Aujourd'hui, j'ai trouvé la villa d'Anne-Marie Stretter. Une demeure magnifique, un peu décrépie, entre un canal du Mékong et une longue avenue de Vinh Long. Là, elle s'élève dans toute sa splendeur, majestueuse d'un temps passé, vieille de cent années.
Sûrement, ce n'est pas la villa d'Élisabeth Striedter. Qu'importe. Les chiens aboient au loin et c'est ici que je décide de rester quelques heures pour revisiter Agatha et La Maladie de la Mort.
La villa d'Anne-Marie Stretter se trouve derrière moi et le poids de son passé tout autour devant l'eau du Mékong. La villa longe les avenues, imposante de la femme infidèle, de la limousine noire, de l'amour entre l'enfant et le petit frère. Et le bruit de l'eau contre les rives au passage d'un bateau… Anne-Marie Stretter. Le courant du fleuve qui tue, infernal, merveilleux. C'est elle avec ses amants, celui qui s'est tué d'amour pour elle, le vice-consul de France à Lahore qui l'emmènera dans la mort. La misère est insoutenable. Écrire. Écrire Élisabeth Striedter à Calcutta dans des Indes qu'elle n'a jamais connu. Écrire l'amour du petit frère. Dévoiler enfin l'inceste dans Agatha et L'Amant de la Chine du Nord. Ils dansent ensemble comme un seul corps, indécents, la mère pleure de les avoir si mal élevé. La mère… cet amour. Dans la folie de l'enfance, ils sont libres de tout. Êtres vagabonds, sauvages, chasseurs, désinvoltes et plein de colères ; entiers, passionnés, ils plongent dans le rac comme ils plongeraient dans la mort. Le silence d'Anne-Marie Stretter dans la limousine noire.
C'est à Vinh Long que tout a commencé.
Je me souviens avoir lu quelque part de Marguerite Duras : "Rien n'est plus beau que Vinh Long". Rien n'est plus beau, c'est vrai. La ville aujourd'hui sans charme touristique me plait autant que les îles alentours. Quadrillée, avec ses longues avenues qui se jettent dans le Mékong, elle me renvoie immédiatement aux livres et à leurs mots perdus.
C'est dans une chambre que l'histoire se passe, un salon dans une maison inhabitée. On entend la mer au loin, de l'autre côté des murs. Il y a là un homme et une femme. Ils se vouvoient. Agatha… un lieu au bord de la mer, une villa, une enfant.
À Vinh Long, je n'ai pas vu la petite mendiante. Je n'ai pas eu peur dans l'obscurité des grandes avenues. Mais j'ai rencontré une autre forme de folie, celle des Hommes, de la guerre et leur capacité à répandre l'ignominie. Un jeune homme est assis en terrasse d'un café. Il porte un masque je crois, de festival, un visage énorme et complètement déformé. Je le regarde et sourit quand je comprends tout à coup mon erreur. Ce n'était pas un masque. Horreur, je me souviens alors de l'agent orange injecté par les Américains. Est-ce bien de cela qu'il s'agit ? L'herbicide répandu dans les plaines, les villes, contaminant toute une population ? Le poison attaque le corps, des générations entières enfanteront des monstres. Les images sont atroces à regarder, la fiction n'en voudrait pas tant les corps ne ressemblent plus à des corps humains. Le visage énorme, cabossé, perdu sous un chapeau traditionnel, il a peur de moi je vois. Et sous l'étonnement de mon regard il se cache. Comme j'ai honte… Est-ce bien réel ? Cette disparition du corps et la vie toujours. Partout des montres. Des fragments. Des guerres monstrueuses. Je n'avais jamais vu une telle déformation auparavant, je ne crois pas me tromper.
C'est la lèpre, la misère et la folie.
Lui. - Je rentre dans la chambre hallucinatoire. (temps) Je crois qu'elle dort. (temps)
Elle. - Elle ne dort pas.
Lui. - Je la regarde. Le sait-elle ?
Elle. - Elle le sait.
Lui. - Elle ne sait pas qui c'est, peut-être ?
