François Reyssat

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Billet de blog 27 avril 2017

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Réponse à Fabrice Arfi : l'équation du second tour n'est pas si simple

Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart, a rédigé un billet de blog défendant un vote Macron au second tour. Ses arguments sont défendables, mais une partie du problème semble laissée de côté. Je tente ici d'y remédier en partie.

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Depuis le soir du second tour, et tout particulièrement depuis la décision de Jean-Luc Mélenchon de ne pas appeler à voter pour Emmanuel Macron, les réactions médiatiques sont particulièrement violentes à l'encontre du candidat de la France insoumise. Celui-ci ferait preuve d'inconscience, en refusant d'appeler ses électeurs à barrer la route de l'accession au pouvoir du Front National. Les prises de position inverses pleuvent, on rappelle que Mr Mélenchon appelait il y a cinq ans à voter Hollande et il y a quinze ans à voter Chirac, et celui que l'on présentait comme un affreux dictateur chaviste est devenu aujourd'hui le symbole d'une gauche à laquelle on reproche son irresponsabilité face au danger du Front National.

Parmi ces réactions, on trouve beaucoup de mauvaise foi, et un spectateur cynique pourrait presque s'amuser de voir certains réussir dans le même temps à condamner les manifestants du soir du premier tour (en particulier ceux n'ayant pas voté), et à se demander où sont passés les manifestants de 2002. Mais parmi ces réactions, il en est d'autres qui sont à prendre beaucoup plus au sérieux. Celle du sociologue Eric Fassin par exemple, que l'on ne saurait accuser d'être un agent infiltré à la solde du capitalisme financier. Celui-ci résumait fort bien dans un tweet le 26 avril: "Macron élu le 7 mai, c'est Le Pen dans 5 ans. Certes mais... Le Pen élue le 7 mai, c'est Le Pen dans 15 jours, pour 5 ans".

Pour ce que j'en sais, Eric Fassin n'appelle pas ouvertement à voter Macron. C'est en revanche le cas de Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart. Dès le soir du premier tour, ce dernier renvoyait Mr Mélenchon à sa propre expression dans un tweet: "Donc, Jean-Luc Mélenchon n'appelle pas ce soir à faire barrage au post-fascisme. #pudeursdegazelles". Cela a déclenché une vague de réactions semblant émaner de militants de la France insoumise, qui attaquaient souvent personnellement Fabrice Arfi ou Mediapart. Je laisse de côté la question de cette réaction, qui soulève des questions, disons simplement que le journaliste semble l'avoir plutôt prise avec humour. Surtout Fabrice Arfi a précisé sa pensée, invitant ouvertement les électeurs de gauche à voter Macron, en particulier dans ses tweets. Enfin, il a publié un billet de blog (https://blogs.mediapart.fr/fabrice-arfi/blog/260417/parce-que-le-pire-n-est-plus-exclu) qui a le mérite de poser ses arguments après quelques jours de campagne d'entre-deux tours.

Que les choses soient claires : Fabrice Arfi est pour moi un excellent journaliste, et il n'est pas question ici de l'attaquer personnellement. Je n'adhère pas plus à l'idée selon laquelle il ne serait qu'un journaliste d'investigation qui devrait s'interdire l'analyse politique, idée suggérée par certains. Heureusement que les bons journalistes d'investigation ont une capacité d'analyse politique, sans quoi je doute fort que les scandales des Panama papers ou des Football leaks auraient pu être révélés. Non, Fabrice Arfi propose une analyse qui se tient et ne peut être sérieusement taxée de mauvaise foi. C'est à ce titre qu'elle mérite d'être étudiée, et critiquée, ce que je me propose de faire ici.

