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Billet de blog 26 décembre 2024

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Mon regret - une histoire vraie de Gaza, par Mona Ramadan

J’ai rencontré Mona il y a quinze jours par hasard sur Instagram, et je lui ai demandé, comme je continue de le faire autour de la Méditerranée et ailleurs, si elle souhaitait confier une histoire vraie au monde, que je pourrais travailler avec elle et ensuite relayer auprès du public français (l’histoire sera aussi sur les réseaux en anglais et en arabe). Voilà le texte auquel nous avons abouti.

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Mon nom est Mona Ramadan, j’ai vingt-six ans et mes centres d’intérêts sont le commerce, les chats, le changement perpétuel et les langues. C’est pourquoi j’ai choisi de suivre un master de littérature française et anglaise à l’université Al Azhar de Gaza.

Je suis née et j’ai toujours vécu à Gaza. Plus précisément, dans la commune de Beit Lahia, tout au nord, à quelques kilomètres du mur d’enceinte. Je suis d’une famille de la classe moyenne commerçante, ayant souffert économiquement, comme bien d’autres, d’abord en 2000 de la seconde intifada, puis des bombardements de 2008 et de 2014. J’ai quatre frères très protecteurs, et trois sœurs très aimantes. Ma préférée est la plus jeune, Amal, d’une intelligence remarquable. Dans notre maison familiale, nous partagions de grands moments de bonheur ensemble, et pour moi cet espace de vie était golden, car le soleil par les fenêtres l’envahissait d’or. La maison était aussi équipée pour que mon père puisse vivre, car après de nombreuses années à vivre avec une tuberculose des os, il avait perdu la capacité de marcher en 2021.

Dix jours avant le 7 octobre 2023, j’ai fait un rêve, enfin plutôt un cauchemar. La mer était grise, en colère, et s’apprêtait à nous submerger. J’arrivais à me mettre à l’abri sur une colline, mais ma sœur Amal, tournant son dos à la mer, était à sa merci.

J’hurlais pour qu’elle se tourne, mais elle était trop loin, elle ne m’entendait pas. Je criais son nom, en pleurs, et des inconnus s’approchèrent pour m’expliquer qu’elle était en sécurité. Des gens priaient aussi autour de nous, et des montagnes de gravats de la mosquée de notre quartier étaient disposées là. Bizarrement, seule notre maison semblait intacte, mais l’obscurité se mit bientôt à l’envelopper et à la consumer.

Je me suis réveillée en pleurs, et j’ai vu qu’Amal se préparait pour son premier jour de lycée. Mon instinct de survie me disait que quelque chose de mauvais se tramait. Comme toute habitante de Beit Lahia, je connaissais les dangers potentiels, habituels, de la vie à Gaza. Mais là, ça semblait différent.

Le 7 octobre, on s’est réveillé à six heures du matin avec le son des roquettes. Des vidéos sur les réseaux montraient que des Palestiniens avaient franchi l’enceinte. On a compris qu’il y allait y avoir des conséquences graves, et j’ai dit à ma mère d’acheter de la farine et les courses essentielles, parce que je sentais que les représailles allaient être longues, mais je ne pouvais pas me douter qu’ils nous feraient vivre un tel enfer.

Les bombes et les tanks se rapprochaient, Beit Lahia était ciblée nuit et jour. J’ai supplié mon père et mon frère de partir dans le sud, mais ils ont refusé. Nos conditions de vie sont désastreuses, leur expliquais-je, l’eau n’est plus potable, les rues sont encombrées de déchets et les chiens deviennent agressifs d’avoir mangé de l’homme. Il n’y a plus de vie ici pour nous, si on reste on va être tués ou emprisonnés. Alors mon père m’a dit d’accord, va toi en premier, voir si les rues sont praticables, et lui me rejoindra après. J’ai accepté cette proposition, car elle me redonnait espoir. Je l’ai embrassé sur la tête, lui assis dans son fauteuil roulant, et lui ai demandé si ma mère, qui était déjà partie la semaine avant, lui manquait. Il m’a dit que oui, et ça se voyait dans ses yeux.

