Hiroshima mon amour. Un film d'Alain Resnais. Un scénario de Marguerite Duras.
C'est une rencontre à Hiroshima entre une actrice française et un Japonais. La jeune femme est venue pour jouer dans un film sur la paix. Elle va bientôt repartir.
Les cendres tombent sur les deux corps enlacés, Hiroshima mon amour entre le présent et le passé, une musique au loin. Les cendres brillent sur les corps déformés, des fragments même, des morts.
Étrangers l'un de l'autre, l'homme et la femme se sont enfin retrouvés.
- Lui. - Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien.
Elle. - J'ai tout vu. Tout.
Elle. - Ainsi l'hôpital, je l'ai vu. J'en suis sûre. L'hôpital existe à Hiroshima. Comment aurais-je pu éviter de le voir ?
Lui. - Tu n'as pas vu d'hôpital à Hiroshima. Tu n'as rien vu à Hiroshima.
Elle. - Quatre fois au musée…
Lui. - Quel musée à Hiroshima ?
Elle. - Quatre fois au musée à Hiroshima.
(…)
Le 6 août 1945, l'armée américaine ordonne le bombardement atomique sur la ville d'Hiroshima. Avec la deuxième bombe quelques jours plus tard sur Nagasaki, l'évènement marquera la fin de la seconde guerre mondiale. La ville entièrement brûlée comptera 200 000 morts et 80 000 blessés. Les images des corps d'Hiroshima sont insoutenables. Les reconstitutions font pleurer les touristes. En seulement neuf secondes, la ville est devenue cendre.
La musique est écrasante, la caméra tourne dans le musée et la femme parle, parle, les guerres passées sont trop lourdes à porter. C'est seulement dans leurs étreintes qu'elles deviennent supportables : Hiroshima, la bombe, l'amour d'un allemand mort. Vous les entendez ? Vous entendez comme les voix semblent lointaines et décisives ? C'est bruyant. Le vide est si pesant que les dialogues semblent s'attendre sans jamais s'arrêter. Les deux personnages composent ensemble une seule histoire : celle d'Hiroshima et de Nevers. Ils n'auront d'ailleurs pas d'autres noms que ces deux villes. Pas d'autres noms que le deuil et l'oubli ; les lieux n'existent plus.
- Elle. - …Écoute-moi. Comme toi, je connais l’oubli.
Lui. - Non, tu ne connais pas l’oubli.
Elle. - Comme toi, je suis douée de mémoire. Je connais l’oubli.
Lui. - Non, tu n’es pas douée de mémoire.
Elle. - Comme toi, moi aussi, j’ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l’oubli. Comme toi, j’ai oublié.
Comme toi, j’ai désiré avoir une inconsolable mémoire, une mémoire d’ombres et de pierre.
J’ai lutté pour mon compte, de toutes mes forces, chaque jour, contre l’horreur de ne plus comprendre du tout le pourquoi de se souvenir.
Comme toi, j’ai oublié… Pourquoi nier l’évidente nécessité de la mémoire ?…
Les questions s'avancent sur les réponses comme un monologue à deux, comme si l'auteur s'était déjà posée toute ces questions auparavant. Des mots puisés de sa vie intérieure et le dédoublement qu'elle estime inévitable dans l'écriture. Elle en parlera comme une ombre interne... Les mots se répètent, la femme dit et il répondra dans la négation, les voix se retrouvent pour n'en former qu'une seule. Comment ne pas entendre la voix de Duras dans celle d'Emmanuelle Riva ? Les dialogues me tourmentent encore aujourd'hui, si déterminants dans mes débuts dans l'écriture, si violents. Quelle découverte, je n'aurais jamais imaginé une telle rencontre. Les premiers mots entendus et lus de Marguerite Duras seront ceux de ce film. C'est un réel tournant dans mon travail. Et c'est drôle, je n'ai plus peur de tenir un discours fort et grandiloquent car les mots de Marguerite Duras ont réellement bouleversé ma vie. Ils ont tout bousculé, mon rapport à la lecture, l'écriture, la photographie. Je ne photographie plus. Les images me semblent fades tout à coup, incorrectes, elles disparaissent naturellement de mon discours. Comme fabriquées et mal utilisées, elles sonnent faux. Que faire alors ? Lire et relire les mots, les écouter et les voir. Depuis un an et demi maintenant, je lutte pour comprendre le changement. Depuis un an et demi, j'ai besoin du texte Hiroshima mon amour… comme un monologue à deux.
À Hiroshima et à Nevers, le japonais questionne. Ils sont au lit en pleine après-midi quand l'allemand avance doucement entre eux. On voit la femme à dix-huit ans sur sa bicyclette, descendre les rues de la petite ville française, s'enfuir dans la campagne à travers champs. Elle est si jeune et lui, c'était son premier amour. Elle retrouve l'Allemand tous les jours dans des lieux différents. Ils se cachent dans des granges, dans des ruines, dans des chambres aussi. Puis un jour, on tire sur l'Allemand. Il mourra sur le quai de la Loire la nuit de la libération.
- Elle. - Pourquoi parler de lui plutôt que d'autres ?
Lui. - Pourquoi pas ?
Elle. - Non. Pourquoi ?
Lui. - À cause de Nevers, je peux seulement commencer à te connaître. Et, entre les milliers et les milliers de choses de ta vie, je choisis Nevers.
Elle. - Comme autre chose ?
Lui. - Oui.
Elle. - Non. Ce n'est pas un hasard.
Lui. - C'est là, il me semble l'avoir compris que tu es jeune… si jeune, que tu n'es encore à personne précisément. Cela me plaît.
Elle. - Non. Ce n'est pas ça.
Lui. - C'est là, il me semble l'avoir compris, que j'ai failli… te perdre… et que j'ai risqué ne jamais te connaître.
Lui. - C'est là, il me semble l'avoir compris, que tu as dû commencer à être comme aujourd'hui tu es encore.
Elle. - Je veux partir d'ici.
La scène suivante est inconcevable, longue et blessante. C'est la confession après quatorze années de silence, un moment douloureux et fort, un dialogue qui me portera jusqu'à aujourd'hui. Quelques mots prononcés par Emmanuelle Riva, par Duras, et puis plus rien. Les mots résonnent simplement. Ils me reviennent sans cesse, je les entends, je les répète et les épuise jusqu'à écrire à mon tour. Le pouvoir de ces mots est inimaginable.
- Lui. - Ça ne veut rien dire, en français, Nevers, autrement ?
Elle. - Rien. Non.
Lui. - Tu aurais eu froid, dans cette cave à Nevers si on s'était aimés ?
Elle. - J'aurais eu froid. À Nevers les caves sont froides, été comme hiver. La ville s'étage le long d'un fleuve que l'on appelle la Loire.
Lui. - Je ne peux pas imaginer Nevers.
(…)
Lui. - Quand tu es dans la cave, je suis mort ?
Elle. - Tu es mort… et…
Elle. - … comment supporter une telle douleur ?
Elle. - La cave est petite.
Elle. - … très petite.
(…)
Lui. - Tu cries ?
Elle. - Au début, non, je ne crie pas. Je t'appelle doucement.
Lui. - Mais je suis mort.
Elle. - Je t'appelle quand même. Même mort. Puis un jour, un jour, tout à coup, je crie, je crie très fort comme une sourde. C'est alors qu'on me met dans la cave. Pour me punir.
Lui. - Tu cries quoi ?
Elle. - Ton nom allemand. