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Réappropriation patrimoniale et développement local
L’histoire de Saint-Jean d’Angély est marquée par plusieurs périodes d’intense activité, qui représentent autant de récits en appuis des enjeux contemporains, à la fois économiques et démographiques ou environnementaux. Pour animer sa dynamique de développement, le territoire dispose ainsi de ressources immatérielles, avec la mise en perspective de son histoire, et de ressources matérielles avec son patrimoine urbain, qu’il s’agit de conjuguer.
Pour évoquer une période récente, durant les trente glorieuses par exemple, l’essor industriel y est palpable. Une des entreprises angériennes, au départ artisanale, parvient notamment à atteindre le marché international : les Biscuits Brossard. Un écosystème se met en place, qui tire le développement en favorisant l’investissement dans l’innovation technique notamment, sur les secteurs connexes comme les transports, dont la Carrosserie Saint-Aubert est partie prenante.
Pour retracer le récit de cette petite entreprise peu connue du grand public, l’association Le sas-culture mène depuis un an une recherche sur sa documentation photographique, dans un double but de conservation de la mémoire et de partage d’un regard nouveau sur le passé récent. Ce type d’initiative, certes modeste, est cependant illustratif d’un mouvement plus large de réappropriation patrimoniale. La mise en récit de la vie locale devient alors un vecteur indirect de développement, centré sur la dimension culturelle des modes de vie.
Alors que la désindustrialisation a depuis marqué durablement le territoire, la relecture de ce passé, centrée sur les savoir-faire forgés localement et l’esthétique qui les accompagne, véhicule au travers de la vie culturelle un message confiant. A l’encontre des discours inquiets sur les territoires en déprises, l’animation locale met en scène ses ressources passées, comme autant d’arguments pour inciter à lancer de nouveaux projets, notamment économiques et accueillir de nouvelles populations.

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A l’opposé de cet exemple anecdotique, des projets structurants qui mobilisent une articulation avec le récit local sont aussi portés sur le moyen terme, comme l’ouverture prochaine d’une station thermale. Si Saint-Jean d’Angély n’était jusqu’alors pas connue comme ville de bains, les récentes fouilles archéologiques d’une villa du haut empire romain mettent à jour un lien direct avec ce passé lointain, puisque des installations thermales y ont été découvertes. Ce qui pouvait apparaître au départ audacieux se voit alors confirmé par l’histoire, en remontant deux mille ans en arrière.
A rebours des solutions de développement prêts à l’emploi pour les territoires, ces deux exemples montrent comment le travail de fond, sur des connaissances localisées, permet d’affirmer la singularité d’un modèle, donc moins vulnérable aux fluctuations des tendances. Ils montrent aussi que les dimensions économiques et culturelles se répondent, dès lors que le récit du territoire laisse de côté les logiques opportunistes, pour écrire plutôt un projet global, cumulatif. Sur ce terrain, des innovations sont alors possibles en limitant les risques. La réhabilitation de la salle de l’Eden en est un exemple.
L’Eden, la continuité actualisée d’une activité culturelle
Le bâtiment des années 1930 arbore une somptueuse façade classée monument historique. Au départ salle de spectacle, s’y produisent jusqu’à la fin des années 1950 certains des artistes parmi plus populaires du pays, comme Tino Rossi ou Jean Ferrat. Puis la scène se transforme en cinéma, qui marque la mémoire d’enfance de certains des habitants. Le lieu se colore ainsi d’une composante affective qui transparait dans certains discours.
Ainsi Claire, aujourd’hui jeune retraitée, se souvient par exemple des billets achetés à l’avance pour des places réservées, du petit carton glissé entre l’assise relevée du siège et son dossier raide. Elle site aussi l’ouvreuse à l’entracte, qui aide au placement des retardataires avec une lampe torche, tout en proposant aux spectateurs bonbons et eskimos glacés. Ce témoignage rappelle comment se manifeste l’attente d’un spectacle et les pratiques spécifiques qui se déroulent dans les lieux, aujourd’hui différentes et qui méritent d’être pensées pour elles-mêmes.
Tandis que le cinéma perd son hégémonie dans les pratiques culturelles des Français, la petite salle de l’Eden résiste avant de fermer ses portes au tout début des années 2000. L’établissement laissé vacant est alors repris par la ville, il passe donc dans la main d’un acteur public, en mesure d’assurer sa transition vers un nouvel usage, à définir. Parallèlement dans le centre ville, suivant la tendance nationale de fragilisation des petits commerces au profit de la grande distribution, les rues symboles de dynamisme au quotidien arborent petit à petit des enseignes vides.

