Imaginons qu’une entreprise de transports routiers internationaux possède et exploite 56 poids-lourds, dont 21 de plus de 40 ans et 30 de plus de 30 ans. Ces 51 véhicules de plus de 30 ans, construits selon les normes de l’époque, ne sont évidemment plus conformes à celles d’aujourd’hui en termes de sécurité, de consommation de carburant et d’émissions polluantes, sans parler du confort des conducteurs. Leur conception d’origine (gabarit, puissance, système de conduite et habitacle), les composants irremplaçables ou difficilement modifiables (châssis, moteur, système complet de freinage), les pannes fréquentes, les difficultés de réparation et les coûts d’exploitation devraient conduire l’entreprise à les arrêter définitivement. Elle ne devrait d’ailleurs pas avoir le choix car, pour ce type de véhicule, un contrôle technique obligatoire doit être réalisé une fois par an dans un centre agréé ayant une autorisation spécifique pour les poids-lourds. Ces camions ne disposeraient donc plus de l’attestation de conformité nécessaire, à moins d’être considérés comme des véhicules de collection dispensés de contrôle technique. Mais tout transport de marchandises leur serait alors interdit.
Imaginons par ailleurs que cette entreprise ait fait construire ses camions sur mesure pour qu’ils soient parfaitement adaptés aux transports de matières extrêmement dangereuses, à usages à la fois militaire et civil. L’utilisation de ces matières étant limitée à quelques rares États, une construction en série de ce type de poids-lourds ne serait d’aucun intérêt et la construction sur mesure très coûteuse. Les États concernés ayant cependant accepté de financer une partie de leur construction, le transporteur aurait accepté le marché en espérant rembourser sa part du financement initial, couvrir ses charges de fonctionnement et dégager des marges suffisantes, par des contrats de transports garantis dans la durée. Mais les conditions du marché ayant bien changé depuis quarante ans, du fait de la réduction des consommations de produits dangereux et des contrats de transports beaucoup plus aléatoires, la construction de nouveaux camions sur mesure serait devenue trop coûteuse pour permettre la poursuite de l’activité.
Imaginons enfin que cette entreprise ait décidé de prolonger l’exploitation de ses camions bien au-delà de 40 ans et pourquoi-pas jusqu’à 80 ans. Il faudrait alors qu’elle soit suffisamment puissante et influente, du fait des matières « stratégiques » qu’elle transporte, pour obtenir une dérogation aux règles de droit commun. Elle pourrait alors faire en sorte que l’État l’autorise à contrôler elle-même ses camions, sur la base d’un protocole établi avec un centre de contrôle technique agréé qu’elle financerait et qui se chargerait ensuite de valider cet autocontrôle avec l’aide d’un institut technique sur la sécurité routière.
Et, pour faire accepter cette dérogation à la règle de droit commun, cette entreprise devrait rédiger annuellement un rapport technique d’autocontrôle, consultable à la Mairie la plus proche de son siège social et en ligne, mais sans qu’un large public en soit informé. Les salariés de l’entreprise et leurs proches pourraient alors donner leur avis sur ce rapport, mais pas les différents usagers des différentes routes empruntées par ces poids-lourds. Ceux-ci ne seraient même pas au courant de cette procédure dérogatoire au droit commun. Les victimes potentielles des accidents et des pollutions, liés à la circulation de ces engins avec leurs dangereux chargements, ne seraient donc ni au courant, ni en mesure de faire valoir leurs droits à contester cette procédure plus que douteuse. De toute façon, même s’ils le faisaient, leurs avis ne seraient pas décisifs. En effet après avoir recueilli les différentes contributions et propositions d’adaptation des améliorations nécessaires, un commissaire enquêteur, désigné par le Préfet du département le plus proche du siège social de l’entreprise, rédigerait un rapport favorable destiné au centre de contrôle technique payé par le propriétaire des poids-lourds. Ce centre de contrôle technique validerait alors le rapport d’autocontrôle assorti de quelques propositions d’améliorations mineures de la sécurité, mais pratiquement rien sur la réduction des émissions polluantes liées aux consommations de carburant et rien sur l’amélioration des conditions de conduites des conducteurs des camions.
En définitive, après un délai de quelques semaines au cours desquelles les poids-lourds auraient été autorisés à circuler avec une attestation provisoire, le centre de contrôle technique agréé aurait délivré son autorisation définitive de poursuite de l’utilisation des véhicules.
Cette fiction, si elle devenait réalité, pourrait conduire à de graves pollutions et accidents de la route, en France, en Europe et même au-delà. Ces pollutions et accidents seraient d’autant plus graves que les matières transportées seraient dangereuses (par exemple des déchets hautement radioactifs que sont les « combustibles usés » des réacteurs nucléaires) et les pays traversés peu soucieux de protéger leurs populations.
Cette fiction n’en est pas une, pour les 56 réacteurs nucléaires en service en France. C’est très schématiquement la manière dont est traitée la sûreté de ces installations à haut risque. La seule chose qui change par rapport au contrôle technique des poids-lourds est la périodicité du contrôle, de 10 ans et non pas annuelle.
EDF est le propriétaire et exploitant des réacteurs. C’est une entreprise tellement puissante[1] qu’elle est devenue incontrôlable bien que l’Etat en soit le principal actionnaire et que le gouvernement actuel souhaite qu’il devienne l’unique actionnaire. Une récente loi votée par une majorité de député-e-s prévoit même de nationaliser l’entreprise afin d’éviter qu’elle vole en éclats tant sa situation est désastreuse.
