- L'autoroute de la parole
Dans cette espèce de livre qui n'est pas un livre j'aurais voulu parler de tout et de rien comme chaque jour, au cours d'une journée comme les autres, banale. Prendre la grande autoroute, la voie générale de la parole, ne m'attarder sur rien de particulier. C'est impossible à faire, sortir du sens, aller nulle part, ne faire que parler sans partir d'un point donné de connaissance ou d'ignorance et arriver au hasard, dans la cohue des paroles. On ne peut pas. On ne peut pas à la fois savoir et ne pas savoir. Donc ce livre dont j'aurais voulu qu'il soit comme une autoroute en question, qui aurait dû aller partout en même temps, il restera un livre qui veut aller partout qui ne va que dans un seul endroit à la fois et qui reviendra et qui repartira encore, comme tout le monde, comme tous les livres à moins de sa taire mais ça, cela ne s'écrit pas.
(La Vie matérielle)
C'est l'eau comme une obsession, la sienne, la mienne aussi. J'aime l'eau comme elle m'effraie. Il est dix-sept heures aujourd'hui et la chaleur diminue, les enfants sortent de l'école ; la ville se réveille. C'est le meilleur moment de la journée car la lumière est chaude et douce, les couleurs magnifiques et les enfants observent étonnés leurs cerfs-volants monter très haut dans le ciel. C'est aussi l'heure de la baignade, grands et petits viennent se rafraichir dans l'eau boueuse, ils se lavent et jouent à s'éclabousser… Le temps leur semble merveilleusement paisible. Assise à côté d'eux au bord du Mékong, je les observe avec naturel quand les minutes s'écoulent avec mon silence.
Nous ne pouvons pas communiquer, c'est très étrange. Nous ne parlons pas la même langue alors on se regarde puis ils m'oublient. Ils me gardent dans leur paysage sans poser de question. C'est un très joli moment, très simple, je reste là sans rien demander. J'adopte avec bonheur leur tranquillité et leur joie quand le soleil baisse petit à petit sur mon visage. C'est doux, empli de paresse et de sérénité comme une fin d'après-midi d'été à la mer.
Tous les jours à dix-sept heures, je marche à la découverte de nouvelles rives pour m'y arrêter et observer, lire ou photographier. Les enfants jouent dehors et les cerf-volants disparaissent dans le ciel ; il y en a des centaines. Ils sont si hauts qu'on ne distingue plus la forme ni la couleur. Le ciel blanc se poinçonne ainsi de petites tâches noires. Puis isolée sur la rive, je m'offre le temps de sentir, ressentir, l'eau a une si bonne odeur que je ne me lasse pas de la côtoyer. Elle est sale aussi, elle emporte tout sur son passage, la végétation, les déchets, les bêtes crevées. Elle est surprenante.
Je vais et viens, me repose, me réveille. C'est un réel plaisir d'être à Sa Déc. C'est dans une certaine quiétude que je m'exerce à l'écriture. Je pense au thème de l'eau. Mais je pense mal car l'eau est partout, dans chacun des ses textes, obsédante. Pourquoi chercher des thèmes ainsi ? C'est idiot.
Dans La Vie matérielle, Marguerite Duras a tenté d'écrire un livre qui ne soit pas vraiment un livre. Dans le sens où il n'y a ni commencement ni fin. Il n'a pas d'histoire non plus et ne rentre dans aucune case : ce n'est pas un roman, ce n'est pas un récit autobiographique, ni un journal. Que signifient ces mots qui s'entremêlent ? Le mouvement de sa pensée ? Sa parole ? Le livre qui n'est pas un livre a pourtant un sens, il est découpé en petits chapitres à thème justement, des moments de sa vie, des anecdotes ou des idées.
- Cabourg
C'était au bout de la grande digue de Cabourg vers le port des yachts. Sur la plage l'enfant fait voler un cerf-volant chinois comme dans L'Été 80. Cet enfant ne bougeait pas de la place où il était. Autour de lui d'autres enfants jouaient au ballon. On était assez loin, sur la terrasse. Il y avait du vent et le soir venait. L'enfant ne bougeait pas, à un tel point qu'on a commencé à trouvé son immobilité insupportable, puis douloureuse. À force de scruter, de la scruter, de creuser l'image, on a vu ce qu'il y avait. L'enfant avait les deux jambes paralysées, maigres comme des bâtons. Quelqu'un devait passer le ramasser sans doute. Des enfants s'en allaient déjà. L'enfant continuait de jouer avec le cerf-volant. Quelquefois on dit je vais me tuer, et puis on continue le livre. Quelqu'un a dû venir avant la nuit ramasser l'enfant. Le cerf-volant dans le ciel signalait l'endroit où il se trouvait, on ne pouvait pas se tromper.
