Françatomique et débats publics
Entre octobre 2022 et mars 2023, à la demande du groupe parlementaire Les Républicains, l’Assemblée nationale organisait une « commission d’enquête sur les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France ». Ses travaux auraient dû nous éclairer sur ces deux enjeux de la politique énergétique française. Il n’en fut rien car dès la présentation des objectifs de cette commission, par son président le député de Fessenheim Raphaël Schellenberger, apparaissait de manière évidente une orientation biaisée a priori : l’énergie nucléaire serait un facteur favorable à « l’indépendance » et à « l’autonomie » énergétique de la France. Ces deux notions ne furent d’ailleurs jamais définies. La porte était alors grande ouverte aux mensonges.
C’est ainsi que lors de son audition, le 19 janvier 2023, le Directeur Exécutif du Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique, indiquait : « Alors que la France dispose de très peu de ressources énergétiques fossiles exploitées sur son territoire, le développement du programme nucléaire a permis de fortement limiter la dépendance énergétique de notre pays. En effet, notre taux d’indépendance est ainsi passé de 23,9 % en 1973 à 55 % en 2021. »
Ce premier mensonge n’était pas démenti alors que le président et le rapporteur de la commission d’enquête avaient en mains un dossier détaillé montrant que le taux d’indépendance énergétique réel de la France en 2021 était de 13,5%, soit une division par 1,77 par rapport à la valeur de 1973.
Le même Directeur d’EDF indiquait ensuite : « Un phénomène inédit, à savoir la corrosion sous contrainte des tuyauteries de circuits auxiliaires du circuit primaire, perturbe depuis plus d’un an le fonctionnement du parc nucléaire et pèse fortement sur sa disponibilité ». Et il ajoutait, suite à une demande de précisions du président : « Enfin, la troisième opération concerne la corrosion sous contrainte, qui correspond à un événement totalement inédit. Il n’a aucun lien avec le vieillissement de la centrale et avec le grand carénage. Il s’agit d’un problème tout à fait sérieux et d’un défaut générique redouté depuis l’origine par notre maison. En effet, notre parc est très standardisé. Dès lors, lorsque surgit un défaut qui n’avait pas été prévu, il est possible qu’il se retrouve sur chacun de nos réacteurs.»
C’était un deuxième mensonge car si un « problème est redouté depuis l’origine par la ‘’maison’’ » c’est qu’il n’est pas inédit. Il a été décrit dans des publications états-uniennes, datant des années 1970. Or la plupart des réacteurs en service en France ont été construits sous licence Westinghouse et ont eu pour modèles des réacteurs américains. Le « mécanisme de corrosion sous contrainte » s’est déjà manifesté sur les réacteurs français. Il a été identifié, en 1982 sur les « tubes-guides des grappes absorbantes », notamment à la centrale nucléaire de Gravelines, puis en 1988 sur des « vis » des réacteurs du Bugey et de Fessenheim et enfin en septembre 1991 sur un « adaptateur de couvercle de la cuve » des réacteurs N°3 puis N°4 de la centrale nucléaire du Bugey et du réacteur N°1 de Fessenheim. L’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) décrit ces problèmes au chapitre 27, pages 767, 772, 776, 777, d’un document édité en 1996 : « Éléments de sûreté nucléaire - Les réacteurs à eau sous pression ». Le directeur exécutif d’EDF ne pouvait l’ignorer. Mais il n’y eut aucun député suffisamment informé ou curieux des pratiques de l’industrie nucléaire pour demander à quand remontaient les premières détections du problème et s’il pouvait se reproduire.
Nucléaire et souveraineté énergétique
Les faits, c’est-à-dire la double dépendance à une énergie entièrement importée et aux aléas prévisibles de technologies en partie importées, n’intéressaient ni le Président ni le Rapporteur de la commission d’enquête. Ils ignorèrent donc les mensonges pour continuer de rêver à la « relance » du nucléaire. L’indépendance énergétique étant inatteignable avec cette énergie elle devenait sous leur plume une « notion utopique » qu’il convenait de remplacer par « la notion de souveraineté énergétique, [qui] a montré tout son sens et tout son intérêt, entendue comme la liberté de définir sa politique et de choisir ses options énergétiques, la réduction de nos dépendances, la résilience de notre système énergétique face aux crises. »
Si cette notion doit être « entendue comme la réduction de nos dépendances », alors le choix du nucléaire n’a pas été le bon : notre dépendance énergétique s’est accrue avec la nucléarisation du pays (voir ma lettre d’infos N°1).
Si cette notion doit être « entendue comme la résilience de notre système énergétique face aux crises », alors le choix du nucléaire n’a pas non plus été le bon : il a conduit au fiasco de 2022 et à une aggravation de la dette publique de 72 milliards d’euros en un peu plus d’un an (voir ma lettre d’infos N°2).
Pour ce qui concerne la « liberté de définir sa politique et de choisir ses options énergétiques » deux aspects du problème doivent être soulignés : la technologie et les financements choisis.
