On arrive. On y arrive doucement. Vers où arrive-t-on exactement ? Impossible de savoir à quelques jours du départ. C'est toujours un moment très étrange, les jours s'écoulent sans vraiment comprendre comment. L'hiver est froid, doux, puis c'est l'été tout à coup. Comme partout et nulle part en même temps, ici et là ; ou ailleurs. Plus rien n'existe hors du temps.
C'est partir d'un lieu vers un autre lieu. Il fait chaud, puis froid. Je vais de la neige à la canicule, je saute les étapes des saisons et contourne le temps. C'est parfois un peu long, comme une constante attente de l'après. Attendre. Mais attendre quoi exactement ? Impossible de répondre à quelques jours du départ. Il aurait fallu savoir vivre l'instant présent ou peut-être, ne pas être dans ce lent mouvement.
Voyager ressemble beaucoup à un abandon de soi. Une fuite aussi pour certains. Mais la réalité nous retrouve toujours quelque part, ici ou là ; et ailleurs. Le mouvement impose la solitude et les rencontres demeurent souvent éphémères. Elles n'importent pas suffisamment ou elles comptent beaucoup trop. C'est indistinct.
Et puis j'oublie.
Là-bas, j'observerai la vie des autres. Il me semble les voir toujours très occupés et je me demande si tout cela est bien réel. Dans leur quotidien, le travail, les champs et les enfants, je les regarderai d'où je suis, du moins loin possible, de l'étrangère. Un avion décollera dans deux jours pour enfin arriver en Indochine française mais je ne sais plus très bien si je la trouverai là-bas. Il me semble l'entendre partout où je vais quand pourtant elle me reste inaccessible. Je cherche et je pars mais il me manque quelque chose.
Si je lisais tout Duras aujourd'hui je ne sentirai plus rien. Pourtant je la lis de plus en plus en vue du voyage. C'est désorientant. Avant, c'était Hiroshima, L'Amant, L'Amant, Moderato Cantabile. Avant c'était une phrase de l'Amant, un mot, ou un autre.
Très vite dans ma vie il a été trop tard.
Soudain je me vois comme une autre.
Aujourd'hui je lui dis que c'est un bien-être cette tristesse.
Je lis et relis des phrases comme celles-là. Je regarde les mots imprimés et je les recopie plusieurs fois sur un carnet. Mais à force de chercher à lire Duras, j'ai peur que les phrases s'effacent, qu'elles disparaissent de ma vie et ne plus rien admirer. La cruelle magie de ses mots pourrait s'envoler car à force, je n'entendrai plus la musique. Saurais-je encore écrire si on me le demandait ? Je ne suis pas sûre. L'écriture comme la lecture se fait d'elle-même, sans moi, sans les autres. Et si on me le demandait je ne saurais pas faire. Je ne peux donc rien prévoir.
Soudain je me vois comme une autre.
Je suis allée au théâtre cette semaine car Marguerite Duras aurait eu cent ans cette année. Beaucoup de pièces se jouent et je manque celle qui m'aurait tant plu, celle, avec Emmanuelle Riva dans Savannah Bay. La première était prévue le 04 février mais a été ensuite repoussée d'une semaine… et je pars le 10 février. Emmanuelle Riva vous imaginez ? Comme j'aurais aimé… même sans la reconnaitre tout à fait, j'aurais aimé la voir et l'entendre. Comment rater les mots de Duras prononcés par la femme d'Hiroshima mon amour ? Partir la veille m'est inconcevable, quand pourtant, je n'ai pas lu Savannah Bay…
Parfois je lis sans vraiment lire. Parfois je regarde sans voir.
Ses films invitent à la pensée. On s'évade et des idées viennent, des envies, des mots. Ses films appellent toujours à la déambulation car ils offrent du temps aux spectateurs. Ils invitent donc à la confidence, à l'abandon ; c'est très intime. Et si froid en même temps. Il me suffit parfois de l'entendre et je me perds moi-même devant la distance entre les acteurs, entre les narrateurs et les acteurs, entre les acteurs et le lieu. On est très vite désemparés, tous les repères cinématographiques tombent sous nos yeux, alors parfois c'est plus fort que nous. On fuit.
Et puis les scènes se répètent, les mots se répètent, les dialogues. Je dois avouer, j'aime beaucoup cela. Quand Peter Brook enlève toutes les scènes du café de Moderato Cantabile dans son interprétation cinématographique, il fait un très beau film, une histoire d'amour dite avec des mots d'amour, un film qui plait. Mais j'aurais préféré les scènes répétitives du café où les deux personnages s'inventent des dialogues, où le sens est moins évident, où les mots se perdent.
Je me répète souvent dans mes textes. J'écris avec la même écriture et j'aime écrire plusieurs fois le même mot dans la même phrase. On me dit, il faut écrire, faire des phrases, décrire, réécrire et surtout prendre son temps. Celui qui conseille a raison alors je réécris et c'est mieux. Mais tout de même, pourquoi ce désir de résonance ? J'aime beaucoup les pléonasmes, les redites, accentuer les mots au point de dénaturer le propos. J'admire les oxymores qu'utilise sans cesse Marguerite Duras aussi. Ses mots obsédants… comment ne pas les répéter encore et encore ?
