François Reyssat

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Billet de blog 15 avril 2020

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Contre la distanciation sociale

Parmi les mesures anti-covid, l'une brille tant par son omniprésence et son caractère consensuel que par son absence de définition cohérente : la fameuse "distanciation sociale". Contrairement à ce qu'il y paraît, le concept n'a rien de neutre. Sans crier au complot, il est urgent de déconstruire un terme qui porte en lui un véritable danger pour notre démocratie et nos solidarités.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’actualité récente, en lien avec l’épidémie de coronavirus, a fait ressortir très fortement un terme : celui de « distance sociale », ou de « distanciation sociale ». Mobilisé en premier lieu par les Etats, par la voix des ministères de la santé des différents pays, mais aussi par une multitude d’autres acteurs sociaux (tout particulièrement les journalistes, mais aussi des épidémiologistes, médecins, responsables politiques, et même un certain nombre de sociologues), le concept est très peu interrogé. Pourtant, son usage bien souvent inconsidéré pose largement question, et ce d’autant plus que les travaux des sciences sociales en la matière sont souvent laissées de côté, y compris par leurs représentant-e-s.

La distanciation sociale n’est pas la distanciation physique

Alors dans un premier temps, qu’est-ce que la distance sociale ? Si le terme est utilisé dans des contextes de pandémie, il n’y est bien sûr pas réservé. Les sciences sociales le mobilisent depuis longtemps, en particulier dans le cadre des enquêtes ethnographiques. La distance sociale désigne alors généralement ce qui sépare dans leurs positions sociales respectives le/la chercheur-e et ses enquêté-e-s. Elle peut aussi être mobilisée pour comprendre des phénomènes comme la recherche de distinction par certains groupes d’individus, qui peut être vue comme une forme de distanciation sociale. Il n’est d’ailleurs pas rare que cette distanciation vienne compenser une proximité spatiale importante, comme le montraient Chambordeon et Lemaire dans un travail sur différentes populations des grands ensembles d’habitations.

Ce détour par les sciences sociales peut paraître inutile, mais il est fondamental, justement car la distanciation sociale est presque systématiquement confondue avec la distanciation physique, alors qu’elle n’a que peu à voir. Il n’est plus possible de voir des commentateurs/rices mobiliser sans aucun recul critique des termes qui veulent dire autre chose, parfois le contraire de ce qu’il est raisonnable de faire. L’incitation irraisonnée à la « distanciation sociale » sans jamais se demander ce qu’elle signifie et en entretenant des confusions doit être dénoncée avec force, et déconstruite avec rigueur.

Pour autant, que la sociologie ou l’ethnographie mobilisent un terme ne leur en réserve bien sûr pas l’usage. Il n’est pas question ici d’attendre de chaque citoyen-ne qu’il ou elle ait lu tout Bourdieu avant d’avoir le droit de parler de distance sociale. Retenons donc deux éléments, qui devraient mettre chacun d’accord, pour proposer une courte définition de la distance sociale, ou plutôt de la distanciation sociale. D’abord, il est question d’un processus actif : chacun est enjoint, que ce soit par la voix des médias de masse, du président de la république, ou d’autres acteurs, à participer à cette « distanciation ». Alors que la distance sociale des sociologues existe toujours, l’important étant plus de l’évaluer que de la faire varier, l’objectif est ici très clair : maximiser la distance. Ensuite, il s’agit d’une distance sociale, qui concerne donc des interactions entre groupes ou individus. Au fond, on pourrait sans doute considérer que la réduction maximale des interactions entre les groupes et les individus est une définition assez consensuelle de la distanciation sociale.

Usages et mésusages du terme dans notre contexte

Or est-ce bien là ce que l’on souhaite ? La réalité est un peu plus complexe. En premier lieu, une très grande part des usages du terme de distance sociale font en réalité référence à une distance physique. Les commentateurs/rices de l’actualité vont ainsi joyeusement mélanger mesures barrières, fermeture des écoles, fermeture des frontières et interdictions des joggings dans le terme de distanciation sociale. Dans un contexte où la plus haute autorité du pouvoir exécutif adopte un discours martial et où les appels à l’unité nationale sont explicites, la distanciation sociale est devenue une sorte de totem, un élément de l’ordre du sacré, qu’il est sacrilège de remettre en question. C’est la raison pour laquelle elle est mobilisée aussi fréquemment, y compris à contresens, pour justifier des attitudes qui n’ont parfois rien à voir.

