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Billet de blog 1 octobre 2024

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Israël, miroir de l’Occident

Les gens en France n’arrivent pas aujourd’hui à saisir qu’Israël c’est nous : notre base militaire, notre présence au Moyen-Orient, la logique poussée à l’extrême de notre ordre colonial passé, parce qu’on ne leur explique pas de façon claire, et qu’ils n’ont pas intérêt à voir. Le génocide à Gaza devrait servir de révélateur. Israël est ce miroir brandi qui révèle la réalité de l’Occident à la face du monde.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Chaque jour je fais défiler le génocide en cours sur mes réseaux sociaux. Il est là dans ma main, devant moi, contrairement à beaucoup de français qui ne suivent pas Middle-East eye ou Electronic Intifada, deux sites d’investigation tout à fait édifiants. Je vis avec aussi parce que je m’y intéresse, parce que j’ai passé du temps au Moyen-Orient, à Gaza, contrairement à la majorité de mes compatriotes, qui ont un rapport abstrait avec ce coin du monde.

Je me souviens très bien d’ailleurs cette impossibilité à entrer en lien avec ce que les journaux appelaient à l’époque le conflit israélo-palestinien, quand j’étais comme eux, vierge de toute expérience de terrain. Pourtant lecteur assidu de journaux, je me disais qu’il y avait deux camps qui se battaient, je ne voulais pas m’en mêler, et je sautais les articles à ce sujet. Je n’avais aucune envie de m’y intéresser, pensant a priori que la situation était comme on me l’expliquait : complexe, inextricable.

Pourtant, tout était déjà sous mes yeux : les informations, bien que déformées, étaient accessibles. Il m’a fallu aller en Israël, puis en Cisjordanie, faire l’expérience physique de l’occupation militaire d’un peuple, à Al Khalil (Hébron), Al Qods (Jérusalem), Nablus, pour enfin m’intéresser à cette histoire et comprendre qu’elle me concernait, qu’en tant que français et en tant qu’occidental j’étais que je le veuille ou non mouillé dans les atrocités commises par nos alliés indéfectibles.

Les gens en France n’arrivent pas aujourd’hui à saisir qu’Israël c’est nous : notre base militaire, notre présence au Moyen-Orient, la logique poussée à l’extrême de notre ordre colonial passé, parce qu’on ne leur explique pas de façon claire, et qu’ils n’ont pas intérêt à voir. Le génocide à Gaza devrait servir de révélateur, mais ce n’est pas encore le cas, car il y a tout un trajet à faire, tout un travail douloureux de déconstruction de notre modèle occidental à entreprendre pour accepter ce qu’Israël nous dit de nous.

Israël est ce miroir brandi qui révèle la réalité de l’Occident, en direct sur Instagram à la face du monde, mais les peuples dont les gouvernements soutiennent Netanyahou n’ont pas encore les clés pour voir, ou en tout cas pas assez pour que leurs dirigeants en tiennent compte.

L’ordre sur lequel nous fondons nos existences

Certains autour de moi déplorent l’absence d’empathie du peuple israélien à l’égard des palestiniens, incapables à Tel-Aviv de manifester pour autre chose que la restitution de leurs otages. Mais il faut imaginer la capacité de déni que la société israélienne a développé depuis ces presque quatre-vingt années d’occupation militaire, tout simplement pour survivre chaque jour au réel qui te force à envoyer tes enfants commettre des crimes de guerre à vingt minutes de chez toi, que tu t’es convaincu nécessaires au bon fonctionnement de ta société, de ta raison d’être sur cette terre d’Israël, et qu’en tant que réserviste tu es toi aussi prêt à commettre.

Comment demander à une société qui s’est construite dans une logique de colonisation nécessaire pour sa propre survie, se racontant des mythes comme celui d’un peuple sans terre pour une terre sans peuple, de voir soudain les choses en face alors même que le besoin de déni est toujours plus grand et que les médias indépendants ont cessé d’émettre ?

Nous qui ne sommes pas en première ligne du massacre en cours, qui vivons en paix sur notre territoire et avons les informations disponibles à disposition, malgré une puissante propagande aux ordres de nos gouvernants, sommes il me semble bien plus coupables que le peuple israélien de refuser de voir, car notre aveuglement n’a pas ce caractère d’urgence existentielle, de sidération collective nécessaire pour continuer à fonctionner.

Et pourtant hormis une minorité d’étudiants et de militants des droits de l’homme qui n’ont aucun mal à faire le lien entre la situation à Gaza et les guerres passées au Vietnam ou en Algérie, la plupart d’entre nous refuse de regarder les choses en face, pour des raisons existentielles plus profondes, qui nous mettraient en péril quant à l’ordre que l’on s’est construit et sur lequel nous fondons nos existences.