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Pour autant, l’urbanisation sinueuse fixée au Moyen-Âge, ménageant plusieurs places entre de riches façades, retrouve son lustre sous les effets récents des actions de rénovation, en lien avec la définition d’un périmètre sauvegardé. Le patrimoine architectural de la ville qui perdure manifeste une histoire, il incite à se saisir de son récit. Quelle destination nouvelle donner à la salle de l’Eden dans cet esprit ? Comment conserver sa vocation culturelle tout en répondant aux attentes d’aujourd’hui ? Une question de programmation architecturale et urbaine est posée.
L’incendie qui survient en 2014 est un tournant dans le projet, il abime le bâtiment mais inversement laisse une plus grande liberté d’intervention. La salle oublie le cinéma et retrouve alors son usage initial, grâce à des travaux de plusieurs millions d’euros qui permettent d’obtenir une qualité acoustique de haut niveau. Le spectacle vivant gagne un lieu dans la ville, ce qui suppose de nouvelles compétences de programmation de spectacles mais surtout ouvre de nouvelles perspectives d’animation à l’échelle locale. Comment faire vivre un tel lieu aujourd'hui ? Le concert d'Ivan Ilic en donne une illustration.
Une approche renouvelée du concert classique
Ce concert intervient depuis la rénovation comme le premier sur un programme de musique classique. Il est organisé par la ville en partenariat avec Aurélie Glykos-Milin et son association Muzika, dont la démarche veut contribuer à la démocratisation de la musique classique, en dépassant son image savante, pour insister plutôt sur l’expérience musicale, clé d’entrée plus accessible. Paradoxalement, la programmation choisie ne se concentre pas sur des œuvres célèbres, mais sur un cycle de préludes inédits en France, du compositeur belge Joseph Jongen (1873-1953). De plus, le piano choisi n’est pas un modèle habituel, comme s’en dotent habituellement les salles de spectacle. Il s’agit d’un modèle unique du facteur Remy Babiaud, construit au Douai, près de Saintes.

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Grâce à ce double choix d’une territorialisation accentuée, le concert parvient à rendre l’événement mieux appréhendable par un public non averti, tout en suscitant l’intérêt potentiel des spécialistes. D’abord, la territorialisation du son ancre la musique dans un lieu au sens fort, par le recours à un instrument produit localement. L’organisation du concert est ainsi renforcée dans sa singularité, elle dépend directement de conditions peu transposables et qui font sens.
Ensuite, la couleur particulière du son tend conjointement l’attention de l’interprète comme de l’auditeur. D’un côté, le pianiste a retravaillé son interprétation pour cette occasion, non plus seulement en fonction de l’acoustique de la salle ici très favorable grâce à la rénovation, mais à partir des propriétés particulières de l’instrument. « Les choix sont parfois substantiels », note Ivan Ilic. En effet, il ne s’agit pas d’un piano brillant et puissant au clavier dynamique, mais d’une sonorité douce et sensible au volume plus contenu, qui évoque peut-être un style français aujourd’hui disparu. Le concert tend plus qu’habituellement vers l’expérience, voire l’expérimentation, avec sa part de découverte qui joue sur les attraits du spectacle vivant. La dimension technique mise en avant par l’instrument de Rémy Babiaud rend plus palpable le travail de l’interprète et sa relation avec son instrument de travail.
Le cycle des Préludes inédits permet quant à lui d’écouter le piano et la recherche d’Ivan Ilic sans passer par l’exercice de la comparaison des versions, qu’aurait immanquablement appelé un programme composé seulement d’œuvres célèbres. Les Consolations de Franz Liszt avaient certes été choisies en introduction du concert, mais avec un rôle de mise en ambiance, de transition progressive vers la partie centrale, ainsi que de contrepoint avec l’œuvre finale. Le récital se concluait par les Funérailles, du même compositeur, qui tenaient un rôle de test technique.
En effet, c’est cette œuvre qu’Ivan Ilic avait choisit d’explorer pour tester les possibilités du piano. Elle s’étend sur une grande partie du clavier et comporte plusieurs mesures virtuoses, particulièrement mobilisatrices pour le mécanisme, éprouvantes aussi pour l’équilibre de la résonance d’ensemble. Durant le concert, l’auditeur pouvait mesurer combien l’instrument travaillait dans les graves afin de restituer la musique, et comment l’interprète tenait compte des couleurs originales de la table d’harmonie.
Au lieu de relever des différences par rapports aux sons plus attendus, le concert à l’Eden invitait à une mise en valeur de la composante technique de l’expression musicale, comme clé d’entrée sur le répertoire classique, soudain plus vaste et ouvert à de nouvelles possibilités créatives. Loin de l’aura des salles métropolitaines, l’Eden de Saint Jean d’Angély se présente ainsi comme un lieu exigeant de recherche, pourtant aisément accessible, en adéquation avec son territoire. Une démarche culturelle ambitieuse au récit méthodiquement mené.
En conclusion de façon plus générale, les trois exemples cités en illustration de la dynamique locale de Saint Jean d'Angély ont un point commun. Que ce soit le retour en images sur le passé industriel, les futures installations thermales, ou le concert d'Ivan Ilic, tous ces projets puisent leurs ressources dans des savoirs techniques localisés, c'est à dire attachés à des compétences portées part des personnes clairement identifiées et indissociables des lieux. Le récit territorial gagne ainsi en matérialité. Il tire sa robustesse d'ingrédients tangibles.