Si l’on prend un peu de recul, on peut relever trois usages du terme de distanciation sociale :

  • Une première série d’usages concerne les confusions entre distance sociale et distance physique. C’est ce qui se passe quand on explique par exemple que les enfants « ont du mal à respecter la distance sociale d’un mètre ». Ce cas est probablement le plus fréquent : on utilise tout simplement la distanciation sociale en lieu et place de la distanciation physique à laquelle on fait référence. La confusion est telle que la personne qui l’énonce en arrive à parler de « distance sociale d’un mètre », ce qui n’a quand on y réfléchit bien aucun sens. Si l’on s’en tient à notre définition « large », la distance sociale se mesure tout au plus en « quantité d’interactions » (et plus vraisemblablement s’évalue plus qu’elle ne se mesure), mais certainement pas en mètres...                                                                                                                                                                                                                                                    
  • Il existe des usages où le terme est plus raisonné. On entend ainsi parler de distanciation sociale pour décrire des processus plutôt collectifs comme la fermeture des écoles. Quand le locuteur a un peu réfléchi à son propos, on peut parfois même l’entendre distinguer distances sociale et physique. On peut par exemple considérer que la fermeture de lieux de sociabilités (écoles, bars et cafés, mais aussi centres sociaux, entreprises…) est de nature à limiter les interactions, avec pour conséquence une forme de distanciation sociale. Si c’est toujours la distance physique qui est réellement recherchée, on estime que la limitation des interactions est un bon moyen d’y arriver, ce qui peut se défendre. On peut ainsi remarquer que le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, semble être l’un des rares acteurs de l’État à mobiliser systématiquement le terme de distanciation physique dans ses interventions. Sans pour autant lui attribuer une décoration, force est de reconnaître qu’il est un des seuls responsables de haut niveau à ne pas entretenir la confusion sur ce plan.                                               
  • Enfin, on trouve un usage quasi décoratif du terme dans un certain nombre de discours. La distanciation sociale est alors une manière d’étayer un propos par des termes savants, qui relève plus de la rhétorique et des usages sociaux du langage légitime que du concept lui-même. C’est notamment ce qui se passe quand un plateau de journalistes souvent tou-te-s blanc-he-s et parisien-ne-s débat doctement d’un (le plus souvent non vérifié) « non-respect de la distanciation sociale dans les banlieues ».

Le seul usage raisonné du terme de distance sociale est celui qui le distingue nettement de celui de distance physique, et s’attache à décrire des phénomènes sociaux clairement identifiés. Or il se trouve que cet usage est largement minoritaire dans le discours dominant, ce qui pose un problème majeur. En effet, la distanciation sociale, c’est-à-dire la limitation volontaire des interactions, a des conséquences lourdes. Celles-ci sont souvent évoquées, parfois partiellement décrites, mais très rarement analysées en profondeur.

Des conséquences lourdes, mais une critique quasi-impossible

Comme souvent quand il s’agit de phénomènes sociaux, il nous est difficile au premier abord de voir autre chose que des conséquences sociales à ces phénomènes. C’est donc fort logiquement que ces conséquences sont les plus visibles. C’est la raison pour laquelle par exemple, le président de la république a fait dans sa dernière allocution référence à l’isolement, en particulier des personnes déjà isolées ou considérées comme telles. Or, c’est justement dans ces circonstances que l’on ne parle généralement plus de distanciation sociale. À l’inverse, on va alors se demander comment concilier distanciation physique et interactions. C’est le sens des incitations – pour ne pas dire injonctions – à maintenir un contact au travers des outils de télécommunication, avec les personnes les plus isolées, mais aussi avec le monde du travail. Les employeurs ont en effet souvent bien compris que les interactions sociales entre salariés, au fondement de la coopération nécessaire à la production, étaient absolument indispensables à leur survie économique. Mais la distanciation sociale a aussi et surtout des conséquences psychologiques (accroissement des risques de dépression), physiques (violences conjugales, mal-nutrition...), juridiques (difficultés d’accès au droit), ou encore politiques (manifestations inexistantes, permanences syndicales impossibles, absence de distribution de tracts sur les marchés…).