(La Vie matérielle)
- La maison
(…) Je ne peux pas penser à mon enfance sans penser à l'eau. Mon pays natal c'est une patrie d'eaux. Celle des lacs, des torrents qui descendaient de la montagne, celle des rizières, celle terreuse des rivières de la plaine dans lesquelles on s'abritait pendant les orages. La pluie faisait mal tellement elle était drue. En dix minutes le jardin était noyé. Qui dira jamais l'odeur de la terre chaude qui fumait après la pluie. Celle de certaines fleurs. Celle d'un jasmin dans un jardin. Je suis quelqu'un qui ne sera jamais revenu dans son pays natal. Sans doute parce qu'il s'agissait d'une nature, d'un climat, comme faits pour les enfants. Une fois qu'on a grandi, ça devient extérieur, on ne les prend pas avec soi ces souvenirs-là, on les laisse là où ils ont été faits. Je suis née nulle part.
(La Vie matérielle)
J'aimerais ne plus rien montrer dans mes photographies. Je cherche la disparition, le moment entre le jour et la nuit où tout devient indistinct, où voir demande une curiosité, un effort de la part du lecteur. Je rêve d'avoir le courage de photographier sans cadrer, d'être toujours dans l'image accidentelle, ne rien contrôler. Mais c'est trop effrayant et je ne saurai peut-être pas justifier le choix. La mémoire qui s'efface peut-être, ou l'absence dans un environnement étranger, je ne sais pas. Mais je suis sûre d'une chose, l'image doit parler d'une manière ou d'une autre à tout le monde. Pas d'élite. Pas de discours intellectuel. Pas de discours du tout. Ne rien dire et simplement voir avec son propre regard.
Je retouche, recadre et lisse l'image. Le laboratoire d'Ho Chi Minh ville rend mes films développés dans un état abominable : du jamais vu ! Des empreintes de doigts partout, de la poussière et de la graisse collent sur mes images bancales. Scannées en format jpeg, elles sont coupées, déformées, à l'envers. Une lumière a filtré et je retrouve une zone jaune sur mes images quand pourtant je ne la vois pas sur les films… Que faire alors ? Car quelque part, j'aime beaucoup cette poussière et ces défauts. Mais suis-je capable de les assumer ?
Je ne pense pas.
Aujourd'hui, je vais visiter la maison de l'amant chinois qui se trouve un peu plus loin, en face de la rivière. Et c'est drôle, on visite la maison de Huynh Thuy Le comme si l'homme avait eu une quelconque importance historique. On visite sa demeure pittoresque pour y trouver Marguerite Duras alors qu'elle n'y est jamais entrée. Pouvaient-il seulement se douter qu'un jour une telle chose pouvait arriver ? Une liaison de jeunesse, un amour mal partagé, cette douleur… visités 85 ans plus tard. N'est-ce pas amusant ? Le riche héritier chinois a vécu avec sa femme et ses cinq enfants ici. Mais que savons-nous de son histoire ?
Du film de Jean-Jacques Annaud que je découvre seulement aujourd'hui (je ne voulais pas le voir avant), les touristes paient pour découvrir l'étrange maison de l'amant. Comme moi, ils se laissent aller à la curiosité qu'ils connaissent. Cependant, les étrangers se font rares à Sa Déc. Les rues se vident de moi et de mes semblables, personne ne connaît l'anglais, je suis donc seule. Les journées s'installent alors comme hors du temps, je ne peux pas parler, j'écoute. C'est le silence.
Ici, personne ne connaît le nom de Marguerite Duras. Je montre le livre et on me sourit gentiment en m'indiquant un magasin qui pourra peut-être me renseigner. Cela m'amuse beaucoup. Je trouve les moments ici formidables et j'oublie parfois que je suis là, à Sa Déc. Je vais et je viens dans la ville en contournant l'école où la mère a enseigné des années, où l'enfant a vécu si longtemps comme plus loin, au bord du fleuve.
Il est dix-sept heures au bord du Mékong, la lumière baisse ; c'est bientôt la nuit.
Deux semaines se sont déjà écoulées au Vietnam et je ne sais pas si je comprends mieux, si l'écriture est intéressante, les lectures assimilées. Je les oublie souvent, n'en garde qu'un fragment, une idée ou un mot. En somme, je ne sais pas très bien où me mène le voyage car je n'ai jamais compris mon attachement pour l'auteur. C'est peut-être en cela que ses livres me parlent tant. Comme une forme d'oubli de soi-même qui revient sans cesse à la mémoire.