Tout vient de Vinh Long, du bal de S. Thala et de Lol V. Stein.
Vinh Long, c'est une ville au bord du Mékong à quelques kilomètres de Sa Déc.
Tout vient de là : l'enfant, le passage du bac, Anne-Marie Stretter et la petite mendiante.
- Vinh Long
Il y a eu Vinh Long et puis il y a eu Hanoï. J'ai déjà parlé de Vinh Long, jamais d'Hanoï. Vinh Long, je l'ai dit, c'était un poste de brousse de la Cochinchine. C'est déjà la plaine des Oiseaux, le plus grand pays d'eau du monde j'imagine. J'avais entre huit et dix ans lorsque c'est arrivé. Comme la foudre ou la foi. C'est arrivé pour ma vie entière. À soixante-douze ans, c'est encore là comme hier : les allées du poste, pendant la sieste, le quartier des blancs, les avenues désertes bordées de flamboyants. Le fleuve qui dort. Et elle qui passe dans sa limousine noire. S'appelle presque Anne-Marie Stretter. S'appelle Striedter. La femme de l'administrateur général. Ils ont deux enfants. Ils viennent du Laos où elle avait un jeune amant. Il vient de se tuer parce qu'elle était partie de lui. Tout est là, comme dans India Song. Le jeune homme est resté au Laos, dans ce poste où ils s'étaient connus, très au nord sur le Mékong. Il s'était tué là. À Luang Prabang.
Il y a eu Vinh Long où passait mille kilomètres plus bas ce même fleuve commun aux amants. Je me souviens de la sorte d'émotion qui s'est produite dans mon corps d'enfant : celle d'accéder à une connaissance encore interdite pour moi. Le monde était immense et d'une complexité très claire. Là, il faudrait inventer un vocable qui dirait que, très clairement, on sait ne pas comprendre ce qu'il y a à comprendre. Il ne fallait pas parler de ça, à personne, même pas à ma mère qui, je le savais, sur ce point de la vie, mentait à ses enfants. Il fallait garder cette connaissance pour moi seule. Dès lors, cette femme est devenue mon secret : Anne-Marie Stretter.
(La Vie matérielle)
Anne-Marie Stretter. L'enfant la voyait de loin sur son balcon ou dans son auto, sur le bac. Puis un jour, elle décèle en elle un lien secret qui les unit : celui de l'isolement des amants et le silence du déshonneur. Elle ne peut parler avec personne de ses nuits d'amour avec le Chinois alors elle imagine Anne-Marie Stretter comme un idéal et une survie ; un modèle peut-être ? Un fantasme. Elles seront désormais liées sans s'être jamais parlées.
- La dame sur la terrasse de sa chambre, elle regarde les avenues le long du Mékong, je la vois quand je viens du catéchisme avec mon petit frère. La chambre est au centre d'un grand palais à terrasses couvertes, le palais est au centre du parc de lauriers-roses et de palmes. La même différence sépare la dame et la jeune fille au chapeau plat des autres gens du poste. De même que toutes les deux regardent les longues avenues des fleuves, de même elles sont. Isolées toutes les deux. Seules, des reines. Leur disgrâce va de soi. Toutes deux au discrédit vouées du fait de la nature de ce corps qu'elles ont, caressé par des amants, baisé par leurs bouches, livrées à l'infamie d'une jouissance à en mourir, disent-elles, à en mourir de cette mort mystérieuse des amants sans amour. C'est de cela qu'il est question, de cette humeur à mourir.
(L'Amant)
Puis M. Stretter enlève Anne-Marie Stretter du Mékong. Elle deviendra dans l'imaginaire de Marguerite Duras femme de l'ambassadeur de France à Calcutta entourée de ses multiples amants.
- Voix 2. - Un jour, une chaloupe ministérielle s'arrête. Monsieur Stretter est en inspection des postes du Mékong.
Voix 1, temps. - Il l'enlève à Savannakhet ?
Voix 2. - Oui. L'emmène. L'emmène pendant dix-sept ans dans les capitales asiatiques.
Voix 2. - On la trouve à Pékin.
Et puis à Mandalay.
À Bangkok.
On la trouve à Bangkok.
À Rangoon. À Sydney.
On la trouve à Lahore.
Dix-sept ans.
On la trouve à Calcutta.
Calcutta :
Elle meurt.
(India Song)
Anne-Marie Stretter voyagera sur les terres d'Asie pendant dix-sept ans comme la petite mendiante. Toute les deux sur la route, elles se retrouveront enfin perdues ensemble à Calcutta, là où l'auteur tuera Anne-Marie Stretter.
