Je remarque que tous mes textes commencent de la même manière. Je n'y peux rien car je ne le savais pas moi-même jusqu'à aujourd'hui. Sur ce blog on ne le perçoit pas trop encore mais lorsque je regarde l'ensemble entre ici et avant c'est assez saisissant. Quand je me mets à écrire, je ne sais pas encore ce qui va en résulter et je ne me réfère jamais aux précédents. Je ne connais donc jamais la fin du texte que j'entreprends, encore moins la manière dont je vais l'organiser. On peut alors dire que je me laisse porter par le moment ou que tout simplement, je suis dans le flou.
Et mes textes commencent toujours par ce grand flou. En général je ne sais pas où je suis, perdue, dans un pays inconnu. Quelque chose ne va pas, ce n'est pas assez clair ou le paysage me surprend avant de s'effacer sous mes yeux… En voici quelques exemples :
- Je n’arrive plus à comprendre où je suis, car j’y suis désormais, c’est si soudain. Je ne m’y attendais pas. Je suis seule, pleine d’appréhension, dans un petit café proche des maisons closes.
ou
- Le Caire. Les voiles noirs tombent sur les corps épais des femmes. Je vois leurs formes. Je regarde leurs lourdes poitrines tomber et devine leurs fesses déborder. Entre elles, tout se mélange en un ensemble indistinct, comme la brume du lever du jour, entre chien et loup. On commence à entrevoir la vie, mais pas tout à fait, pas encore.
ou encore
- Le matin au réveil, un sentiment d'appréhension m'accapare. Le décalage horaire peut-être ou l'idée un peu folle d'être partie en Indochine française à la recherche de Marguerite Duras ; je ne sais pas très bien.
Comme c'est agaçant ! Je ne parlerai alors pas de ce flou qui m'habite ni de disparition mais peut-être d'apparition. Et comme parfois j'entends ces deux mots de la même façon, cela ne change pas vraiment mes propos. Mais en mettant l'apparition en avant, j'arrive peut-être vers autre chose. Partie pour la petite ville de Sa Déc, je le crois maintenant tout à fait, le mot apparition s'entend plus optimiste.
Quand pourtant la disparition est aussi merveilleuse ! Je n'ai jamais compris pourquoi un effacement paraît triste et décourageant. Au contraire, l'effacement c'est souvent la lenteur, le temps de regarder sans comprendre de quoi il s'agit alors que l'apparition est pour moi plus brutale et déconcertante. On ne voyait rien sans le savoir et tout à coup on voit. On voit brusquement : les couleurs, les éléments, objets ou paysages. C'est donc aussi la disparition de l'état d'avant… Mais tout ceci n'est qu'une question de perception.
Peut-être, l'apparition et la disparition n'ont rien à voir avec le sentiment d'être perdue ou de ne pas tout voir. Être à l'étranger c'est bien cela, on ne sait rien puis on croit comprendre quand finalement tout ce qu'on a supposé découvrir s'écroule tout à coup. C'est un peu comme l'Amant de Marguerite Duras. Les lecteurs prennent souvent le livre comme référence à la jeunesse indochinoise de l'auteur mais qu'en est-il vraiment ? L'histoire a été écrite, réécrite et l'auteur s'emmêle entre ses souvenirs. Elle-même le dit, elle n'a aucune notion des dates, du temps et puis elle invente beaucoup aussi. Je ne cherche donc pas à tout savoir, ce serait d'ailleurs impossible. Tirer le vrai du faux n'a pas d'importance. C'est L'Amant mais c'est aussi Un Barrage contre le Pacifique ou même les premiers romans, Les Impudents, La vie tranquille ; la famille toujours présente : Des journées entières dans les arbres. L'Eden cinéma, L'Amant de la Chine du nord, des fragments dans les Cahiers de la Guerre. Ici, je les lis les uns après les autres et je crois, j'aimerais beaucoup tout mélanger : l'amant, M. Jo, Léo. C'est un chinois ou un indigène. C'est à la concession au Cambodge, Saigon. Les informations se mélangent et je ne sais plus vers où aller. Mais comme j'aime être perdue, je me laisse porter par le courant du Mékong ; je ne suis pas encore prête à ressentir la tristesse de tout savoir.
Entre autobiographie et fiction, de par ses souvenirs morcelés et par ce qu'elle veut dire ou cacher : la rencontre entre la jeune Française et le riche Chinois de Sadec est toujours là. C'est la mère et les frères aussi. Tous, ils viennent et reviennent dans ses livres, même ceux qui parlent de tout autre chose. On y retrouvera la marée de la mer de Chine, la forêt tropicale, la violence du grand frère, le crime, l'envie de tuer, le mort d'aimer, aimer et haïr en même temps, l'inceste, Anne-Marie Stretter, la mendiante. L'enfance qui accapare une vie entière.