Elle. - Si, elle connaissait le son de votre pas. Elle savait qui avançait sans la chambre.
Silence.
Lui. - Le corps de ma soeur est là, dans l'ombre de la chambre. (temps) Je ne savais pas la différence qu'il y avait entre le corps de ma soeur et celui d'une autre femme. (temps) Les yeux sont fermés. (temps) Elle sait cependant que je viens.
Elle. - Oui.
Silence. Rôles inversés.
Elle (le yeux fermés). - Parlez encore. (temps)
Lui. - Oui. (temps) La différence est dans cette connaissance que je croyais avoir d'elle et la découverte de l'ignorance de celle-ci. Dans l'immensité de cette différence entre la connaître et l'ignorer.
Silence. Lenteur. Tous les deux, yeux fermés, retrouvent l'incomparable enfance.
Elle. - Encore. Je vous en supplie, parlez-moi d'elle. (temps)
Lui. - Le bruit de la mer entre dans la chambre, sombre et lent. (temps) Sur votre corps le dessin photographié du soleil. (temps) Les seins sont blancs et sur le sexe il y a le dessin du maillot d'enfant. (temps) L'indécence du corps a la magnificence de Dieu. On dirait que le bruit de la mer le recouvre de la douceur d'une houle profonde. (temps) Je ne vois plus rien que ceci, que vous êtes là, faite, que la nuit de laquelle vous êtes extraite est celle de l'amour.
C'est la villa d'Anne-Marie Stretter, j'en suis sûre. Les escaliers extérieurs qui en découlent, ceux d'India Song. L'immensité des appartements, l'ambassade de France de Calcutta. Les fenêtres sur un canal du Mékong, le Gange.
Dans la chambre, un homme et une femme s'aiment depuis toujours. Elle lui annonce qu'elle va partir, qu'il le faut malgré l'impossibilité de leur séparation. L'homme refuse. Il crie entre deux silences.
Elle. - Tout est si obscur, oui je crois que je pars en raison de la force si terrible de cet amour que nous avons l'un de l'autre.
Lui. - Oui.
Elle. - Je n'ai pas pu éviter ce voyage. J'ai envie de vous quitter autant que j'ai envie de vous voir, je me laisse aller à ces choses sans les comprendre.
Lui. - Oui.
Elle ment. Dès le début du livre, elle dit qu'elle invente la rencontre avec un autre homme pour devoir partir. Quitter le frère et l'amour merveilleux, abominable.
Lui. - Tu pars pour aimer toujours ?
Elle (lent). - Je pars pour aimer toujours dans cette douleur adorable de ne jamais te tenir, de ne jamais pouvoir faire que cet amour nous laisse pour morts.
Elle invente. Elle raconte l'histoire au lecteur comme au frère. Elle décrit le passé d'Agatha et du petit frère au frère.
Lui. - Agatha.
Silence. De même elle répond, les yeux fermés.
Elle. - Oui. Je me suis appelée pour la première fois, et de ce nom. Celle que je voyais dans la glace je l'ai appelé comme vous le faisiez, comme vous le faites encore, avec cette insistance sur la dernière syllabe. Vous disiez : "Agatha, Agatha." Je vous aime comme il n'est pas possible d'aimer.
Silence. Les yeux sont encore fermés sur les mots prononcés.
Elle. - Vous ne vous souvenez de rien de cet après-midi ?
Silence. On dirait qu'il cherche à se souvenir.
Lui. - Je me souviens de tout ce que vous venez de dire. Je ne me souviens pas l'avoir vu. (temps) La porte de l'hôtel était-elle ouverte sur le fleuve ?
(Agatha)
L'auteur sème le trouble dans le doute. Invente-t-elle ? De qui parle-t-elle ? De son enfance avec le petit frère ? De l'inceste ? Elle raconte l'histoire tout en affirmant le contraire avec la réplique du frère : "tu inventes". Ils se souviennent les yeux fermés. Oublient. Ils se dédoublent, se vouvoient, elle et Agatha comme deux femmes bien distinctes : la soeur et l'amante. Impossible amour alors, si pur, entier ; ils sont inséparables.