En 1974, EDF exploitait une dizaine de réacteurs nucléaires, conçus par le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), principalement pour la production de plutonium à usage militaire et accessoirement pour la production d’électricité. Mais ces technologies ne furent pas retenues pour nucléariser la production d’électricité française. C’est une technologie et une licence américaines (Westinghouse) qui le furent sans qu’aucun débat démocratique ni aucune loi n’ai acté ces choix. Pourtant dans une démocratie qui se respecte le peuple est souverain. Des gouvernements qui définissent ainsi leur politique et choisissent leurs options énergétiques privent le peuple de sa souveraineté.
Pour financer le programme nucléaire EDF mobilisa des emprunts internationaux garantis par l’État. En complément, EDF signa avec la Suisse des accords de fourniture d’électricité à long terme en contrepartie du financement d’une partie des réacteurs de 3 centrales. Pour rembourser ses emprunts EDF incita très fortement ses clients à augmenter leurs consommations, notamment par le recours au chauffage électrique. Ce furent de nouvelles entorses à la souveraineté du peuple.
Mettre ainsi « tous les œufs du peuple dans le même panier » c’est l’empêcher d’exercer sa souveraineté. Celle-ci ne peut se déployer qu’en permettant au plus grand nombre et à tous les échelons du territoire de maîtriser leurs consommations et leurs dépenses. Les moyens sont connus : décentralisation des compétences relatives à l’énergie, modération des consommations en fonction des ressources disponibles, développement à l’échelle locale des énergies renouvelables. Ils n’ont pas été déployés et depuis plus de 50 ans des pans entiers de l’économie et des territoires nucléarisés sont donc devenus accrocs à la « manne du nucléaire » c’est-à-dire à des activités de destruction massive de biens publics.
L’Etat français, en misant à nouveau sur le nucléaire ne tire aucune leçon de l’histoire. Il va nous entraîner dans une nouvelle ère de dépendances encore plus risquée que la précédente. Dépendance aux marchés internationaux de capitaux et accroissement de la dette publique. Dépendance aux actionnaires étrangers (États-Unis, Chine, Japon, etc.) d’EDF et de ses filiales, ainsi qu’aux contrôles qui les accompagnent. Dépendance aux licences détenues par la firme états-unienne General Electric et aux restrictions qui les accompagnent, pour la fabrication et la vente de turbines de centrales nucléaires. Dépendance aux pays fournisseurs d’uranium (par exemple la Mongolie après qu’Orano se soit fait expulser du Niger). Dépendance à la société russe Rosatom et à la société états-unienne Westinghouse pour l’approvisionnement en « combustible ». Sans parler des projets de dépendance aux sociétés états-uniennes Amazon, pour la gestion centralisée des pièces détachées de réacteurs nucléaires, et à la société Unitech, pour le nettoyage des outillages contaminés. Et tout ceci sans supprimer les risques et dépendances, au marché européen de l’électricité, aux aléas climatiques, techniques et géopolitiques spécifiques aux technologies nucléaires, etc.
La souveraineté que nous apporterait l’énergie nucléaire n’est qu’un miroir aux alouettes. Le peuple français est empêché d’exercer pleinement sa souveraineté par des mensonges et des prises de décisions soit complètement opaques, soit recouvertes d’un vernis démocratique à base de concertations, de débats et autres enquêtes publics.
Résistance à la Françatomique et débat public
Un débat chasse l’autre. Celui sur le projet d’EDF de construire une paire d’EPR à Gravelines vient de se terminer. Un nouveau est prévu, du 28 janvier au 15 mai 2025, sur le projet d’EDF de construire une paire d’EPR au Bugey. Il pourra être alimenté par le « rapport de suites » que la Cour des comptes vient de publier : « La filière EPR : une dynamique nouvelle, des risques persistants ». Sa synthèse indique ceci : « La rentabilité prévisionnelle du programme EPR2 reste, à ce stade, inconnue, d’autant que les conditions de financement de ce programme ne sont toujours pas arrêtées. Lorsqu’elles le seront, une année supplémentaire (voire davantage) sera nécessaire en vue d’obtenir leur approbation par la Commission européenne. Ces délais et incertitudes (qui portent également sur le nombre de centrales à construire) réduisent la visibilité dont les acteurs de la filière ont besoin pour s’engager dans les projets industriels de cette ampleur et obtenir des financements. L’accumulation de risques et de contraintes pourrait conduire à un échec du programme EPR2 ». Ce rapport tombe à pic au moment où l’on apprend que le gouvernement envisage d’utiliser l’épargne du livret A pour financer la construction de nouveaux réacteurs nucléaires.
Il faut s’y opposer, tout comme il faut s’opposer à son financement par un prêt à taux zéro garanti par l’État. Ces outils doivent être réservés au logement, en particulier du logement social qui en a bien besoin.
Pour plus d’informations
Coordination Stop Bugey : https://www.stop-bugey.org/
Collectif national Arrêt du nucléaire : http://collectif-adn.fr/#EPR-enberne
Article de blog : Petite chronique de la Françatomique – mensonges et corruption de la démocratie