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Billet de blog 16 août 2014

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Cultiver ? Jardiner. (Ecrire, signer).

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      "Territoire d'incertitude - de notre propre incertitude - le jardin transforme nos gestes dérisoires en instants sacrés. Serait-il en mouvement, ce jardin, que les instants rares dont nous avons besoin se multiplieraient. Étonnements. De tant de justesse dans la position d'une branche que l'on découvre. Elle pend là depuis longtemps, dévoile une perspective ou la masque de façon imprévue. Délicatesse des feuillages argentés au devant d'un bleu insaisissable, ancolie oubliée sur le vert trop dur de l'herbe ordinaire. Il faudra identifier la plante pulmonaire, sa variété. Le tapis d'holostées gagne le sous-bois, recouvre les bulbes de cyclamens. Invisible feuillage en cette saison. Où sont-ils maintenant dispersés ? Attendre l'automne. Les fourmis transportent leurs graines si petites. Elles courent partout. Jusqu'au bord du talus, je crois. Le prunellier de la haie se laisse tondre comme un mouton. Il en a la forme. Trop haut, il cacherait le figuier au fond du potager. Sans figue, celui-là, il serait mieux dans la pente au soleil. Le lotus n'a donné qu'une fleur, les dityques ne laissent pas un œuf de grenouille dans le bassin, ce sont des assassins. Ôter la capselle, est-ce bien nécessaire ? Une euphorbe annuelle gagne du terrain, avec l'Épurge. Et le Réveil-matin et encore la Sylvestre à l'orée du jardin. Ce matin, je vais désherber là, autour des sédums, le fumeterre s'emmêle dans la sauge, il cherche la lumière, il sèchera en juin, on verra plus tard. Le pâturin, oui, interrompt la ligne des épiaires orangées, il embrouille la fétuque grise et l'avoine vivace. En grattant un peu la terre au pied de l'ellébore, une graine ou deux pourraient germer bientôt, elles ne supportent pas d'attendre. L'alchémille maîtrise un bon métre carré sous le cytise de Battandier et la bruyére blanche souffre de l'ombre, un parfum de citronelle sort de terre, j'ai dû briser un rhyzome de géranium, la taupe a soulevé les caïeux de glaïeuls, des tout petits, sauvages, roses et fins comme il en émerge des friches au Maghreb et des coteaux de Nice, elle exagére. Ici je pourrais semer des capucines sur les bulbes d'ail. Où ai-je planté l'ail ? Les campagnols mangent les tulipes, je le savais. Il reste un espoir : une espèce, un beau jour, les dissuadera ou bien ils s'en dégoûteront par excès. Ce chêne au fond fera le bois de l'hiver, il ferme le vallon, mange la lumière, les merles ont cueilli les myrtilles bleues, un plant d'œillet du Setchuan qu'on m'apporte, au devant du trou ovale comme une grotte plate ? Cela prendrait du soleil aux lézards verts, à gauche de la céanothe peut-être, mieux : en compagnie des rosiers Nozomi qui maigrissent à vue d'œil. Concurrence du bambou, une gerbe à dix chaumes géants dont au moins trois feraient de bons tuteurs à tomates, les vieux piquets de châtaigners perdent leurs tête et résistent, mais leur nombre s'amenuise d'année en année, on doit les prendre pour les brûler sans y penser ou s'en servir pour soulever une pierre, ou ne rien faire et les perdre dans un bois. Le pommier réitére sur le tronc couché, couper la cime mal irriguée. Prévoir un étai pour le parrotia. Il barre le chemin en bas. Dégager la dorine envahie de lamier et de glycérie, c'est humide, fixer le grillage à lapin sur les marches de hêtre, supprimer les ronces sauf dans la haie. Contourner la gaulthérie maladroite au bord du ruisseau, un troglodyte y niche, je ne peux rien faire. Les feuilles de Gunnera, trop lourdes. La souche casse, on va faire des petits. Les pavots de Californie germent dans l'allée - allée, c'est un grand mot... - comme les carottes, le persil et d'autres semances fines, elles aiment les sols tassés et filtrant, l'eau ne tient pas, elle disparaît. On ne sait où l'eau disparaît, elle entraîne, j'en suis sûr, le peu d'engrais venu des vaches hollandaises (pourquoi?), petits grains compressés sans odeur excessive, placés à chaque pied pour être mieux mangés. Biscuits. Il manque une rigole en travers du chemin. Charger quelques cailloux, inverser la gouttière de la remise, elle coule à l'envers, je ne taillerai pas Nelly Moser sur le cornouiller rouge, ses fleurs trop grosses me font un peu honte. Placées haut, dispersées, on les devinera. Le ionandre en boule finit par ressembler à un vrai buisson, je ne le taille plus, la passiflore en canicule a réussi cinq fleurs, la glycine aucune, elle boude.