Ces conséquences ne sont pas systématiquement passées sous silence, mais toujours ou presque associées au confinement. Ce dernier incarne en quelque sorte l’opposé de la distanciation sociale. Le confinement est provisoire, la distanciation sociale une « habitude de vie à prendre ». On doit supporter momentanément les effets néfastes du premier, quand la seconde est quasi-auréolée, déconnectée d’effets néfastes. Surtout, on peut critiquer le premier (trop tôt ou trop tard, pas assez restrictif, juridiquement instable, mal respecté… les exemples ne manquent pas). La distanciation sociale jouit à l’inverse d’un statut quasi-sacré, qui la place hors de tout questionnement rationnel. Elle devient presque un concept spirituel, quelque chose en quoi croire, comme si chacun avait besoin de se dire « qu’en respectant la distanciation sociale, on peut vaincre le virus ». La rhétorique guerrière aidant, nous en sommes arrivés à conclure qu’il faut attaquer ce qui fait la racine de nos sociétés, à savoir le lien social, pour se protéger d’un « ennemi » qui les aurait corrompues.

Et après ?

La majeure partie d’entre nous s’accordent aujourd’hui à penser qu’il faudra « un monde d’après ». Nos options se dessinent peu à peu. Certains sont tenants d’un retour aux débuts de la société industrielle. Les mêmes qui cherchaient déjà à se débarrasser du cadre fixé par le droit du travail au travers du salariat déguisé suggèrent aujourd’hui de revenir sur des conquêtes sociales qui comptent parmi les plus importantes dans l’histoire syndicale et politique, comme les congés payés. Ceux qui, ouvertement ou sous couvert de nouveau monde, défendaient un État autoritaire avec un parlement affaibli, proposent déjà applications de traçage, lois d’exceptions, fermetures de frontières et silence glacial sur des violences policières de plus en plus assumées. Dans ces projets, la distanciation sociale n’est pas un problème, voire peut constituer un atout. Si les comparaisons doivent être faites avec prudence, on peut tout de même remarquer que l’attaque des espaces d’interactions sociales est une constante des régimes autoritaires.

Face à cela, il nous faut donc affirmer haut et fort que la distanciation sociale n’est pas une option, et qu’elle est une menace pour la démocratie. Car les mots que nous utilisons ne sont jamais neutres, mais révèlent et structurent nos manières de penser, nos souhaits pour l’avenir. Continuer à parler de distanciation sociale sans la déconstruire, c’est nous préparer à accepter l’affaiblissement des luttes sociales, des espaces de dispute, de conflits et d’échanges, qui sont ce qui fait vivre une démocratie bien plus que des élections municipales. Si nous voulons nous donner une chance que cette crise débouche sur des perspectives politiques et sociales raisonnées mais aussi durables, égalitaires, émancipées, nous devons combattre ces manipulations des modes de pensées. Cela passe par une critique théorique des termes mobilisés, mais surtout par l’action quotidienne, qui doit nous pousser à refuser le principe de la distanciation sociale.

La division de la société, la répartition de la population dans des cases n’a jamais été progressiste. Il faut donc avoir le courage de défendre dès aujourd’hui la multiplication des luttes contre la division des « sujets à traiter », la liberté des humain-ne-s contre les cases des attestations, la multiplicité des modes d’échanges contre la standardisation du monde, mais aussi le ralentissement (du travail, de la vie, des circulations, de nos processeurs, de la croissance du PIB…). La fuite en avant du capitalisme et l’accélération des échanges commerciaux est aussi ce qui nous a mené où nous sommes, précisément en cherchant à… réduire les distances.

Notons enfin que je ne suis pas le premier à réfléchir à ces questions. Parmis d'autres, on trouvera ce joli texte, d'inspiration nettement plus poétique que le mien: https://blogs.mediapart.fr/maumauf/blog/130420/nous-sommes-des-animaux-sociaux

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