Hier je fais ce rêve que les loyers à Gaza baissent. Un journaliste gilet pare-balles, moufles, cache-nez, skis de fond calés dans une trace de double ligne jaune sur l’asphalte, au milieu d’une poussière de gravats, montre une courbe en déroute tracée au couteau sur le dos d’un enfant.
Ce matin je retombe sur des notes prises à la lecture du livre de Grégoire Chamayou intitulé Les chasses à l’homme, aux éditions La Fabrique, et sous-titré histoire et philosophie du pouvoir cynégétique (c’est-à-dire de la chasse).
Dans cet essai, l’auteur trace une chronologie des pratiques de chasses à l’homme de la Grèce antique à la fin du XXème siècle, en douze chapitres percutants voire tranchants.
Nemrod, le fondateur de Babel et premier roi qu’on ait connu cette terre après le déluge, était un puissant chasseur devant l’Eternel. Chamayou explique qu’après le déluge, Dieu ordonna que les hommes partent peupler la Terre. Nemrod désobéit et les regroupa par la force. Il captura son peuple. Abraham, qui lui succède est son opposé : un roi pasteur, soumis à l’autorité divine.
Les Grecs eux voient dans l’art de la chasse à l’homme une sous-partie de l’art de la guerre : nous devons y avoir recours à l’égard des bêtes et de ceux des hommes qui étant nés pour être commandés n’y consentent pas, explique Aristote, qui n’aurait certainement pas écrit autant sans toutes ses femmes de ménage.
La chasse à l’homme au Moyen-Age a pour but d’extraire les brebis galeuses du troupeau, d’excommunier, d’éliminer les sujets atteints par le mal.
En Amérique du sud, la chasse aux indiens, après le choc de la découverte, devient un passe-temps prisé par les conquistadors, qui la pratiquent pour faire courir leurs dogues.
Une théorie de la proie, dès le XVIIème siècle, justifie la chasse à l’homme par la capture, qui va permettre d’humaniser ces africains sans âmes, alors même qu’elle revient en pratique à les traiter comme des bêtes.
En 1725, dans le Massachussetts, toute chevelure d’indien est récompensée par la somme de 100 livres.
Avec l’invention de la police moderne, la chasse aux pauvres est pratiquée comme moyen de la mise au travail des dépossédés, de leur dressage et de leur insertion par la contrainte dans le marché du futur travail salarié.
Chamayou explique que le plaisir de la chasse policière pour l’agent rend le métier passionnant, malgré le constat d’échec de la prison qui produit le gibier qu’elle est chargée de poursuivre.
Le lynchage des noirs aux Etats-Unis, en toute impunité, ce qui est un des fondements de l’Etat raciste, relève de ces cas d’insurrection des dominants sur les dominés. Dans ce cas on parle de chasse de ségrégation.
La chasse aux travailleurs étrangers en France, à Aigues-Mortes par exemple en 1893 entre ouvriers italiens et français, relève de la xénophobie, et met en chasse les exploités entre eux.
Les chasses aux juifs tout au long de l’histoire ont subi pour Chamayou trois mutations majeures : d’abord chasses émeutières, du fait d’Etats, souvent pour des raisons fiscales, elles deviennent par la suite religieuses et racistes puis se transforment au XXème siècle en chasses génocidaires.
Chamayou évoque enfin la politique d’illégalisation des migrants depuis les années 70 qui se généralise en chasse à tous les illégaux, avec la création de fichiers, comme l’EURODAC, à empreintes digitales, qui répertorie aujourd’hui un million de sans-papiers et demandeurs d’asile.
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Le livre s’arrête là. Or il me semble pertinent d’ajouter une chasse à l’homme qui occupe depuis quinze ans une part non négligeable des actualités médiatiques et des activités policières et guerrières de nos Etats, et que l’on nomme la chasse aux terroristes (fight terrorism).
Cette chasse répond à tous les critères de la chasse à l’homme, et s’inspire d’un certain nombre de pratiques antérieures énoncées ci-dessus, en les adaptant aux nécessités de notre époque globalisée.
A priori, la chasse aux terroristes n’est pas une chasse d’acquisition, avec mise en esclavage ou au travail des barbus… Non, ils ne feraient ni de bons esclaves, ni de bons travailleurs. Ce serait trop leur faire honneur que de tenter de leur trouver une quelconque utilité : on sent bien à Guantanamo qu’ils n’ont aucune envie de se réinsérer, qu’ils ne sont que des parasites, des êtres maléfiques parfaits, des nuisibles sans espoir de remède.
En cela ils se rapprochent de la conception moyen-âgeuse de la chasse à l’homme : l’idée de nos dirigeants est de tenter de les exterminer afin qu’ils n’infectent pas le reste de la population. Par exemple, solution douce, déléguer aux soins du maréchal Sissi la mise en cellule des Frères Musulmans afin qu’ils ne prêchent plus au peuple leur venin.
Plus toniques, les Etats-Unis s’octroient le droit, partout dans le monde non-civilisé, de chasser le terroriste à l’aide de ses drones, une arme particulièrement adaptée à ce genre de nettoyage des tumeurs cancéreuses dans les sociétés attardées, traditionnelles, trop vieilles pour se soigner elles-mêmes, littéralement assistées médicalement par l’Empire.
La métaphore médicale est d’autant plus juste que nous baignons en occident dans cette ambiance de soins permanents auxquels nous participons tous en tant que malades en devenir. Les peurs irrationnelles autour du virus du musulman qui infecte l’Europe avec sa culture et ses mœurs ne font que grandir.
Encore plus énergiques, les faucons israéliens chassent, bombardent, exterminent sans chercher à trop faire de distinctions, sans se donner l’illusion du drone, une entité maléfique mal définie, le Hamas, qui selon eux détourne le peuple gazaoui de ses aspirations naturelles à l’obéissance pacifique, qui polluent leurs esprits et les forcent à se servir de leurs enfants comme de boucliers humains. Dans toute la Cisjordanie ils chassent par raids la nuit, bousculent des vieilles dames dans leurs lits, rouent de coups et emprisonnent 4000 de leurs fils, tuent des enfants aux check-points, et ce en toute impunité, comme l’écrivait Chamayou.
Pour Israël, il ne s’agit pas d’acquérir, de mettre au travail ces populations, comme en Afrique du Sud par exemple, mais de s’en débarrasser car elles sont une entrave au bon fonctionnement de l’Etat hébreu. L’opinion est qu’au fond les palestiniens, au lieu de s’accrocher à leur terre, seraient bien plus heureux avec leurs frères arabes dans tous ces grands pays qui les entourent.
La chasse à l’homme-terroriste lancée par le fils Bush après le 11 septembre a été conçue dès les premiers discours comme violente (shock and awe) sans pitié et frontale (either you are with us or with the terrorists). Elle vise à l’éradication de toutes les souches extrémistes essentiellement musulmanes de la planète. Elle a mis un visage sur le mal à combattre : le barbu islamiste, toutes obédiences confondues.
Voilà le projet politico-militaire que soutient ardemment l’Europe depuis les quinze dernières années, malgré les printemps arabes, malgré l’évidente cruauté et absurdité d’une chasse à l’homme qui produit son propre gibier de façon exponentielle, peut-être aussi par peur de se faire traiter un jour elle aussi de terroriste si elle n’obéit pas.
Est-ce que tout ça va encore durer longtemps ? Est-ce qu’il ne serait pas temps de remplacer Nemrod par Abraham, le chasseur par le pasteur ? Le terme terroriste réduit à néant toute possibilité d’explication du monde, et par la même toute solution adéquate aux conflits qui nous font vivre.