      Une terrasse plus à l'ombre l'été ? Changer le compost de place, ce n'est pas une affaire, les tas de bois sur le côté alignés. Un abri pour les bûches, au lieu de cette bâche. Dans le pré un auvent pour filtrer le soleil. Placé sur le dos du champ, la bosse où viennent les chevreuils, un siége ou bien un lit de campagne, se tenir assis ou allongé, observer les fleurs en succession, les insectes minuscules, petits nuages, aéronefs, papillons hésitants, guêpes rapides ; les oiseaux au loin, des corbeaux comme toujours, des pies grièches dans la haie de derrière ; parfois une buse et son cri, parfois un milan, jamais ensemble. Les chênes ferment le champ au sud. Horizon deviné aux demi-saisons. Peut-être ne rien observer. Á moins qu'il ne faille observer au dedans? Ce que nous voyons là, je pose une question, est-ce le miroir d'un jardin du dedans, muré selon des règles toujours inconnues, et qui se dévoilerait, de temps en temps, lorsque le temps nous le permet, lorsque nous le décidons, ou plutôt lorsqu'un espace en nous prend ce risque, magnifique désir : regarder ?

      Et si c'était seulement ça, la signature ?

      Si, en réalité, le faire et le savoir s'effaçaient derrière le saisissement ? L'état des choses dévoilées - ou à demi voilées - livrées brutes et traduites en paroles (parfois en images) - voir n'est rien sans le dit du regard - pourrait-il appartenir à chacun de nous comme un propre trésor ? Une manière unique de lire et de parler ? D'écrire. De signer.

      Nous sommes traversés de ce qui nous entoure. Traversés des autres, comment faire autrement ? Comment prétendre à la propriété - d'une idée, d'un bien - alors que tout scintille alentour de pressions orientées ? Comment savoir ce qui nous dirige ?

      Ces questions, je me les suis posées parce qu'on me les posait. Sinon pourquoi s'en faire ? Légitime inquiétude : comment faites-vous pour garantir l'œuvre et moi, votre commanditaire, disent les commanditaires, comment puis-je m'assurer d'en conserver l'image ? Ne vous l'ai-je pas achetée ? N'ai-je pas le droit d'en espérer la maintien dans le temps ?

      En mon propre jardin, moi le jardinier, je ne saurais prédire l'exacte forme du lendemain. Seul existe l'instant. Alors comment garantir le futur d'un territoire lointain dont on ne connaît même pas les oiseaux ? Les jardiniers se succédent, les donneurs d'ordre ne s'attardent guère : à défaut de l'image -modifiée par les uns et les autres - pourrait-on faire durer l'esprit ?

      De tous les jardins dont j'ai la charge, seul le Domaine du Rayol fait l'objet d'un suivi. Sans doute le Conservatoire du Littoral a-t-il conscience des fragilités qu'il gère ? Sans doute mesure-t-il l'impuissance des seules architectures à tenir le projet. Il sait que le vivant échappe à la maîtrise et que la signature, si elle existe, résulte plus d'une imprécision, un sentiment - l'esprit du lieu, justement - que des formes lisibles, parfaites. Désenchantées.

      Le jardinier n'est peut-être pas celui qui fait durer les formes dans le temps mais dans le temps, s'il le peut, fait durer l'enchantement.

      Il faut essayer."

                              Gilles Clément, "Signature", in "La Sagesse du Jardinier", édit. JC Béhar, septembre 2012.

         (Gilles Clément, professeur au Collége de France, est actuellement "l'invité" de l'Abbaye de Noirlac. C'est peu dire que, pour celles et ceux qui sont actuellement, jusqu'à la fin de l'été, dans le Berry, il faut en profiter (Je veux dire par là, qu'il n'y a que du "profit" à en tirer).

(Ce texte, ce travail de copiste, est spécialement dédié à CorinneN, infatigable veilleuse du Jardin Planétaire et de ce et de ceux qui l'habitent.)

Le gustà este jardìn ? Cuidad que sus hijos no le destruyen ! ("Au-dessous du volcan", Malcolm Lowry)

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