D'abord qu'avance Fabrice Arfi dans son billet ? D'abord un constat, en forme de rappel de ce qu'est le Front national. "Profondément xénophobe, anti-démocratique, affairiste, cerné par la justice anti-corruption, anti-social, ami des dictatures", tel est le parti de Mme Le Pen selon lui. Ensuite un contexte, celui de la campagne catastrophique de Macron, de l'abstention qui s'annonce déjà forte, du basculement d'une partie de la droite traditionnelle vers le FN. Enfin un point presque juridique sur ce qu'est la présidence elle-même, et ce à quoi accèderait le FN en s'en emparant. La cinquième république, explique le journaliste, et son mode de fonctionnement très vertical, permettrait au FN de se trouver bien peu contesté à l'intérieur des institutions elles-mêmes. Sans le dire, c'est sans doute à un scénario à la turque, mais inversé, que pense Fabrice Arfi : là où en Turquie le président Erdogan a fait réviser la constitution pour s'arroger plus de pouvoirs, Le Pen s'emparerait en France d'un pouvoir déjà très concentré et verticalisé.

Résumons. La thèse proposée est la suivante : le Front national est toujours un parti extrêmement dangereux, et le danger est bien présent de le voir accéder au pouvoir suprême. On pourrait d'ailleurs ajouter un autre risque, qui n'est pas directement mentionné par le journaliste, à savoir celui que le Front National ne rende jamais le pouvoir. Cette analyse me semble tout à fait justifiée et cohérente, mais elle vient justifier une conclusion qui porte sur une question qui n'est pas celle posée au départ, et c'est là que je diverge du propos.

La conclusion du billet de blog est simple : au vu du danger exposé, tout argument pour s'abstenir est caduc. Seul vaudrait celui qui dit que pour éviter un FN au pouvoir, il faut être prêt à des concessions, y compris vis-à-vis de quelqu'un comme Macron. Comme le disait le journaliste dans un tweet du 23 avril : "je préfère être dans l'oppositon [face] à Macron plutôt qu'à Le Pen". Surtout (et je ne contesterai pas ce point), le calcul consistant à miser sur le fait que Macron sera bien élu sans les voix de gauche, et par conséquent à s'abstenir pour conserver une sorte de pureté de gauche est un mauvais calcul.

Le problème dans tout cela, c'est que Fabrice Arfi n'aborde en aucune manière ce qui me semble être le seul argument valide pour s'abstenir, et qui est aussi le seul argument auquel il faut répondre s'il veut nous convaincre de voter Macron. Cet argument est le suivant : le risque de voir Le Pen élue pourrait être négligé, et il serait plus important de déligitimer le candidat élu par une forte absention. Comme dans tout second tour, et plus encore quand le FN est de la partie, nous devons nous demander l'impact politique des trois choix qui s'offrent à nous (dans le cas présent, vote Le Pen, vote Macron, et abstention/blanc/nul). Je ne reviens pas sur le cas Le Pen, j'ai déjà dit souscrire à l'analyse de Fabrice Arfi. Mais qu'en est-il des autres choix ?

Celui de Macron d'abord, bien qu'avec quelques incertitudes dues à la vacuité du candidat, laisse deviner sans trop de suspense un président qui fera à peu près la même chose que ses prédécesseurs. Peu doutent à gauche que Macron continuera à construire (ou plutôt à essayer de sauver) l'Europe du libéralisme économique, qu'il continuera d'attaquer les protections sociales, qu'il continuera à supprimer des postes de fonctionnaires, tout en prônant l'espoir et l'ouverture d'esprit plutôt que la solidarité et le progrès social. Les effets de ces politiques resteront les mêmes, à savoir l'acroissement des inégalités de revenus, la prolétarisation des plus pauvres, et l'affaissement de la crédibilité des institutions étatiques comme européennes.

Que fera Marine Le Pen pendant ce temps ? Elle dénoncera une Europe des travailleurs détachés, elle se dira la défenseure du peuple, elle jurera nécessaire une solidarité nationale, et proposera de protéger les emplois en France en fermant les frontières. Elle prônera un protectionnisme nationaliste contre un "mondialisme multiculturel". Bref, elle fera tout simplement ce qu'elle a fait à Amiens le 26 avril en se rendant à l'usine Whirlpool : se poser comme proche du peuple, pendant que Macron continuera de détruire les acquis sociaux pour le plus grand bénéfice du CAC 40. Comment ne pas craindre alors un autre scénario, celui d'un FN arrivant au pouvoir en 2022, sur les ruines d'une démocratie sociale laminée pendant cinq ans de plus ? Ne peut-on pas considérer en ce sens que le vote Macron fait courir un risque encore supérieur, et consiste pour le dire vite à continuer de foncer dans le mur en détournant le regard ? C'est à cette question que Fabrice Arfi ne répond pas (et à laquelle à vrai dire, je n'ai toujours trouvé personne qui réponde).

