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Billet de blog 14 février 2014

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Française à Saigon

L'avion entame sa descente avec la venue de la nuit, il sombre vers la terre, le jour s'éteint doucement. Cette impression de tomber dans le noir est très étrange, l'obscurité qui surprend comme une menace ou la curiosité de ne plus rien voir peut-être. À l'atterrissage, la nuit sera totale et je m'endors une dernière fois sous la pression atmosphérique.

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L'avion entame sa descente avec la venue de la nuit, il sombre vers la terre, le jour s'éteint doucement. Cette impression de tomber dans le noir est très étrange, l'obscurité qui surprend comme une menace ou la curiosité de ne plus rien voir peut-être. À l'atterrissage, la nuit sera totale et je m'endors une dernière fois sous la pression atmosphérique. La journée aura été toute petite, il est midi et c'est déjà le soir sur la ville, les néons clignotent ici et là ; elles brillent partout autour de moi.

Une française à Saigon ce n'est pas très étonnant. Les touristes pullulent et se mélangent à la masse, des groupes, des filles en short, tatouées et dévergondées. Ce sont les vacances au Vietnam, vers l'exotisme et les sorties bon marché. Il fait chaud. Il fait moite. C'est une surprise que de me trouver enfin ici, seule et sans repère dans une Indochine qui n'existe pas. Depuis 1954, l'Indochine française n'est plus et c'est une bonne chose car l'idée même de la colonie me révolte. Je suis donc à Ho Chi Minh ville et Marguerite Duras n'est plus là. 

Je marche, je marche, je m'éloigne des grandes avenues, je prends les petites rues. Tout de même, je vais bien entrevoir une trace, un soupçon de sa présence, devant son ancien lycée peut-être ou dans le regard des Vietnamiens. Mais rien. Je n'y pense même plus, je crois même avoir oublié la raison de ma présence ici en me précipitant dans la découverte du pays. 

L'étrangère marche, marche, on me demande d'où je viens, on me demande d'acheter. Je ne sais pas par où commencer ni vers où aller alors je décide de suivre l'eau de la ville car je suis sûre, elle me guidera vers les premiers mots de l'auteur. Mais la rivière de Saigon est vide de vie, un port militaire inaccessible et des corniches sans passant. Seuls quelques âmes perdues s'y retrouvent, un ou deux couples, un travailleur… Je n'imaginais pas cette eau désertée mais on me dit rapidement que dans le delta c'est différent : les gens vivent et travaillent sur l'eau. Je persiste dans ma démarche et plus loin sur d'autres rives, des routes et des boulevards bloquent tout accès. Mais voilà un pêcheur. Attrape-t-il quelque chose dans cette eau boueuse ? Et puis plus rien, la route s'arrête, le passage tout à coup inaccessible. Je retourne vers le centre ville d'un air détaché, en sueur et fatiguée de ces quelques heures de marche. Les motos me dépassent à droite et à gauche, devant et en sens inverse : les deux roues dominent entièrement dans la ville. Ils envahissent les boulevards comme… des moustiques peut-être. Un nuage de moustiques qui se précipite sur moi.  

Seule mais ailleurs, si blanche désormais, il me semble reprendre vie. Je le sais. Je le sais car il m'est difficile d'écrire ces quelques mots. La nouveauté impressionne comme la chaleur et les regards souriants des Vietnamiens. Je me sens bien ici, je vais et viens sans jamais connaître la destination de mes déambulations. Tout peut arriver.

  • "Une fois hors de la pension Barbet, je m'appliquai à marcher dans la rue avec l'air d'une qui sait où elle va, avec naturel. Or une fois dehors, une ankylose me pénétra et je marchais d'une façon si inattendue que les gens me remarquaient. Je crois que je devais marcher avec un air très pénétré - d'autant plus que je ne savais pas où j'allais. Je me récapitulais ce qui avait précédé cette promenade : mon refus d'être en rang avec la pension Barbet, ma volonté de sortir seule. À ce moment-là, tous les coloniaux avaient une auto. On ne rencontrait pas de Français à pied, ou très rarement. On ne rencontrait surtout pas de jeune fille seule - les jeunes sortaient avec leurs parents - à cause de la promiscuité des indigènes, dans la rue, cela ne se faisait jamais. On "tenait" les jeunes filles. Sous l'ombrage des grands tamariniers, moi, j'allais - et à mesure que j'allais, l'évidence se faisait plus grande que ma place n'était pas là où j'étais. Les gens me regardaient, ils se retournaient, ils souriaient, surpris, pitoyables. Non, c'est difficile d'imaginer cela. J'avais quatorze ans, des robes sous les genoux, des seins, un chapeau vert pomme, une robe à fleurs bleues, des souliers vernis, un petit sac à main et je marchais les yeux baissées, en ne regardant personne, rien que mes pieds, dans un état de gène horrible que jamais plus je n'ai ressenti. Je me sentais déguisée, je l'étais. Je croisais des bandes de jeunes filles qui allaient au tennis, tête nue, habillées de blanc, sportives, qui marchaient légèrement. Moi, on aurait pu aussi bien me prendre pour une petite putain ou pour une petite fille. (…) Personne à aller voir, je ne connaissais personne dans la ville. Je marchais, je marchais, je m'éloignais des grandes avenues, je prenais les petites rues. Je ne pouvais rentrer qu'à sept heures. J'attendais le soir, le noir pour me cacher, et en attendant j'essayais de me dissimuler le plus possible dans les petites rues bordées de villas dans la banlieue de la ville - là où je savais qu'il n'y aurait pas de Français, où seuls des indigènes s'étonneraient, ce qui me paraissaient moins grave, plus supportable, parce qu'il y en avait beaucoup plus que de Français, que ça faisait moins souffrir, que tout était relatif ; qu'un indigène s'étonnerait moins, n'ayant pas les moyens de mesurer mon ridicule. J'étais en nage, la sueur coulait de mes cheveux sur mon visage."