Très vite dans ma vie il a été trop tard.
Aujourd'hui je lui dis que c'est un bien-être cette tristesse.
Je suis donc allée au théâtre. Une journée entière dans les arbres avec Fanny Ardant dans le rôle de la mère et Nicolas Duvauchelle dans celui du fils. Ce n'était pas un mauvais moment. C'était même plutôt agréable. Seulement, la pièce ne ressemblait plus à celle écrite par Marguerite Duras car tout à coup elle était devenue bruyante et joyeuse… drôle même. Or cette pièce est dure, chargée de silences, lourde. Les personnages sont tristes et distants. Quelle n'a pas été ma surprise quand les premières minutes s'écoulent dans les enlacements de la mère et du fils ! Ils se cajolent à n'en plus finir comme si l'amour incestueux ne pouvait se montrer que dans l'excès. Et la scène du repas, pourquoi vire-t-elle au grotesque ? Est-ce le théâtre qui veut cette accentuation ? Il manque les pauses entre chaque parole aussi, ça parle trop vite. Et Fanny Ardant… elle est bien trop magnifique pour ce rôle. Elle rayonne ! Même dans les scènes graves elle rayonne. Elle joue merveilleusement, domine le théâtre et embellie la soirée mais ce n'est pas Duras. Je n'ai pas entendu les mots de l'auteur ce soir-là, l'accent prononcé de Fanny Ardant en est peut-être la cause.
Ils sont jeunes, frais, doux. Le fils est trop beau, pas assez mauvais, pas assez triste. La mère sensuelle, désirable, presque pas folle. La pièce devient comédie ; ils s'agitent. On n'entend pas la musique d'India song quand ils dansent mais de la variété française. Le metteur en scène choisit Capri d'Hervé Vilard, à juste titre, comme référence à un autre livre, mais tout de même… la musique ! Dans le film, c'était India song, la danse sur India Song, une valse. Fanny Ardant danse un slow sur Capri et je ne suis pas sûre de comprendre le choix. Peut-être est-on quelque part entre deux, entre l'oeuvre lente et subtile de Marguerite Duras et l'interprétation personnelle du metteur en scène. Le choix n'est alors pas suffisamment appuyé, comme timide ou la crainte de trop changer les mots peut-être, quelque chose de mal défini.
En sortant du théâtre, je sens comme un besoin de vivre, de sortir de cette torpeur et du vide qui m'entoure. La nuit parisienne s'offre à moi mais je rentre songeuse avec des mots plein la tête comme si l'écriture avait décidé de m'avaler toute entière. Je ne sais plus rire. Je ne sais plus chanter. En cela, le discours de Marguerite Duras sur l'écriture me rattrape toujours : je ne savais pas avant qu'on ne pouvait pas vivre et écrire à la fois. Il y a un an et demi je ne savais pas. Bien au contraire, je vivais dans l'euphorie d'avoir trouvé une nouvelle voie, dans l'étonnement de la découverte et puis petit à petit, j'ai intériorisé sans comprendre pourquoi.
Je ne fais donc rien, je ne vis plus ; j'écris. Comme j'aimerais vivre à nouveau ! Jeune encore mais je n'y crois même plus. Au théâtre, je me suis dis tout à coup que Paris était une ville magnifique. Assise sur le siège rouge du troisième rang, je me suis demandée pourquoi je ne venais pas plus souvent. C'est vrai, le théâtre est un bel endroit et la scène me fait toujours rêver. Enfant, j'y allais une fois l'année en famille, toujours pendant les fêtes de Noël. Et quel bonheur que cette soirée ! Petite, j'entrais enfin dans le grand monde ; les dorures, les rideaux rouges et les acteurs connus comme un rêve absolu. L'espoir assuré en la vie adulte, l'espoir assuré de moi-même en somme.
Je ne sais pas si j'arriverai à écrire, vraiment, il me semble impossible de disparaître ainsi. Derrière l'objectif déjà je m'effaçais. Toujours spectatrice des autres mais jamais avec. Etre toujours en-dehors est bien trop effrayant et je ne sais plus comment m'en sortir. Le voyage m'aidera peut-être alors… Mais non. Je sais bien que non. Au contraire, l'étrangère se consolidera étrangère, la française dans le contraste, la photographe effacée. Comment peut-il en être autrement ?
Alors je vais partir encore plus loin et lire toujours plus. Quelle impatience celle du départ ! Je ne sais vraiment pas à quoi m'attendre… Entre l'excitation du changement et la peur de la solitude, je me demande encore comment les rencontres et l'écriture vont pouvoir se conjuguer… Et c'est devant cette impossible conciliation de la présence avec l'absence que je suis sans réponse.