pas les éliminer. Les contradictions que la réflexion trouve dans la pensée quand elle en fait l'inventaire, sont essentielles à la pensée, y compris la pensée des fabricants de systémes, elles sont présentes à leur pensée pendant le temps même où ils élaborent, ou ils exposent leurs systémes ; mais ils font des mots un usage qui n'est pas conforme à leur pensée, et cela par excés d'ambition. Ainsi ceux qui nient la réalité du monde extérieur, au moment où ils disent qu'ils la nient, ont de la réalité de leur table et de leur chaise le sentiment que n'importe quel paysan ; ils font entre leurs perceptions et leurs rêves la même différence que n'importe quel paysan. Pour prendre un exemple encore plus clair, dire qu'une ligne a une certaine longueur et en même temps contient un nombre infini de points implique contradiction ; c'est penser la même chose comme finie et comme infinie. Mais les Grecs qui disaient qu'une ligne est composée d'un nombre infini de points étaient seulement poussés par le désir d'éliminer cette contradiction ; ils ne pensaient pas ce qu'ils disaient (Ils se contentaient de le dire*) ; on ne peut pas le penser. On ne peut pas penser une partie de ligne, répétée dans la ligne un nombre infini de fois, autrement que comme une longueur, on ne peut pas penser une longueur indivisible. La contradiction qu'on voulait éliminer reparaît ; il valait mieux l'exposer. Un progrés décisif serait réalisé si l'on se décidait à exposer honnêtement les contradictions essentielles à la pensée au lieu de chercher vainement à les écarter ; un grand nombre de formules vides de sens disparaîtraient ainsi non seulement de la philosophie, mais aussi des sciences, y compris les plus précises. Quant aux systémes complets construits dans le dessein d'éliminer toutes les contradictions essentielles de la pensée, on comprendrait que s'ils ont une valeur, elle ne peut être que poétique ; c'est ici que l'affirmation de Valéry (et de mézigue, qui n'a pas lu Valéry*) est tout à fait juste.
(Sur la fin de la page de manuscrit, S.W. a tracé des figures géométriques et a écrit des équations.)
(Page égarée ?)
(...) grâce à Parménide et à Héraclite la nature essentiellement contradictoire de la pensée, et avaient créé l'art de prouver avec une égale facilité une thése et son contraire, n'en concluaient pas qu'il ne faut rien prouver, mais qu'il faut prouver ce qui est utile. Sous leur influence, tous les jeunes Grecs bien doués désirérent devenir dictateur. Mais tendre à l'utilité, tendre à la puissance, c'est croire à un bien, poser un ordre de valeurs ; ce qui fournissait à Socrate, contre eux, une réponse facile. La pensée est susceptible d'avoir une valeur ; c'est ce que nul ne peut nier sinon en paroles. Et dés lors le critérium de la vérité est simple à définir : est vrai tout ce qu'il est impossible à l'esprit de ne pas penser comme vrai. Car si ce qu'il m'est impossible de ne pas admettre est faux, ma pensée toute entière est sans valeur, puisqu'elle continue à admettre ces erreurs. Ce critérium n'est autre que celui de Descartes ; c'est ce qu'il a nommé, assez mal peut-être, la clarté. Est vrai tout ce que l'esprit ne peut pas rejeter. Un double danger le menace : il peut adhérer si fortement à une croyance qu'il la pense essentielle à l'exercice de la pensée, alors qu'elle ne l'est pas ; et il peut croire en rejeter une autre qu'en réalité il continue à accepter, car les mots permettent de tout nier ; les mots (") ne pas (") peuvent être insérés dans toute phrase. De plus avant de mettre ainsi les pensées à distance de vue, il faut avoir fait l'effort de les former ; un homme ne peut pas être réellement incertain si 2+2 font 4 ou 5, mais il est incertain, par exemple, si 67 x 28 fait 1876 ou 1976 ; il peut indifféremment admettre ou rejeter l'un ou l'autre jusqu'à ce qu'il ait fait l'opération, et même alors, il peut supposer qu'il s'est trompé".
(*N. d. s. )