L'autre choix qui s'offre à nous, c'est celui de l'abstention (ou du bulletin blanc/nul, qui ont sensiblement le même effet). Ce choix consiste, si l'on veut le croire sensé, en deux choses. En premier lieu, il suppose d'adhérer à la logique décrite ci-dessus : considérer qu'un vote Macron ne fera qu'aggraver le problème et le reporter dans cinq ans. Mais cela ne suffit pas : même s'il ne s'agit que de reporter le problème, la conclusion logique est quand même de voter Macron. Qui sait, notre analyse pourrait être fausse, il pourrait se passer autre chose, et il est alors raisonnable de reporter le problème, en espérant trouver une solution d'ici là. On enterre les déchets nucléaires (je parle ici du FN, non de ses électeurs), et on continue de chercher une solution pour les recycler plus tard.

Pour considérer que l'abstention est le bon choix, il faut donc aussi une seconde chose : considérer que le FN de 2022 sera pire que celui de 2017. Estimer que la politique de Macron, qui risque fort d'affaiblir encore un peu plus les syndicats pratiquant encore la lutte sociale, empirera la situation. Ce qu'on peut craindre dans cette perspective, en plus de ce que décrit Fabrice Arfi, c'est un FN au pouvoir d'autant plus fort qu'il sera élu avec plus de voix. D'autant plus fort qu'il aura face à lui une société civile plus faible. D'autant plus fort qu'il se sera préparé au pouvoir cinq années durant, qu'il sera peut-être moins isolé en Europe, et qu'il aura eu tout le loisir d'observer les erreurs d'un Donald Trump pour ne pas les reproduire.

Dans cette logique, l'abstention revient à un pari, qui pose au fond la question des possibilités de refondation de la gauche. Il s'agit de chercher à diminuer la légitimité du candidat élu, qu'il s'agisse de Marine Le Pen ou d'Emmanuel Macron, et de chercher dans cette faible légitimité les bases de la reconstruction d'un véritable projet de progrès social en France. Si Macron est élu, cela signifiera s'appuyer sur sa faiblesse pour contester au FN sa volonté de se présenter comme la force politique d'opposition. Il s'agirait alors de miser sur la capacité à mettre en oeuvre des résistances assez fortes pour que la force d'opposition la plus forte soit la gauche, à même de proposer un projet alternatif crédible tant économiquement que socialement et sur le plan écologique. Si Le Pen est élue, cela voudra dire acter la fin des institutions de la cinquième république, qui ne survivra sans doute pas au FN quand bien même ce dernier la maintiendrait telle quelle. Il s'agira alors d'être en capacité de faire deux choses. Déloger le FN d'abord, ce qui ne sera certainement pas une mince affaire, et pourrait n'être possible que par la pression de la rue. Reconstruire une alternative ensuite, qui ne saurait se limiter aux projets encore bien timides de Jean-Luc Mélenchon pour une sixième république.

Mon objet n'est pas ici d'appeler à telle ou telle option des partisans que je n'ai pas, mais de chercher à comprendre quelles sont ces options. Pour faire cela, nous avons besoin d'entendre les arguments comme ceux de Farbice Arfi, qui sont loin d'être négligeables. Mais il faut aussi examiner avec sérieux ceux qui s'y opposent. La question n'est pas de savoir s'il faut "compter sur le voisin" pour voter à notre place pour Macron, mais de déterminer les choix qui, au second tour et dans les années qui suivront, nous permettront de construire un projet éloignant véritablement le danger du fascisme.

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