Le soignant Schweyk pousse un autre brancard.
SCHWEYK Au printemps, on ne voyait plus que des COVID-19. Les cancéreux, les hypertendus, les diabétiques, les insuffisants cardiaques, les dialysés, où étaient-ils passés ? Ils ne se sentaient plus à leur place dans nos lits, rongeaient leurs freins, rasaient leurs murs. Alleluia, les revoilà ! Et bienvenue à vous les nouveaux dépressifs, les burn out, les suicidaires. Vous, mon gars, par exemple, qu’est-ce qui vous amène ?
FIONA Je me suis un peu taillé les veines…
SCHWEYK Voyez-vous ça ! Personnellement j’ai connu à l’hôpital de Foix une femme qui ne voulait pas survivre à un cocuage, et qui, les veines, se les étaient taillées en croix de Lorraine, une patriote… Mais la plupart du temps, vous autres les suicidés vous préférez les médicaments, vas-y que je te vide un flacon entier dans une dernière bonne soupe poireaux-citrouille. Ah bon, vous ne connaissez pas ? Décemment, vous ne pouvez pas quitter notre bas monde sans goûter à une soupe poireaux-citrouille ! Certains, comme en Dordogne, y ajoutent une larme de Château Margaux : divin ! Et j’en viens à la question : pourquoi vous êtes-vous taillé les veines ? Comme procédure c’est plutôt douloureux, et long surtout… On dit que Sénèque, quand il reçut de Néron l’ordre de passer l’arme à gauche, mit des heures à s’en aller quoique s’étant fait de surcroît couper les jarrets…
FIONA Au début du confinement, j’ai reçu un mail de notre P-D .G. Je vous aime plus que jamais , c’était écrit.
SCHWEYK Ça c’est du management ! De la proximité !
FIONA J’ai décidé de porter plainte…
SCWEYK Plainte ?
FIONA Pour harcèlement.
SCHWEYK Allons bon ! Et elle a été reçue, votre plainte ?
FIONA Non. Main courante.
SCHWEYK Bon, la gendarmerie ne vous a pas prise tout à fait au sérieux. De là à… (il fait le geste de se taillader les poignets)
FIONA Parait-il, tous les salariés avaient reçu le même mail. Le patron nous aimait plus que jamais.
SCHWEYK Un vrai cœur d’artichaut, ce P-D.G.
FABIOLA N’empêche que moins de trois mois plus tard, j’ai reçu ma lettre de licenciement. Et des centaines comme moi. Le groupe, c’était écrit, devait devenir plus simple, plus léger, plus agile et encore plus proche du terrain.
SCHWEYK Ça c’est du déconfinement !
FABIOLA Moi j’ai trois enfants, et quatre crédits.
SCHWEYK Tout de même votre P-D.G., j’ai lu dans la presse que pas plus tard qu’au mois d’avril (ne te découvre pas d’un fil) il avait renoncé au quart de son salaire. Histoire de montrer l’exemple. Moi si je m’amputais du quart de mon salaire, je devrais jouer le reste au tiercé…
FABIOLA Sauf que lui son salaire, un million par an tout de même, c’est pas tout son revenu, et même pas la moitié. Il a des primes de ci de ça, des actions par ci par là, et, s’il est viré, un parachute doré.
SCHWEYK Moi j’avoue : j’adore ces histoires de sacrifice. Un certain roi, dernièrement, s’est sacrifié pour ne pas abîmer la couronne. Il avait fait trop de placements juteux, le fric lui débordait des poches et même de celles qu’il avait sous les yeux. Il a renoncé au trône, il a même renoncé à vivre dans son pays, dans ses palais, dans ses prisons. Il a refilé la couronne à son fiston et, tant pis, il est parti s’installer au soleil d’Arabie, dans un deux mille mètres carrés, piscine à tous les étages, ça c’est du sacrifice.
FABIOLA Moi j’ai trois enfants et quatre crédits.
SCHWEYK Ah ! C’est à nous pour l’IRM ! Saviez-vous qu’en grec, à une lettre prêt, l’Eiréné, l’Irène, c’est la paix ?