Ce n'est donc pas le flou de l'histoire et des livres de Marguerite Duras que je souhaite mettre en avant ici mais l'apparition des différents éléments qui s'imbriquent entre eux naturellement. C'est passionnant et comme tout se retrouve et se mélange, je me limite aujourd'hui à l'histoire de M. Jo, l'amant, le Chinois ; l'indigène.
Suzanne est une jeune fille de dix-sept ans qui vit avec sa mère et son frère aîné (le petit frère) dans le sud de l'Indochine française, une terre marécageuse du Ram à côté de la mer de Chine. C'est avec ses dix ans d'économie (ou vingt ans) que la mère a acheté quelques années plus tôt une terre au cadastre français et depuis, les trois membres de la famille vivent dans un bungalow au bord du rac, une terre incultivable. Tous les ans lors de la mousson, la mer monte et envahit les cultures en brûlant tout sur son passage. La mère est ruinée, ils n'ont plus rien. Elle a bien essayé la mère, avec ses idées folles de tout contrôler, l'idée de faire construire un barrage contre la marée mais elle avait oublié les crabes la mère, les crabes, ils ont grignoté le barrage, et les tronçons alors affaiblis n'ont pas tenu sous le poids de la mer…
Suzanne attend au bord de la route qu'un homme passe et l'enlève de la misère. Elle ne veut pas rester toute la journée avec la mère, la folle, son amour. Elle se baigne parfois dans le rac avec le frère. Parfois aussi, ils s'en vont tous les trois à Ram pour danser et boire un verre avec les autres français. Et puis un jour, la rencontre avec M.Jo a lieu.
- En arrivant à la cantine de Ram, ils virent, stationnée dans la cour, une magnifique limousine à sept places, de couleur noire. À l'intérieur, en livrée, un chauffeur attendait patiemment.
(…)
- Merde, quelle bagnole, dit Joseph. Il ajouta : Pour le reste, c'est un singe.
Le diamant était énorme, le costume en tussor, très bien coupé. Jamais Joseph n'avait porté de tussor. (…) C'était vrai, la figure n'était pas belle. Les épaules étaient étroites, les bras courts, il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne. Les mains petites étaient soignées, plutôt maigres, assez belles. Et la présence du diamant leur conférait une valeur royale, un peu déliquescente. (…) Il regardait Suzanne. La mère vit qu'il la regardait. la mère à son tour regarda sa fille.
(Un barrage contre le Pacifique)
- Il fallait partir de la plaine. Je savais que la mère avait peur de mourir alors qu'on était encore si jeunes. J'ai compris le regard de ma mère. J'ai souri au planteur du nord.
C'était ma première prostitution.
(L'Eden Cinéma)
La présence de la mère, son espoir en l'homme riche, en sa fille, son désir de le voir marié à son enfant pour les sauver. La mère règne sur ses enfants. Même absente, sa présence domine.
Puis c'est plus tard avec l'Amant, elle a quinze ans et demi, elle vit dans une pension à Saigon. Les frères sont à Sadec avec la mère qui enseigne dans l'école indigène pour filles. Puis un jour en rentrant à Saigon, la rencontre avec le Chinois a lieu.
C'est le passage d'un bac sur le Mékong.
- Sur le bac, à côté du car, il y a une grande limousine noire avec un chauffeur en livrée de coton blanc. (…) Dans la limousine il y a un homme très élégant qui me regarde. Ce n'est pas un blanc. Il est vêtu à l'européenne, il porte un costume tussor clair des banquiers de Saigon. Il me regarde. J'ai déjà l'habitude qu'on me regarde.
(L'Amant)
Dans le Barrage, la couleur de peau de l'homme riche n'est pas déterminée, on ne sait pas s'il est français, chinois ou indigène. Indigène il l'est dans les cahiers retrouvés de Duras, les Cahiers de la Guerre. Elle y écrit des fragments, des idées qui deviendront plus tard ses livres. (Malheureusement Léo était annamite, malgré sa merveilleuse auto. Celle-ci m'éblouit à un tel point que j'oubliai cet inconvénient. Mes camarades du lycée s'éloignèrent définitivement de moi.)
L'auto, l'argent, la petite putain de la mère comme elle se dit. Voilà peut-être les liens entre les romans de son enfance. Mais comme elle se plait à nous perdre !
- Ce n'est donc pas à la cantine de Réam, vous voyez, comme je l'avais écrit, que je rencontre l'homme riche à la limousine noire, c'est après l'abandon de la concession, deux ou trois ans après, sur le bac, ce jour que je raconte, dans cette lumière de brume et de chaleur.