Israël n’est ainsi pas notre allié indéfectible pour rien

Car regarder en face ce qu’Israël est en train de commettre au Moyen-Orient oblige à considérer que la tragédie en cours n’est pas seulement celle d’un état en train de poursuivre le nettoyage ethnique de son territoire afin d’en prendre pleinement possession, car classique de colonisation de peuplement, mais que cet état ne fait que suivre fidèlement le mode d’emploi de construction prédatrice de nos états-nations telles que nous les appliquons au monde depuis cinq siècles. 

Israël n’est ainsi pas notre allié indéfectible pour rien : il est nous, c’est-à-dire nous les Occidentaux, avec notre logique, nos pulsions de conquête et nos impératifs de purification ethnique érigés en règle au XIXème siècle dans les meilleures universités européennes, qui continuent aujourd’hui de fasciner la droite française, c’est-à-dire une grande majorité de nos représentants.

Le modèle sécuritaire israélien, Eric Ciotti proposait il y a peu de s’en inspirer pour améliorer l’ordre en France. Depuis moins d’une semaine, Bruno Retailleau est devenu ministre de l’intérieur et nous promet un ordre en nous expliquant depuis des années que le désordre en France est lié à ces populations qui refusent de s’assimiler, qui n’ont pas les mêmes valeurs que nous, et dont il faut se débarrasser pour ramener l’ordre d’antan, au mieux en les expulsant, au pire en les emprisonnant le temps nécessaire, dans l’optique aboutir à un peuple homogène, partageant les mêmes valeurs, obéissant aux mêmes règles liées à la grande tradition française et occidentale.

Cette logique n’est pas celle du seul Retailleau, longtemps bras droit de Philippe de Villiers, mais celle de nos états-nations tels qu’ils se sont définis il y a deux siècles, prônant l’assimilation ou l’extermination des peuples barbares, qu’ils soient indiens, aborigènes, nord-africains, auvergnats, corses, gitans ou juifs : tous ceux qui ne correspondaient pas aux valeurs supérieures de la civilisation chrétienne devaient être soit expulsés dans les bagnes des colonies, pour les révolutionnaires de 1848 en Algérie, pour ceux de la Commune de 1871 en Nouvelle-Calédonie, soit incarcérés, punis, forcés à se réformer.

Cette logique de purification ethnique entraînera le génocide des arméniens en 1915 quand la Turquie renoncera à son empire Ottoman pour tenter de devenir un état-nation sur le modèle occidental. Et paradoxalement c’est encore cette logique-là que bien des pays anciennement colonisés appliquent à leurs populations, que ce soit l’Inde avec ses minorités musulmanes, ou la Chine avec l’ethnocide en cours des Ouïghours. Le modèle de l’état-nation à l’occidental, comme son mode de vie hollywoodien, avec son idéal de start-up nation israélienne ou macronnienne incarnant aujourd’hui l’idéal néolibéral, s’est imposé un peu partout comme un ordre désirable, voire légitime, et pourtant la manière dont il se révèle à nous à Gaza devrait nous rappeler de quoi cet ordre est fait.

Israël devrait avoir l’immense avantage de nous mettre au clair sur nous-mêmes

La réalité qui nous est surlignée plusieurs fois en rouge sang, si l’on prend le temps de s’observer, dans le miroir que nous présente Israël, nous fait comprendre qu’au fond nous sommes d’accord avec le gouvernement de Nétanyahou au pouvoir, qui pourraient être nous si nous étions à leur place, obligés de lutter en première ligne pour faire régner notre ordre. Ainsi pour justifier le fait que contrairement aux morts franco-israéliens du 7 octobre, qui avaient bénéficié d’un hommage officiel à Paris en février dernier, les franco-palestiniens ayant péri n’auraient droit eux à aucune cérémonie, notre président Emmanuel Macron a expliqué de façon limpide, comme le rapporte Didier Fassin dans Une étrange défaite, sous-titré Le consentement à l’écrasement de Gaza que ce n’est pas la même chose, les premiers sont des gens avec lesquels nous partageons le même mode de vie, les autres sont des dommages collatéraux.

Déplorer que la France continue de fournir des armes à Israël n’est donc pas suffisant, alors même qu’il est dans la logique de nos accords d’armer cette base moyen-orientale qui nous sert à tester nos missiles, faire évoluer nos drones, améliorer nos techniques de torture pourtant déjà bien éprouvées en Amérique du sud ou en Algérie. Refuser le génocide en cours suppose d’aller plus loin dans la critique, de nous inclure dans l’équation, de mettre notre propre modèle en danger, celui-là même qui nous a tant privilégié mais dont l’issue semble fatale. Un modèle qui promet de faire de la France et de l’Europe un nouvel Israël, dans la logique d’une économie mondiale qui depuis le 11 septembre 2001 s’est centrée sur le domaine sécuritaire. Un modèle qui a fait en France de nos collèges et lycées des prisons à ciel ouvert, avec checkpoints à l’entrée. Qui dresse des murs toujours plus hauts et nombreux autour de l’Europe et des Etats-Unis, construisant en béton, en barbelé, le monde ségrégué dont on a un exemple achevé quand on se rend en Cisjordanie ou à Gaza.

