"Kafka, on le sait, demanda à son ami Max Brod de brûler ses écrits après sa mort ; on sait que Brod désobéit. La demande de Kafka a été interprétée comme un geste de dépréciation personnelle, le "je ne suis pas digne" obligé d'un auteur qui s'attend à ce que la Renommée lui réponde : "Mais si, mais si." Il y a peut-être une autre explication. Il est possible que Kafka, conscient que, pour un lecteur, tout texte doit demeurer inachevé (ou abandonné, comme le suggérait Paul Valéry), qu'en vérité un texte ne peut être lu que parce qu' il est inachevé, laissant ainsi la place à l'œuvre du lecteur, souhaitait pour ses propres écrits l'immortalité que des générations de lecteurs ont attribuée aux volumes brûlés dans la bibliothéque d'Alexandrie, aux quatre-vingt-trois pièces disparues d'Eschyle, aux livres perdus de Tite-Live, au premier jet de La Révolution française de Carlyle, que la bonne d'un ami fit accidentellement tomber dans la cheminée, au second volume des Ames mortes, de Gogol, qu'un prêtre fanatique a condamné aux flammes. C'est peut-être pour la même raison que Kafka laissa inachevés un grand nombre de ses écrits : il n'y a pas de dernière page au Château parce que K., le héros, ne doit jamais y arriver, afin que le lecteur puisse poursuivre éternellement sa lecture du texte aux niveaux multiples"
(Le première page manquante, in Une histoire de la lecture, Alberto Manguel, Actes Sud, 1998)