(L'Amant)
L'homme riche est laid, un peu ridicule ce M. Jo, un peu trop riche pour comprendre la réalité de la vie. La famille entière se joue de lui et c'est la mère qui acceptera les visites de l'homme à la concession dans l'espoir qu'un mariage en découlera. Il ne touchera jamais Suzanne, la mère y veillera. Dans le Barrage, l'auteur supprimera le déshonneur de l'enfant tout comme le petit frère, l'amour du petit frère, l'inceste. Faut-il y voir une forme de protection de la part de l'auteur ? Elle aura là le bon rôle, le moins mauvais si je peux dire, celui lié à la folie de la mère. Rendre l'amant petit et grotesque fait disparaître aussitôt l'amour inavouable…
- De la limousine noire est sorti un autre homme que celui du livre, un autre chinois de la Mandchourie. Il est un peu différent de celui du livre : il est un peu plus robuste que lui, il a moins peur que lui, plus d'audace. Il a plus de beauté, plus de santé. Il est plus "pour le cinéma" que celui du livre. Et aussi il a moins de timidité que lui face à l'enfant.
(L'Amant de la Chine du Nord)
Seule à Saigon, l'enfant retrouvera très vite le Chinois dans sa garçonnière de Cholen. Et cela se fera rapidement, puis plusieurs fois, tous les jours. La mère ne la sait pas encore.
- La peau est d'une somptueuse douceur. Le corps. Le corps est maigre, sans force, sans muscles, il pourrait avoir été malade, être en convalescence, il est imberbe, sans virilité autre que celle du sexe, il est très faible, il paraît être à la merci d'une insulte, souffrant. Elle ne le regarde pas au visage. Elle ne le regarde pas. Elle le touche. Elle touche la douceur du sexe, de la peau, elle caresse la couleur dorée, l'inconnue nouveauté. Il gémit, il pleure. Il est dans un amour abominable.
(…) elle me bat à coups de poing, elle me gifle, elle me déshabille, elle s'approche de moi, elle sent mon corps, mon linge, elle dit qu'elle trouve le parfum de l'homme chinois, elle va plus avant, elle regarde s'il y a des taches suspectes sur le linge et elle hurle, la ville à l'entendre, que sa fille est une prostituée, qu'elle va la jeter dehors, qu'elle désire la voir crever et que personne ne voudra plus d'elle, qu'elle est déshonorée, une chienne vaut pas davantage. Et elle pleure en demandant ce qu'elle peut faire avec ça, sinon la sortir de la maison pour qu'elle n'empuantisse plus les lieux.
(L'Amant)
Dans le Barrage, Suzanne n'est pas déshonorée mais la mère n'en est pas sûre alors elle l'a bat. Même avant elle la frappait et dans l'histoire réécrite de l'Amant, la mère n'est d'ailleurs pas présente lors de la rencontre. On sent alors tout le poids de sa domination sur l'enfant, la culpabilité de l'enfant, le bien-être que d'avoir trahi la famille. C'est l'idée inconcevable de la petite prostituée aussi. La mère prend l'argent du Chinois puis bat l'enfant. Elle accepte l'argent sale mais pas la putain. Un argent qui sera de toute façon volé ensuite par le grand frère…
C'est le passage d'un bac sur le Mékong.
C'est là que l'histoire commence et toute sa vie, Marguerite Duras l'écrira. Car elle aimait Huynh Thuy Le, ce nom qu'elle ne retiendra jamais.
- Elle dit lentement :
- Il y a longtemps que je t'aimais. Jamais je ne t'oublierai.
(L'Amant de la Chine du Nord)
Elle ne l'a jamais aimé. Il l'a répugnait. Il était très beau dans L'Amant de la Chine du Nord, riche, beau, désirable. Elle voulait l'argent pour la famille, et puis finalement pas seulement. Lui, on le retrouve toujours dans la souffrance de son amour pour l'enfant. C'est un homme faible, malade d'amour pour elle, il accepte l'humiliation de la famille, il accepte tout. Il offre un phono, un diamant, de l'argent. Il l'a tuerait. Puis il épousera une petite chinoise de bonne famille comme convenu depuis dix ans, il ne pourra pas faire autrement. L'enfant déshonoré rentrera en France avec la mère pour y étudier et sur le bateau du retour (ou de l'aller), un jeune homme de dix-sept ans sautera à la mer.
Suzanne a dix-sept ans, seize ans, l'enfant quinze ans et demi et puis…
- - Tu veux me dire quelque chose…
- Oui. Je t'ai menti. J'ai eu quinze ans il y a dix jours.
- Ça ne fait rien.
(L'Amant de la Chine du Nord)
C'est à Ram, au Cambodge, à Saigon, à Sadec ou encore Vinh Long, tous ces lieux où l'auteur a vécu s'imbriquent pour n'en former plus qu'un seul : l'Indochine française de son enfance. A chaque lecture, de nouveaux éléments apparaissent et annulent le passage d'un autre livre, c'est vraiment amusant de s'y perdre ou de tenter de comprendre. On ne peut d'ailleurs pas faire autrement. Et c'est à Sa Déc où je me trouve aujourd'hui que je m'y plonge à nouveau. Je me réjouis de voir apparaître le jeu qu'exerce Marguerite Duras sur ses lecteurs - sur elle-même aussi, et sur moi qui la lis au bord du Mékong.