Il y a quatre ans, l’attribution au Rwanda de l’édition 2025 des championnats du monde de cyclisme avait été unanimement saluée. Personne, à ce moment, n’avait mis en doute l’opportunité de ce choix, qui concrétisait la promesse du patron de l’UCI, l’Union cycliste internationale, de l’époque « d’inclure le continent africain dans le cyclisme mondial » et venait récompenser « l’ascension fulgurante du cyclisme » dans ce pays africain prédisposé aux compétitions de vélo, « avec ses routes bitumées et ses collines ». Pays expérimenté, qui plus est, dans l’organisation d’événements sportifs et culturels internationaux, un volet essentiel de son impressionnant soft power.
En septembre 2021 donc, le Rwanda est toujours ce petit pays d’Afrique centrale « méritant », qui s’est miraculeusement reconstruit après le génocide de 1994, sous la houlette d’un dirigeant certes au pouvoir depuis vingt-et-un ans et peu amène avec les voix critiques, mais manifestement efficace. Dans le concert des approbations médiatiques, bien peu se souviennent que le Rwanda avait été pointé du doigt, huit ans plus tôt, pour son appui à une obscure rébellion armée de l’autre côté de la frontière avec le Congo : le « M23 ».
Or ce même groupe insurrectionnel, devenu « AFC-M23 », a repris les armes dans les collines du Kivu en décembre 2021, soit deux mois seulement après la décision de l’UCI en faveur du Rwanda. La rébellion occupe bientôt de larges pans de l’Est du Congo, qu’elle conquiert moyennant des violences à grande échelle contre la population civile, et le déplacement de près d’un million d’habitants – femmes, enfants, vieillards jetés sur les routes avant de s’amasser dans de précaires camps de réfugiés. Une offensive menée avec le soutien direct et massif de l’armée rwandaise.
Un soutien si massif, et bien documenté, qu’il finit par susciter une pluie de condamnations de Kigali par ses alliés occidentaux au début de cette année 2025, lorsque l’AFC-M23 prend le contrôle des grandes villes de Goma et Bukavu. Le parlement européen va jusqu’à demander l’annulation des championnats du monde de cyclisme à Kigali si le Rwanda « ne modifiait pas sa position » en République démocratique du Congo (RDC), dans une résolution (du 10 février 2025) adoptée à une écrasante majorité – 443 votes pour, 4 contre, 48 abstentions. À ces enjeux politico-humanitaires s’étaient par ailleurs ajoutées les préoccupations, disons, plus prosaïques, des fédérations cyclistes nationales : quid de la sécurité des équipes, mais aussi du coût d’un déplacement aussi lointain, des effets sur la forme des coureurs et des coureuses du vaccin contre la fièvre jaune obligatoire au Rwanda...
Bref, début mars dernier, le sort des Mondiaux cyclistes au Rwanda apparaissait « de plus en plus menacé », pour reprendre les termes des médias. À tel point que l’UCI s’était fendu d’un communiqué pour confirmer le maintien de l’épreuve à Kigali, « le conflit en cours [étant] confiné à la RDC, et le Rwanda rest[ant] entièrement sûr pour le tourisme et les affaires ». Et, pour les plus soucieux d’éthique, car « le sport, et le cyclisme en particulier, sont de puissants ambassadeurs de paix, d’amitié et de solidarité ». C’est beau.
À l’entame des épreuves, la controverse politique a disparu des radars médiatiques. Est-ce le résultat du changement « de position » attendu de la part des autorités rwandaises dans les violences au Congo ? De fait, une séquence de négociation s’est ouverte en avril entre la RDC et le Rwanda, qui a débouché fin juin sur la signature d’un accord de paix entre les deux pays, qui s’engagent mutuellement à respecter leur intégrité territoriale. Un autre cycle de négociation, plus laborieux et incertain, a lieu parallèlement entre la RDC et l’AFC-M23. À côté de cette démarche « constructive », la diplomatie rwandaise adopte une ligne agressive avec les pays européens les plus critiques de son action (notamment la Belgique), qui paraît avoir eu les effets escomptés.
Et pourtant, en déconnexion avec les pourparlers, les preuves de l’installation d’une gouvernance de long terme par l’AFC-M23 dans les zones qu’il occupe s’accumulent : mise en place d’une administration, d’une justice, d’une fiscalité… et exploitation des mines de coltan, d’or, d’étain dont les métaux sont directement acheminés vers le Rwanda. Les innombrables liens entre la rébellion et la hiérarchie militaire rwandaise laissent supposer que le retrait des soldats rwandais, s’il a effectivement lieu, sera graduel et subordonné à la consolidation sécuritaire du proto-État rebelle que Kigali pilote à distance. L’objectif ultime des autorités rwandaises est de « contrôler le territoire de la République démocratique du Congo et ses ressources naturelles » pour citer un rapport onusien de juillet.
La couverture médiatique acritique de ces derniers jours laisse supposer que l’opération de communication publique que constituent les Mondiaux de cyclisme pour le gouvernement rwandais portera ses fruits, qu’elle ira même peut-être au-delà de la réparation des dommages (très relatifs) en matière d’image entraînés par le dévoilement des actes de son armée au Congo. À l’inverse d’Israël, dont l’équipe cycliste éponyme subit des assauts militants, et mieux encore que le Qatar, qui avait dû affronter une couverture médiatique initialement sévère sur les conditions de travail dans ses stades de football, le gouvernement rwandais est en passe de réussir son opération de sportwashing. Pour sûr, dans les tout prochains jours, le Rwanda sera davantage associé aux images de stars mondiales du cyclisme en danseuse sur les pavés de Kigali qu’à celles des camps de réfugiés qu’il a causés chez son voisin. C’est la beauté du sport.