« La tempête Ciaran a endommagé le réseau électrique dans le Cotentin, privant la centrale de Flamanville de sa ligne d’évacuation. Les deux réacteurs ont donc dû être îlotés. C’est-à-dire que leur puissance a été très rapidement réduite pour fournir de l’énergie au site sans faire appel aux diesels de secours. » ?
Cet extrait d’un communiqué[1], publié le 3 novembre puis mis à jour le 9 novembre 2023 par la Société Française d’Énergie Nucléaire (Sfen)[2], n’a pas fait la une des médias. Pourtant, une centrale nucléaire qui perd son alimentation électrique nous fait courir un risque grave. Mais comme l’indique le titre du communiqué (« Tempête Ciaran : ilotage réussi des deux réacteurs de Flamanville »), la manœuvre de sauvegarde a réussi. Dès lors pourquoi s’intéresser à ce non-événement ? Et bien parce que l’histoire a montré que la perte de contrôle d’un réacteur nucléaire était possible et avait des conséquences dramatiques. Et parce que tous les enseignements n’ont pas été tirés des catastrophes passées ou évitées de justesse.
Pour commencer, qu’est-ce que l’ilotage d’un réacteur nucléaire ?
C’est une procédure malheureusement célèbre puisque c’est un essai d’ilotage qui a enclenché la catastrophe de Tchernobyl en 1986.
La Sfen explique dans son communiqué : « Iloter un réacteur signifie, qu’en cas de défaillance du réseau, la puissance du cœur est très rapidement abaissée, de l’ordre de 25 % de sa valeur nominale. Et environ 5 % sur ces 25 % est dirigée vers la turbine pour que l’alternateur suffise à fournir l’énergie nécessaire aux équipements essentiels de l’installation. Il s’agit cependant d’un transitoire qui doit être réalisé avec soin. ».
Un « transitoire » c’est une situation délicate de déséquilibre de fonctionnement du réacteur. La chaleur à évacuer est en proportion beaucoup plus importante, par rapport à l’électricité à produire, qu’en fonctionnement « normal ». Il faut arriver très rapidement à un nouvel état d’équilibre. Sans celui-ci une surchauffe du réacteur peut se produire et provoquer une fusion partielle ou totale du cœur dont résulteraient des émissions plus ou moins massives de radioactivité dans l’environnement.
Lors de la tempête du 27 décembre 1999 une tentative d’ilotage avait échoué à la centrale nucléaire du Blayais. Le démarrage in-extremis des diesels de secours avait alors permis d’éviter la catastrophe.[3]
Que savons-nous des effets d’une forte tempête sur les réacteurs d’une centrale nucléaire ?
Pour pouvoir évacuer la puissance thermique du cœur du réacteur, même réduite à 25% de sa valeur nominale, il faut de l’électricité pour alimenter les pompes de refroidissement. Mais encore faut-il que celles-ci fonctionnent. Or une tempête peut provoquer, en plus des ruptures d'alimentations électriques externes, une inondation des locaux qui abritent les pompes, les rendant inopérantes. Ce fut le cas à la centrale nucléaire du Blayais dans la nuit du 27 au 28 décembre 1999. Les digues de protection n’étaient pas suffisamment hautes pour protéger la centrale.
L’Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire (IPSN), ancêtre de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN), avait alors publié deux rapports sur le déroulement et les conséquences de l’inondation[4]. L’IRSN avait ensuite engagé une recherche visant à améliorer la connaissance du risque de submersion et à adapter les mesures permettant de le réduire[5]. Selon l’IRSN, suite à la réévaluation du risque, des travaux n’ont été engagés que pour deux centrales nucléaires (Gravelines près de Dunkerque et ses 6 réacteurs, Le Blayais en Gironde et ses 4 réacteurs) parmi les cinq centrales les plus exposées en cas de tempête (les deux citées précédemment, Penly et Paluel en Normandie avec respectivement 2 et 4 réacteurs, Flamanville dans le Cotentin avec 2 réacteurs)[6].
Est-il bien raisonnable de maintenir en fonctionnement des réacteurs nucléaires soumis à de fortes tempêtes ?
La Sfen indique dans son communiqué : « L’intérêt de l’ilotage d’un réacteur, plutôt que son arrêt, est qu’il permet d’éviter l’utilisation des diesels de secours. De plus, il permet un retour rapide de la production électrique sur le réseau lorsque les conditions d’exploitations normales sont revenues. C’est-à-dire, dans le cas présent, la réparation des lignes d’évacuation de l’électricité. »
Mais pourquoi donc faudrait-il éviter l’utilisation des diesels de secours ? Et bien tout simplement parce que leur démarrage et leur bon fonctionnement ne sont pas garantis. Plusieurs médias ont enquêté à ce sujet. Franceinfo, par exemple, a relaté plusieurs départs de feu au démarrage de groupes électrogènes diesels d’ultime secours installés dans les centrales françaises après la catastrophe de Fukushima. EDF en a recensé sur 7 des 20 générateurs fournis par Westinghouse. Ces incidents ont été observés dans les centrales de Nogent-sur-Seine, Cattenom, Golfech et Flamanville, justement, début 2021.
Et pourquoi serait-il intéressant, pour EDF, d’iloter plutôt qu’arrêter un réacteur ? Et bien tout simplement pour maximiser la production nucléaire. Mais ce n’est pas forcément un bon choix, ni une option possible.