EDF assure l’autocontrôle périodique de ses réacteurs nucléaires, les « visites décennales », et établit elle-même les dossiers techniques qui en résultent. Et pour obtenir de l’Autorité de Sûreté Nucléaire l’autorisation de prolonger l’exploitation de ses réacteurs au-delà de 40 ans EDF doit d’abord soumettre son dossier technique à une enquête publique.
L’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) est le contrôleur des dossiers techniques d’autocontrôle d’EDF. L’ASN ne dispose pas de moyens de contrôle propres et doit donc se fier aux informations que veut bien lui fournir EDF. Ses inspecteurs peuvent néanmoins organiser des visites d’installations, programmées ou inopinées, accompagnées par les agents d’EDF. L’ASN est un organisme administratif indépendant dont le financement repose indirectement sur une taxe sur les installations nucléaires de base, dite « taxe INB », affectée au budget général de l'État. L'ASN est ensuite financée par des crédits budgétaires[2]. L’ASN bénéficie du concours technique de l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) avec lequel elle formait, jusqu’à présent, le « dispositif dual » de sûreté nucléaire et de radioprotection. Le gouvernement vient cependant de décider de fusionner l’ASN et l’IRSN au prétexte d’une amélioration de la « fluidité » des relations entre les deux organismes. Il s’agit plus certainement de remettre la sûreté nucléaire sous la tutelle du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA), lui-même juge et partie. Il s’agit aussi, au moment où EDF a le plus grand mal à terminer le chantier de Flamanville et à faire fonctionner les réacteurs existants, de donner la priorité à la production d’électricité, par rapport à la sûreté et à la sécurité. L’ASN n’a évidemment pas la même puissance et la même influence qu’EDF sur l’État.[3]
L’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) est l’institut technique qui expertise les rapports d’autocontrôle d’EDF que lui transmet l’ASN. L’IRSN est un établissement public industriel et commercial issu de la fusion, en 2001, de l'Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI) et de l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN). C’est l'expert public en matière de recherche et d'expertise relatives aux risques nucléaires et radiologiques. L'IRSN traite l'ensemble des questions scientifiques et techniques associées à ces risques, aussi bien en France qu'à l'étranger. L'IRSN exerce, à l'exclusion de toute responsabilité d'exploitant nucléaire, des missions dans les domaines suivants : la sûreté nucléaire, la sûreté des transports de matières radioactives et fissiles, la protection de l'homme et de l'environnement contre les rayonnements ionisants et la protection des installations nucléaires et des transports de matières radioactives et fissiles contre les actes de malveillance.
À titre principal, les travaux réalisés par l'Institut visent à apporter un appui technique aux pouvoirs publics et à l'ASN en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection, mais également en ce qui concerne la sécurité nucléaire et le nucléaire de défense. L'IRSN perçoit tout à la fois des financements budgétaires et extra-budgétaires, auxquels viennent s'ajouter les produits résultant de prestations commerciales[4].
Le rapport technique d’autocontrôle, c’est le dossier mis à l’enquête publique par EDF, pour « informer le public et lui permettre de formuler ses observations et propositions sur les dispositions proposées », dans le but de prolonger de 10 ans l’exploitation des réacteurs ayant atteint ou dépassé 40 ans de service commercial.
L’enquête publique est la procédure administrative à l’issue de laquelle l’ASN autorisera EDF à prolonger de dix ans l’exploitation des réacteurs nucléaires. Elle est organisée sous l’égide des préfets qui, avec l’aide des tribunaux administratifs, choisissent les commissaires enquêteurs chargés de recueillir les contributions du public et de rédiger un rapport d’enquête.
Le public, c’est en principe l’ensemble des personnes concernées par le projet d’EDF de prolonger de 10 ans l’exploitation de ses réacteurs nucléaires. En pratique ce sont les personnes informées de l’existence d’une enquête publique, c’est-à-dire essentiellement les salarié-e-s d’EDF, leurs proches et les riverains des centrales nucléaires. La plupart sont donc juges et parties puisque leurs revenus dépendent, directement ou indirectement, des choix d’EDF.
Le document téléchargeable , dont le texte ci-dessus est l'avant-propos, montre que l’enquête publique sur le dossier présenté par EDF est une fiction organisée pour masquer les fissures, de plus en plus évidentes, des processus de décision relatifs au nucléaire et de la sûreté-sécurité nucléaire.
La méthode utilisée pour rédiger ce document est l’identification des « oublis », des imprécisions et des biais de l’enquête publique, procédure administrative permettant d’écarter toute opposition de fond à la prolongation des vieux réacteurs, cette relance du nucléaire qui ne dit pas son nom.
Les documents utilisés pour le rédiger sont essentiellement le rapport relatif à l’enquête publique sur le dossier présenté par EDF pour la prolongation de 10 ans du réacteur n°1 de la centrale nucléaire de Tricastin, les dossiers d’enquêtes publiques concernant les réacteurs, n°1 de la centrale nucléaire de Tricastin, n°2, n°4 et n°5 de la centrale nucléaire du Bugey et tout autre document accessible en ligne en rapport avec ces enquêtes publiques et leur objet.
[1] Le chiffre d’affaires d’EDF en 2021 était de 84,5 milliards d’euros (143,5 en 2022) et ses effectifs au 31/12/2021 de 63 070 salariés dont 58 565 statutaires (en France).
L’endettement du groupe EDF était de 64,5 milliards d’euros au 31/12/2022.
[2] http://www.senat.fr/rap/r13-634/r13-6343.html#toc32
[3] Au 31 décembre 2021, l’effectif global de l’ASN s’élevait à 519 personnes et son budget pour 2021 était de 67,15 millions d’euros, comprenant celui des divisions territoriales, hébergées par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DRÉAL).
[4] http://www.senat.fr/rap/r13-634/r13-6344.html
[5] https://www.registre-dematerialise.fr/4376/