C'est le Mékong ; la Loire. Elle part. Sur le piano dans la résidence du Vice-consul de France, une partition, Indiana's song. C'est le piano noir de la villa Agatha, celui même que l'on retrouve ensuite dans l'hôtel du livre. Elle joue la valse de Brahms mais elle s'arrête toujours au même passage, n'y arrive pas et demande au frère de jouer à sa place. Ils ont les mêmes mains, les mêmes doigts pour le piano ; se ressemblent tellement. Mais elle abandonne le piano et le petit frère jouera pour deux.
Anne-Marie Stretter refuse de jouer Schubert. Le piano désaccordé, elle saurait mal l'interpréter… Agatha. La villa de Vinh Long ; la villa Agatha. Le Mékong et la Loire, ce fleuve aux courants si dangereux.
Entre la villa et le canal du fleuve se trouve un petit café. Je vois devant moi l'eau sale du Mékong et derrière, le passé qui s'impose encore. India song résonne dans mes lectures comme ces histoires d'amour impossibles : l'inceste, l'amant tué et bien sûr l'amant chinois. Puis, bien plus tard, celui de l'homosexuel. Atteint de la maladie de la mort, il n'a aucun désir pour le corps féminin, ne ressent ni passion ni amour pour lui. Il paie alors une femme pour essayer d'aimer. Elle viendra tous les soirs, ne devra pas parler, ni crier dans la jouissance. Il pleure. C'est abominable, il n'y arrive pas.
L'histoire se passe dans un chambre. Les draps sont blanc et de l'autre côté des murs il y a la mer.
Le corps est sans défense aucune, il est lisse depuis le visage jusqu'aux pieds. Il appelle l'étranglement, le viol, les mauvais traitements, les insultes, les cris de haine, le déchaînement des passions entières, mortelles.
(…)
Elle remue, les yeux s'entrouvrent. Elle demande : Encore combien de nuits payées ? Vous dites : Trois.
Elle demande : Vous n'avez jamais aimé une femme ? Vous dites que non, jamais.
Elle demande : Vous n'avez jamais désiré une femme ? Vous dites que non, jamais.
Elle demande : Pas une seule fois , pas un instant ? Vous dites que non, jamais.
Elle dit : Jamais ? Jamais ? Vous répétez : Jamais.
Elle sourit, elle dit : C'est curieux un mort.
Elle recommence : Et regarder une femme, vous n'avez jamais regardé une femme ? Vous dites que non, jamais.
Elle demande : Vous regardez quoi ? Vous dites : tout le reste.
Elle s'étire, elle se tait. Elle sourit, elle se rendort.
(…)
De toute l'histoire vous ne retenez que certains mots qu'elle a dits dans ce sommeil, ces mots qui disent ce dont vous êtes atteint : Maladie de la mort.
Très vite vous abandonnez, vous ne la cherchez plus, ni dans la ville, ni dans la nuit, ni dans le jour.
Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en le perdant avant qu'il soit advenu.
(la Maladie de la Mort)
Devant la mer, des plans fixes, les paroles d'Agatha et du frère. La caméra filme la mer de Normandie quand Yann Andréa apparait derrière la fenêtre. C'est le petit frère. La voix de Marguerite Duras et de Yann Andréa dialoguent… L'amant homosexuel devenu lui-même l'amour incestueux de la villa Agatha.
Et la blancheur de la peau de l'enfant comme le corps blanc de la femme de la chambre. Comme aussi, la blancheur d'Anne-Marie Stretter qui ne sort que le soir, après la chaleur de la journée.
Puis c'est la mort du petit frère pendant la guerre du Japon, le mari déporté, toute la folie de l'espèce humaine. Des pleurs, des cris, toujours des cris d'amour, de celui qui tue, celui impossible et abominable. Elle pleure les juifs, elle pleure la lèpre, son petit frère, sa mère. Elle pleure sur le monde insupportable, les prolétaires, les injustices. Écrire alors. Écrire encore. Sur l'absence, les amours impossibles et le crime. Entre le petit frère, l'homosexuel et Anne-Marie Stretter.