Le catéchisme des adeptes de la croissance économique raconté par ceux qui la subissent.
Interview de Gaston Lafargue, consultant.
Quel est ton nom ?
Rouage. Mon deuxiéme prénom est celui de mon grand-père, Salarié.
Quels sont tes parents ?
Mon père était un rouage, ainsi que mon grand-père et mon aïeul : mais les pères de mes pères étaient serfs et esclaves. Ma mère qui m'a donné la Vie Économique, se nomme Impuissance Politique.
D'où viens-tu, où vas-tu ?
Je viens d'une soi-disant "pauvreté" définie par les économistes et je vais à la misère existentielle de l'ennui organisé comme quotidienneté en passant par l'hôpital, les ONG du "développement" et les camps de travail mondialisés, où mon corps subjectif servira de champ d'expériences aux nouveaux Nano-Robots et de sujet d'études aux prêtres à longues et courtes robes de l'économie.
Où es-tu né ?
Dans le chou d'un champ d'équivalence, sous les combles d'une maison qui brûle et que mon père et ses camarades-rouages avaient bâtie.
Quelle est ta religion ?
La religion de l'Économie et de sa croissance infinie.
Quel devoir t'impose la religion de l'Économie ?
Deux devoirs principaux : le devoir de renonciation à ce que je suis singulièrement et le devoir de travail en tant que simple rouage d'une chaîne de travail aujourd'hui mondialisée. Ma religion m'ordonne de renoncer à mes droits d'usage sur la terre, notre mère commune, sur les richesses de ses entrailles, sur la fertilité de sa surface, sur sa mystérieuse fécondation par la chaleur et la lumière du soleil. Parce que dans l'économie, les produits de mon travail vont devoir s'échanger contre un équivalent en argent, elle m'ordonne de renoncer à mon droit de propriété individuel sur l'activité créatrice de mes mains, de mon toucher, de mon sentir, de mon désir, c'est-à-dire de ma subjectivité radicale : elle m'ordonne encore de renoncer à mon droit de propriété sur ma propre personne en tant que pouvoir-capacité à satisfaire les multiples dimensions de l'unicité de la Vie désirante qui me traverse de part en part ; du moment que je franchis le seuil de l'atelier, du bureau, du magasin, du chantier, d'une salle de classe, de l'Université, je ne m'appartiens plus, je suis la chose, c'est-à-dire le simple rouage d'une interdépendance générale, d'abord nationale et maintenant de plus en plus mondiale. Je suis le support, l'appendice, le fonctionnaire du sujet-automate qu'est le capital. Ma religion m'ordonne de travailler afin de m'échanger, c'est-à-dire d'échanger ma force de vie contre un salaire, une retraite, de l'argent "au noir", ou une allocation chômage; et ce depuis l'enfance jusqu'à la mort et dès l'école, de travailler à la lumière du jour et la nuit, de travailler sur terre, sous terre et sur mer, et bientôt même dans l'espace et dans le monde de l'infiniment petit : de travailler partout et toujours. Toute ma vie éveillée est aspirée, colonisée et dévorée par ce Moloch du travail, si bien que je perds ma vie à vouloir la gagner.
T'impose-t-elle d'autres devoirs ?
Oui. De prolonger le carême existentiel pendant toute l'année ; de vivre de privations, ne contentant la faim de mon désir qu'à moitié dans les temps séparés des loisirs télévisuellement assistés, sur-organisés et marchandisés, et que l'on appelle les "vacances", un "bon plateau télé", la "fiévre du samedi soir" ou l'attente messianique du prochain "week-end" au début de chaque semaine de turbin ; de restreindre tous les besoins de ma chair subjective et de comprimer toutes les aspirations de mon esprit.
T'interdit-elle certaines nourritures ?
Elle me défend de toucher au foie gras, de goûter au saumon, au homard, aux poissons de chair délicate et me pousse à aller chez "Lidl" et "Auchan", le pays où la vie économique est d'autant plus "vraie" qu'elle est moins chère ; la fatwa publicitaire de ce supermarché n'est d'ailleurs aucunement un mensonge mais le premier de nos commandements, elle exprime simplement notre propre vérité ; quand toute notre vie est devenue une simple vie économique, alors la vie consiste en une économie libidinale d'achat d'objets-désirs qui nous testent ; cette vie de supermarché est bel et bien "la vraie", c'est-à-dire la vérité de ma réalité de simple rouage d'une interdépendance atrophiant toute capacité autonome à se vivre Un dans la satisfaction d'un seul tenant des multiples désirs de l'unicité de la force de Vie désirante qui nous traverse.
Quelle nourriture te permet-elle ?
Un Big-Mac, des frites ou des "potatoes", des poissons carrés, un ersatz de pain, la soupe populaire, un panier "bio" ou "équitable", des "œufs" de poules sans plumes, les rebuts de boucherie industrielle. Pour remonter rapidement mes forces subjectives épuisées, elle me permet de boire un vin falsifié ou "bio", du Coca-cola "zéro" ou quelques autres liquides de cosmonaute du travail. C'est la nourriture de notre propre dépossession.
Quels devoirs t'impose-t-elle envers toi-même ?
D'augmenter mes dépenses d'argent car cette interdépendance échangiste ne peut marcher que si je consomme tout ce que je gagne ; de porter des vêtements standardisés ou "personnalisés", et toujours fabriqués dans les ateliers textiles de Wenzhou ou du Lesotho par les habiles petites mains des meilleures de leurs fillettes ; de ne pas les user jusqu'à la corde, de les jeter aux ordures afin d'en acheter d'autres rapidement ; et de suivre "la mode" de l'obsolescence vestimentaire que je lis dans les magazines féminins de l'organisation du grand gaspillage. Simple rouage, je dépends de ma capacité à acheter avec le petit stock mensuel d'argent que l'on me distribue, les produits des rayons des supermarchés ou du marché "bio" du coin, et qui vont me permettre de survivre, économiquement parlant ; de vivre dans la banalité du mal, la saleté et la vermine existentielle s de cette dépendance à l'interdépendance, c'est-à-dire cette nécessité de gagner un salaire en bossant, par exemple à donner des coups de tampon comme l'aurait fait Eichmann-le-rouage-que-nous-sommes-tous-devenus.
Quels devoirs t'impose-t-elle envers la société de croissance ?
D'accroître la valeur incorporée aux marchandises, d'abord par ma capacité à me marchandiser dans le travail, et ensuite par mes compétences à mettre en avant tous les éléments inobjectivables dans la tâche même de mon travail. Je ne suis là, en tant que rouage (à la fois agi et agissant) de l'interdépendance générale, que pour réifier le monde et les individus concrets et vivants (et ceci que je travaille sur un poste de travail dans l' "éducation", la "grande distribution", le "social", "l'informatique", "l'e-commerce" ou "l'artisanat", et même dans "l'épicerie bio" du coin).
Extrait d'un détournement d'un l'article de 1886 de Paul Lafargue.
Lire dans "Sortir de l'économie", édit. "Le pas de côté", 27 rue Riparia 18100 Vierzon.