Le jour suivant, j’étais pressée d’arriver à l’heure au corridor de Netzarim, que les Israéliens occupaient à présent pour diviser Gaza en deux et mieux nous contrôler. Mon père dormait et je n’ai pas voulu le réveiller. Mon frère n’était pas à la maison, alors j’ai dit au revoir à sa femme, à ses enfants, je leur ai confié mes chats et j’ai couru dans l’escalier rejoindre mon oncle Hassan qui m’attendait en bas.

On a marché deux heures, de la place Al Kuwait jusqu’au checkpoint. Quatre soldats de Tsahal nous ont braqué leurs fusils dessus, et les tanks alignés devant nous se sont mis à tirer. Mon oncle a tenté de me calmer en m’expliquant qu’ils faisaient ça pour qu’on se mette en ligne. Les gens étaient terrorisés, et moi aussi. Je n’arrivais quasiment pas à bouger les jambes. Des gens disaient que les soldats venaient de tirer dans celle d’un vieillard parce qu’il portait une barbe.

Ils nous ont fait traverser en rang le no man’s land de Netzarim, et là j’ai découvert des horreurs inimaginables : des morceaux de corps humains, des voitures éventrées par le balles, du sang partout. Une jambe par terre était noircie, brûlée. Un âne fusillé dégageait une nuée de mouches, dont une vint se poser sur mon visage, et je n’ai pas su quoi faire, j’avais trop peur de bouger, de faire le moindre geste. On devait continuer de marcher, car si on s’arrêtait, on savait qu’ils nous tireraient dessus. À ma droite, j’ai reconnu mon université Al Azhar, un lieu que j’adorais, qui n’était plus que gravats, et j’ai compris à ce moment-là qu’il n’y avait plus ni passé ni futur pour nous ici.

De l’autre côté du corridor nous attendait mon frère Ahmed avec une voiture, qui nous a emmenés jusqu’à Khan Younès où ma famille s’était installée chez ma tante. Je me souviens qu’on s’est tous embrassés, mais que je ne sentais rien. Je les regardais du mieux que je pouvais, mais sans les voir. Pendant des jours, je n’ai pas pu parler, j’étais en état de choc. Chaque cuillère de nourriture avait le goût de cette jambe calcinée.

Par texto, j’ai pu joindre mon frère Mohammed, qui était resté avec mon père, pour lui dire qu’on était bien arrivés, et que les rues étaient circulables. Il m’a juste répondu : Merci Dieu que tu sois saine et sauve. Rien d’autre. Ils avaient décidé de rester au nord. Et puis mon père, au téléphone, m’a expliqué qu’ils m’avaient dit qu’ils viendraient juste pour me convaincre de partir. Que lui n’avait jamais eu l’intention de quitter la maison, que c’était impossible dans son état. Je me suis sentie trahie : comment il pouvait me faire ça ?

Deux semaines plus tard, ils ont annoncé que la population de Khan Younès devait se réfugier à Rafah, encore plus au sud, tout près de l’enceinte sud de Gaza. Mon père nous a appelé alors qu’on faisait les préparatifs chez ma tante, mais je n’ai pu lui parler que deux minutes car la ligne a coupé. L’immeuble à côté de notre maison de Beit Lahia, on a appris plus tard, venait d’être bombardé et réduit en miettes. On a essayé de rappeler ensuite, plusieurs fois, sans réussite. Et puis enfin mon frère Mohammed nous a annoncé que mon père et ses enfants étaient blessés, qu’ils étaient à l’hôpital.