La petite mendiante chante et crie devant l'ambassade de France, au bord du Gange, son petit corps maigre mélangé à ceux des lépreux. Elle vient de Birmanie, de Savannakhet au Laos ; folle depuis dix-sept ans. Elle crie pour la femme de l'ambassadeur de France dans une langue inconnue. Elle hurle la misère insoutenable qui les révolte. La mendiante de l'enfance de Marguerite Duras s'est enfin retrouvée perdue quarante ans plus tard à Calcutta.
- C'est une des longues avenues de Vinhlong qui se termine sur le Mékong. C'est une avenue toujours déserte le soir. Ce soir-là comme presque chaque soir il y a une panne d'électricité. Tout commence par là. Dès que j'atteins l'avenue, que le portail est refermé derrière moi, survient la panne de lumière. Je cours. Je cours parce que j'ai peur de l'obscurité. Je cours de plus en plus vite. Et tout à coup je crois entendre une autre course derrière moi. Et tout à coup je suis sûre que derrière moi quelqu'un court dans mon sillage. Tout en courant je me retourne et je vois. C'est une très grande femme, très maigre, maigre comme la mort et qui rit et qui court. Elle est pieds nus, elle court après moi pour me rattraper. Je la reconnais, c'est la folle du poste, le folle de Vinhlong. Pour la première fois je l'entends, elle parle la nuit, le jour elle dort, et souvent là dans cette avenue, devant le jardin. Elle court en criant dans une langue que je ne connais pas. La peur est telle que je ne peux pas appeler. Je dois avoir huit ans.
(…)
J'ai peuplé toute la ville de cette mendiante de l'avenue. Toutes les mendiantes des villes, des rizières, celles des pistes qui bordaient le Siam, celles des rives du Mékong, je l'en ai peuplée elle qui m'avait fait peur. Elle est venue de partout. Elle est toujours arrivée à Calcutta, d'où qu'elle soit venue. Elle a toujours dormi à l'ombre des pommiers canneliers de la cour de récréation. Toujours ma mère a été là près d'elle, à lui soigner son pied rongé par les vers, plein de mouches.
(L'Amant)
L'histoire de la petite mendiante est tout d'abord retracée dans Le Vice-Consul. Puis dispersée dans plusieurs textes et films de l'auteur (Le Ravissement de Lol V. Stein ; L'Amour ; L'Amant ; India Song ; Les femmes du Gange): au lecteur alors de la rassembler ou d'accepter le déséquilibre. Avec la folie de la mère, de la mendiante donc, de Lol V. Stein, on s'aventure dans les textes jusqu'à l'égarement.
- Elle marche, écrit Peter Morgan. Comment ne pas revenir ? Il faut se perdre. Je ne sais pas. Tu apprendras. Je voudrais une indication pour me perdre. Il faut être sans arrière-pensée, se disposer à ne plus reconnaître rien de ce qu'on connaît, diriger ses pas vers le point de l'horizon le plus hostile, sorte de vaste étendue de marécages que mille talus traversent en tous sens on ne voit pas pourquoi.
(Le Vice-Consul)
La petite mendiante marche pour trouver un endroit où se perdre. Rejetée par sa famille parce que déshonorée (elle aussi), enceinte, elle suivra le fleuve jusqu'à la plaine des Oiseaux dans la faim et la misère. Arrivée à Vinh Long, elle trouvera en l'enfant et la mère la solution pour le nourrisson mais malgré les soins apportés par la famille blanche, celui-ci mourra quelques jours plus tard. La mendiante repartira encore, retournera vers le nord, ailleurs et toujours plus loin. Elle est déjà folle depuis longtemps, maigre et sans cheveux, sans rien.
Après dix-sept ans de marche, elle s'arrête à Calcutta, là où enfin elle n'a plus de mémoire. Les voix du film India Song connaissent bien la petite mendiante, elles parlent entre elles de son errance et de la misère. Et encore une fois, les personnages des textes semblent déjà savoir l'histoire alors qu'elle ne relève que de l'imaginaire de chacun. Tous savent sauf le lecteur qui se trouve un peu perdu. Comme dans Moderato Cantabile, ils parlent entre eux naturellement de quelque chose qu'ils ne savent pourtant pas eux-même.
- Voix 1. - Quelqu'un crie… Une femme…
Voix 2. - Quoi ?
Voix 1. - Des mots sans suite. Elle rit.
Voix 2. - Une mendiante.
Voix 1. - Folle ?