Le 3 novembre après-midi les réacteurs N°2 et N°3 de la centrale nucléaire de Paluel se sont arrêtés automatiquement, « en raison d'un dysfonctionnement de la ligne d'évacuation de l'électricité » selon EDF. Il ne semble pas que les diesels de secours aient été utilisés à ce moment-là. Les 2 réacteurs sont restés à l’arrêt une dizaine de jours. Le 3 novembre, moins de 4 heures après le début de l’ilotage, le réacteur N°1 de Flamanville était reconnecté au réseau. Mais le réacteur N°2, iloté puis arrêté, a été remis en service 20 jours plus tard. L’ilotage a donc été un « jeu » à somme nulle. De plus, pendant la tempête, un réacteur était à l’arrêt pour réduire la puissance fournie au réseau interconnecté du fait de la forte production des éoliennes[7]. Il y avait alors un fort excédent de production en France, des exportations conséquentes vers nos voisins européens et aucun risque de manquer d’électricité malgré le nombre élevé de réacteurs arrêtés ou déconnectés du réseau (20 au total en comptant ceux de Flamanville et de Paluel).
Les pires tempêtes possibles sont-elles prises en compte ?
En décembre 1999, la tempête avait provoqué une inondation de la centrale nucléaire du Blayais. Une catastrophe majeure avait été évitée de justesse. En mars 2011, au Japon, celle-ci s’est réellement produite et ses conséquences sont incalculables.
Le 8 août 1948, le port de Dielette, à proximité immédiate de la centrale de Flamanville, avait été submergé par des vagues de plus de 10 mètres.[8] Or, dans le rapport d’évaluation complémentaire de sûreté de la centrale, publié suite à la catastrophe de Fukushima, on peut lire que la « Cote Majorée de Sécurité pour les tranches 1 et 2 de Flamanville est donc aujourd’hui évaluée à 7,79 m NGF N. Ce niveau est retenu pour le dimensionnement des installations. [9]».
Le dimensionnement des ouvrages de protection contre les risques de submersion est donc basé sur une hypothèse démentie par les faits. Et ce n’est qu’un exemple qui montre que l’industrie nucléaire est bien loin d’avoir pris en compte toutes les tempêtes possibles.
Quels constats tirer de cet épisode ?
Malgré plusieurs tempêtes qui les ont interrompues par le passé, rien n’a été fait pour sécuriser les lignes électriques externes aux centrales nucléaires. C’est ainsi que les centrales nucléaires de Flamanville et de Paluel se sont trouvées fort dépourvues lors de la tempête Ciaran. Rien n’a été fait non plus pour éviter les ennuis en prévoyant l’arrêt anticipé des réacteurs exposés à une forte tempête, lorsqu’elle est annoncée à l’avance. Et tout n’a pas été fait pour renforcer la protection contre les risques d’inondation en cas de forte tempête.
A contrario, les pressions économiques et politiques poussent EDF à maximiser la production nucléaire, même lorsqu’elle n’est pas nécessaire à l’équilibre du réseau électrique et en dépit des risques que cela comporte.
La Françatomique semble être en « ilotage » sur ses certitudes et turpitudes. Elle ignore superbement tous les signaux d’alerte. Son « contrôle-commande » est défaillant comme l’a été celui de la centrale de Civaux fin août 2023[10]. La Françatomique prétend pourtant relancer l’industrie nucléaire militaro-civile alors qu’elle n’a ni les moyens économiques, ni les moyens techniques nécessaires et encore moins les connaissances scientifiques suffisantes des aléas naturels qui peuvent enclencher des catastrophes majeures.
[1] « Tempête Ciaran : ilotage réussi des deux réacteurs de Flamanville »
https://www.sfen.org/rgn/tempete-ciaran-ilotage-reussi-des-deux-reacteurs-de-flamanville/
[2] La Sfen est un des principaux organes de communication du lobby nucléaire français.
[3] France Inter, "Affaires sensibles"
[4] « L’inondation de la centrale du Blayais en décembre 1999 »
https://www.irsn.fr/actualites/linondation-centrale-blayais-decembre-1999
[5] « Pour la Science », 22 février 2023, « Comment réduire le risque de submersion marine des centrales nucléaires ? »
[6] Les centrales nucléaires en bord de cours d’eau peuvent aussi être inondées en cas de fortes crues et de rupture de barrages.
[7] Voir le site « Nuclear Monitor » qui présente de manière synthétique les disponibilités et indisponibilités de réacteurs ainsi que les productions électriques par type d’énergie et la consommation totale en France au pas de 15 minutes.
https://nuclear-monitor.fr/#/mix?date=2023-11-02T20:00:00.000Z
[8] Etude de Daubord, C. et al., (2015), rapport technique final du projet NIVEXT, page 113, fiche tempête T 33, signalée dans la base de données « Tempêtes et Submersions Historiques » de l’IRSN
http://refmar.shom.fr/documents/10227/382855/Rapport-NIVEXT.pdf
[9] EDF – 2011 - RECS FLAMANVILLE 1‐2 N°3 ‐ 9/40
[10] https://www.asn.fr/content/download/191247/download_file/INSSN-BDX-2023-0040.pdf