Israël devrait avoir l’immense avantage de nous mettre au clair sur nous-mêmes, sans avoir à en vivre toutes les conséquences. Israël nous montre concrètement ce qu’il pourrait advenir si l’on suit ce modèle d’apartheid des peuples, suivant un axe du bien et un axe du mal, avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre, déshumanisés, à la merci de cet Occident qui si l’on ne compte que son chef de file, les Etats-Unis, serait responsable, selon le Cost of war project, de 4,5 millions de morts entre 2001 et 2023, en très grande partie liées aux guerres et à leurs conséquences en Afghanistan, Irak, Libye, Somalie, Syrie et Pakistan, mais sans compter Gaza et aujourd’hui le Liban.

Massacre des peuples autochtones tel qu’il s’est toujours pratiqué

Le sionisme lui-même doit être considéré comme une idéologie occidentale né de cet ordre qui considérait à l’époque les juifs comme une menace. Le sionisme est un constat d’échec, celui de Theodor Herzl, journaliste à Paris, observant comment se comportait la France antisémite à propos de l’affaire Dreyfus, concluant logiquement qu’il n’y avait d’autre salut pour le peuple juif que de se trouver une terre où se mettre à l’abri des persécutions systémiques de ce même Occident qu’il a paradoxalement pu rejoindre en 1948, qui l’a assimilé et lui a donné, après des millénaires de pogroms culminant avec la Shoah, le droit faire partie du cercle fermé de ceux qui frappent plutôt que de ceux qu’on frappe, cercle en grande majorité chrétien mais qui tolère l’état-nation juif tant qu’il sert ses intérêts.

Israël, devenu membre à part entière de cet Occident blanc, cette fois assimilé pour de bon à l’ordre dominant, ne fait donc que se servir de son droit au massacre des peuples autochtones tel qu’il s’est toujours pratiqué, et coopérer à l’ordre fondé les français, anglais, allemands, américains qui l’ont à la fois théorisé et mis en œuvre.

Tant que nous refuserons de nous voir en Israël, préférant écouter des intellectuels algériens comme Boualem Sansal ou Kamel Daoud nous disculper de toute responsabilité en nous expliquant que la seule clé de compréhension est l’Islam politique, en nous racontant la situation de leur pays, l’Algérie, comme une préfiguration de ce que le monde pourrait bientôt devenir, nous passerons, à la plus grande joie de nos gouvernants, à côté de notre responsabilité collective dans ces massacres commis en notre nom. L’Europe, autant que les Etats-Unis, a les moyens de faire cesser ce carnage, et si elle laisse faire, c’est non seulement qu’elle en est complice mais qu’elle trouve son intérêt dans la poursuite de cette logique.

Ce que certains comme Kamel Daoud appellent péjorativement cette mauvaise conscience qui nous aliène ou nous empêche de voir l’avenir et de tirer un trait sur le passé, ressassant à jamais nos méfaits coloniaux, n’est il me semble que le degré d’empathie minimum que non seulement nous pouvons mais nous devons avoir pour les exactions commises en notre nom.

Cette mauvaise conscience sartrienne, qui suppose de nous considérer chacun comme responsable de toutes les vies humaines, que le philosophe a nommé existentialisme et qu’on retrouve exprimé chez ceux qu’on appelle en France cathos de gauche, militants communistes, socialistes internationalistes lecteurs de Chomsky, n’est à mes yeux que l’expression d’une morale humaniste confrontée à la réalité du monde, et non une passion triste qui aboutirait à la haine de soi.

Je m’aime lucide plutôt qu’imbécile heureux de vivre dans un si beau pays qui soutient des génocides, de même que j’aime les français et leurs droits de l’homme à partir du moment où ceux-ci s’appliquent aux femmes et à tous les êtres humains, voire à tous les êtres vivants. Ce n’est pas un sort pénible que d’avoir une conscience occidentale, même mauvaise, mais plutôt un privilège, une inégalité de fait avec le reste des habitants de cette terre que l’on a tant pillée, et donc une charge, un devoir moral et politique de regarder les choses en face, d’avoir le courage de se confronter à l’histoire, de penser au-delà de nos intérêts de français, d’occidentaux, de penser donc contre nos gouvernants qui ont eux au contraire la charge de prolonger l’héritage mal acquis, de penser contre les agissements de nos états-nations qui vont à l’encontre du bien-être commun mondial. Ceux qui comme moi croient en cette internationale des peuples ne sont plus, contrairement à l’après-guerre, majoritaires dans l’opinion.

Pourtant j’ai le faible de croire que si les récits n’étaient pas tant biaisés par la propagande médiatique nous pourrions tous y voir clair et œuvrer ensemble à un monde de paix.

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