(Cahiers de la guerre et autres textes)

Je retrouve la pension Barbet, une école qui semble toujours très réputée et je vois les enfants (filles et garçons) danser et chanter en uniforme bleu. C'est un bâtiment français composé de plusieurs ailes, les murs peints en jaune orange, entouré de quelques palmiers. Un très bel endroit. Très chic sûrement. Et après l'avoir contourné et observé un moment, je m'installe dans un petit café touristique situé juste en face. Alors me voilà ici, à la lire devant son ancien collège, accompagnée d'un jus de fruit frais. Je trouve tout de même la situation un peu étrange car je ne sais pas si ce travail me correspond. Admirer l'ancienne école de Marguerite Duras ne m'émeut en rien et je dirais même que mon intérêt se trouve vite limité. C'est très amusant sûrement mais… je m'en vais ; sans même penser à photographier la pension. 

À la tombée de la nuit, les néons clignotent à nouveau et les cafés se remplissent à chaque coin de rue. Jamais un regard de travers, seulement un bonjour pour vendre, c'est calme. Et quelle vie dans la rue ! Il fait encore chaud la nuit et je me faufile entre les motos. Au centre ville, les bâtiments coloniaux, la cathédrale, la poste centrale et l'Hôtel de ville. Pas loin, des ruelles gorgées d'hôtels, de restaurants et de cafés ; les touristes y respirent la convivialité en savourant la bière locale : la Saigon

Saigon en bière, en papier toilette, tant de produits Saigon à Ho Chi Minh. C'est étonnant tout de même, le souvenir de la colonie française semble s'imposer avec les trois monuments de la ville qu'ils mettent en valeur pour les touristes. En cela, nous sommes bien au Viêt Nam, Viêt-nam, Viet Nam, Vietnam ou Viêtnam, ou encore en République socialiste du Viêt Nam. Je vais essayer de comprendre un peu mieux mais l'Indochine se trouve déjà si loin dans le passé, derrière la guerre des Américains (la guerre du Vietnam), c'est pour dire.

On se cache le visage avec un masque pour se protéger de la pollution. On dissimule le nez, la bouche, les bras et les mains pour se préserver des rayons du soleil. Elles veulent rester blanches quand les blanches s'exposent volontairement dans l'espoir de revenir un peu bronzées au pays. Elles se cachent le visage et dévoilent de longues jambes gracieuses, magnifiques. Il faut imaginer ces femmes en moto, casquées et masquées, avec la mini jupe qui s'envole. J'aime beaucoup ces bizarreries… Les très belles Vietnamiennes resplendissent et je ne remarque pourtant aucun harcèlement de la part des hommes ; seuls les touristes se toisent.

Elle a quinze ans et demi et ne sait pas encore qu'elle inspire le désir. Toute son enfance passée avec les annamites, elle ne connait pas les codes des jeunes filles de bonne famille. Le mensonge impossible, c'est le ridicule de son attitude qui domine dans les rues de Saigon car vêtue d'une robe usée, de chaussures vernies et d'un chapeau d'homme, elle ne ressemble ni aux petites Françaises ni aux indigènes. Mais aujourd'hui les choses ont bien changé. Les Vietnamiennes portent avec élégance des robes années soixante, le noir de leurs cheveux brillent et leurs lèvres sont joliment maquillées de rouge. Quant aux blanches, elles ressemblent à toutes les blanches en vacances : short et tee-short. Les joues rougies par le soleil, les cheveux mal coiffés, des tongs aux pieds. Aujourd'hui, elle n'aurait pas été ridicule mais tout simplement amusante ; unique.

Je m'en vais vers l'eau sale des rivières de la ville : l'eau comme une de ses obsessions, les marées, la menace… il faut bien commencer quelque part. C'est seule aussi, là où les touristes ne sont pas ; personne ne me regarde et je photographie. Je prends le temps de retrouver le goût à l'image. C'est la mer, la Normandie, la mer de Chine. Je cherche à retrouver ce petit quelque chose que j'aime tant chez Marguerite Duras. Peut-être est-ce cette eau-là justement qui retient mon attention. L'éternité, la mort, le vide… C'est en tout cas un certain retour aux origines, donc Saigon, le delta du Mékong.

Mais comme je peine à écrire depuis mon arrivée ici ! Je suis bien trop occupée à découvrir la ville pour pouvoir m'exprimer ou griffonner, occupée à suivre l'eau, photographier l'eau de la ville. Attendre la fin du jour et l'avant de la nuit pour entrevoir la rivière de Saigon même si à chacun de mes passages, murs et boulevards me coupent dans mon élan.

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