SCHWEYK (près d’un brancard) Confidence pour confidence, ma petite dame, c’est il y a vingt-cinq ans que vous auriez dû tomber malade !
JEANNE (sur le brancard) Il y a vingt-cinq ans, je venais de naître.
SCHWEYK Il y a vingt-cinq ans, je vous en aurais trouvé des lits ! Rien qu’à cet étage, couloir de droite, couloir de gauche. Les lits n’attendaient que ça : des malades ! Leurs draps grands ouverts ! Seulement, les lits, c’est eux qui ont attrapé la maladie ! Une vraie saloperie !
JEANNE Quelle maladie ?
SCHWEYK (il regarde autour de lui, baisse la voix) La visite ministérielle, ça s’appelle !
JEANNE Il faudrait savoir ! Vous vous plaignez si les pouvoirs publics vous négligent… Et vous vous plaignez s’ils s’intéressent à vous…
SCHWEYK Ça, depuis vingt-cinq ans, ils se sont intéressés à nous ! Un ministre est passé nous voir. Quand il vit ces lits vides, il le devint. (Schweyk attend une réaction de Jeanne ; en l’absence, il répète ) Quand il vit ces lits vides, il le devint.
JEANNE Oh Oh Oh !!!
SCHWEYK La blague n’est pas de moi, mais d’un auteur qu’on a beaucoup lu et qu’on ne lit plus, sic transit comme on dit au Vatican : Ponson du Terrail. Mort par parenthèse à 41 ans…
JEANNE Du Covid-19 ?
SCHWEYK De la variole, autre épidémie.
JEANNE Revenons à celle des visites ministérielles.
SCHWEYK Vous vous y prenez bien, ma petite dame. Un bavard comme moi, il faut lui tenir la bride courte, sinon très vite il vous noie le poisson. Donc, les ministres… Le premier du genre, œil d’aigle, dès qu’il a eu remarqué un lit inoccupé, il nous a posé son alternative : ou bien on y fourrait un malade, ou bien on fermait le lit. Mais les malades, excusez-moi, il y a des périodes où ça ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval. On a fermé le lit. Et puis c’est devenu un concours. Nouveau ministre, nouvelle visite. À qui ferait fermer le plus de lits ! Ils visaient le titre du plus économe, la médaille de cost killer comme on dit, parait-il, dans le Wall Street Journal.
JEANNE Vous croyez qu’on en a encore pour longtemps à attendre pour le scanner ?
SCHWEYK Ma petite dame, ce n’est pas pour rien qu’on appelle un malade un patient. Et moi, je suis là pour faire patienter. Et donc, pour en revenir aux fermetures…
JEANNE (résignée) Revenez, revenez.
SCHWEYK En aussi peu de temps que vous avez mis pour devenir la jolie femme que vous êtes, une douzaine de ministres, tous des cadors, se sont passé le relais : total, 100 000 lits de fermés. Et, pour aller plus vite, ils ont fermé des services, des secteurs, même des hôpitaux entiers, des maternités. Quant aux hôpitaux qu’ils projettent pour remplacer les vieux, les fatigués, les décatis, ils y ferment les lits par avance. Où il y en avait cent, trente de moins de prévus. Ça c’est de la planification. On sera de plus en plus nombreux, mais de moins en moins malades : si c’est pas une bonne nouvelle !
JEANNE Mais s’il arrivait, soudain, plus de malades qu’il n’existe de lits ?
SCHWEYK L’enfance de l’art et l’embarras du choix. Deux solutions : un Doliprane et on les renvoie chez eux, circulez, ambulatoire ! Ou brancard-couloir, comme vous.
JEANNE Vous au moins, vous n’êtes pas chirurgien mais vous savez remuer les couteaux dans les plaies.