Le jour suivant, précisément le 2 décembre 2023, on s’est rendu dans le village en bord de mer d’Al Mawasi à l’ouest de Khan Younès. Il gelait et nous n’avions nulle part où dormir, on ne savait pas comment construire une tente, on avait juste quelques bouts de bois et des couvertures. La plupart d’entre nous a dormi à la belle étoile.

Le deuxième jour mon cousin a récupéré du bois et a construit une tente. C’est ce jour-là qu’on a appris que les tanks entraient dans Beit Lahia. Ma sœur la plus âgée a dit que peut-être que si les soldats voient son état de santé, ils vont les libérer, ou bien les mettre en prison. Je l’ai regardée dans les yeux et j’ai dit : ils sont morts. Mais elle refusait cette vérité : comment tu peux dire ça ? Pourtant, moi, j’avais vu leur degré de brutalité et je savais qu’ils n’épargneraient ni la vie de mon père, ni celle de Mohammed et ses enfants.

Deux jours plus tard, on a appris qu’une attaque aérienne avait mis le feu à toute la rue principale de Beit Lahia, et que notre maison n’était plus qu’une pile de gravats, avec eux à l’intérieur. Je n’ai pas eu une larme de la journée. Je savais que j’aurais tout le reste de ma vie pour pleurer, et que ce serait intarissable. Je n’avais pas pu lui dire au revoir, et ce seul baiser sur sa tête n’était rien. Pourquoi m’étais-je précipitée, pourquoi ne l’avais-je pas réveillé ce matin-là, et emporté avec moi ? Peut-être que si j’avais plus insisté, il aurait fini par céder.

Pendant deux heures, nous nous sommes tenus embrassés les uns les autres, tout le monde pleurait. Et puis le silence nous est tombé dessus, j’ai regardé ma sœur et je lui ai dit qu’il est tard maintenant, qu’il faut se remettre en route. Elle a essuyé ses pleurs, s’est mise debout et a annoncé qu’il était temps de se remettre au travail. On devait faire les paquets pour transporter nos affaires, et il y avait beaucoup à prendre. On a rejoint l’endroit où mes trois frères et l’époux de ma sœur avaient construit leur tente. La nuit est arrivée et on était chanceux d’avoir ce toit précaire. Je me souviens comme le sol était froid, et les couvertures inadaptées. Des insectes émergeaient du sable, et pas de toilettes bien sûr. Peut-être ai-je dormi cette nuit-là, en tout cas mes yeux étaient fermés.

On est resté deux semaines là. Un jour des avions nous ont largué des papiers expliquant qu’il fallait fuir, qu’ils allaient bombarder. Jusqu’à aujourd’hui, on a dû se déplacer huit fois, et je crois que je ne pourrais plus trouver la force de bouger à nouveau. Mon corps est épuisé, on nous affame, les bombes tombent chaque jour, mon cerveau ne supporte plus cette tension, les drones s’approchent de nous, entrent dans nos têtes, leur bourdonnement rend la nuit impossible, on ne s’entend plus parler.

À l’heure où j’écris ces mots, nous sommes en tente à Al Qarara, près de Khan Younès, avec ma mère, mon frère Mahmoud et ma sœur Amal. Le reste de mes frères et sœurs est avec leurs familles, ma sœur aînée, à Deir Al Balah avec ma sœur Manal, mon frère Hani à Al Nusairat, et Ahmed, lui, a réussi à passer en Egypte. Cette séparation me rend nerveuse, mais ma mère dit que c’est mieux comme ça. Chacun de nous tente de survivre, et cet éparpillement nous donne plus de chances que si nous étions regroupés.

Je n’arrive toujours pas à accepter que tout cela est bien réel. Ma cousine m’a demandé il y a quelques jours si la perte de mon père et de mon frère pourrait un jour guérir. Je l’ai regardée et j’ai répondu : jamais. Je ne suis pas sûre d’avoir encore assez d’énergie pour espérer. Ce que je sais c’est que mon regret cohabitera en moi jusqu’à la fin de mes jours.

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