Voix 2. - C'est ça…
(India Song)
Dans le film India Song, les voix des deux femmes se confondent, l'histoire y est alors difficile à écouter et à suivre. Le film demande une certaine attention quand dans le livre, les voix se distinguent plus facilement et la lecture offre le choix de l'interprétation. Le film, lui, impose. Les dialogues donnent une deuxième voie aux images et tout ne correspond pas. Je dirais même que les images perturbent les dialogues. Quand Anne-Marie Stretter danse, on ne la voit jamais parler mais on l'entend tout de même. Malgré sa voix audible elle ne parle pas, c'est inutile… Alors que celles des invités de la réception sont bavardes, bruyantes, médisantes, on ne les reconnait même plus tellement ils parlent, parlent et jugent. Ce sont les blancs des Indes, ils ne comprennent pas la misère qui les entourent.
J'ai toujours préféré lire les scénarios de Duras que de voir ses films. C'est étrange, je n'entends plus sa musique quand elle est jouée et les voix me déplaisent parfois, un peu maniérées, plaintives. La voix de Viviane Forrester... Elles désespèrent et je souffre de les entendre. Pourtant, c'est drôle, elles restent en moi avec le temps. Des fois, comme ça, sans y penser, je les entends. India Song est un film très fatiguant pour cela. Et déstructuré, avec des phrases détruites, douloureuses, ce besoin de l'auteur d'aller plus loin encore que les textes eux-mêmes. Aller aussi à l'encontre du cinéma des années 1970 qu'elle juge vulgaire et enfermé dans des codes et des jeux prédéfinis. Duras veut tout détruire et les films deviennent malgré moi un tourment. Je les entends finalement plus que les textes et c'est bien cela qui me gène.
Puis c'est S. Thala, le bal, le bal de S. Thala d'avant Calcutta. C'est un endroit qui n'existe pas et qui est partout à la fois. Un lieu au bord de la mer, avec un hôtel, un casino. C'est là que l'on rencontre pour la première fois Michael Richardson et Lol V. Stein.
Michael Richardson était fiancé à Lol Valérie Stein quand Anne-Marie Stretter est arrivée au bal habillée de noir. Et c'est drôle, elle me fait penser à Anna Karénine cette femme habillée de noir. Une Anna Karénine qui danse. Qui danse avec Michael Richardson sous le regard de Lol - sous le regard de Kitty.
Puis il part avec elle pour Calcutta, plus tard, dans India Song. On le retrouvera aussi dans La femme du Gange à S. Thala, plus vieux, longtemps après.
Tout vient de Vinh Long. Tout. Le fleuve, la lèpre et la folie. Mais comment écrire sur Le Ravissement de Lol V. Stein et La femme du Gange ? Comment comprendre même ? Ce dérèglement où tout se rattrape, où Lol se meurt de ne pas pouvoir suivre son fiancé et la femme en noir à Calcutta. Quand longtemps plus tard on les retrouve réunis à S. Thala une dernière fois, perdus, sans aucun souvenir, morts. Lol suit les pas de l'homme qui garde la mémoire, Michael Richardson est revenu pour se tuer et Anne-Marie Stretter se trouve déjà là depuis longtemps, vieillie et amaigrie. Elle qui est enterrée au cimetière anglais à Calcutta.
Ils n'ont plus rien. Tout a été détruit mais il ne pouvait en être autrement : le monde est insoutenable. S.Thala brûle. Ils mettent le feu. Lol dort car sans cela elle mourrait. Ils ont tout oublié. N'ont plus aucun souvenir d'avant. Rien. Ou jamais plus d'une seconde.
Toute narration disparaît des textes de l'auteur, de ses films, d'elle-même. Marguerite Duras entre dans le cycle de Lol V. Stein et n'en finit pas d'épuiser l'histoire qui revient sans cesse à elle. Car il y a bien une histoire, même si elle se perd souvent. Il s'agit alors de se laisser porter par les dialogues, les marées de la mer et les cris de la petite mendiante.
Comme dans la première scène d'India Song, La femme du Gange propose un dialogue à deux voix qui parlent en parallèle des images. On y retrouve donc les personnages importants de Marguerite Duras : Lol V. Stein, Michael Richardson et Anne-Marie Stretter. La mendiante sera citée elle-aussi mais elle est présente dans le film comme un ordre général. Et la musique India Song se répète comme un accès à la mémoire de Calcutta, la mousson, le delta du Mékong : l'enfance de l'auteur.
Puis on n'entend plus rien, ils se souviennent seulement du nom : Michael Richardson. Le gardien de la mémoire chante India Song au bord de la mer de S. Thala. La mendiante crie peut-être quelque part et de Vinh Long, j'imagine Anna Karénine danser au bal habillée de noir avant de se tuer d'amour, seule et déshonorée.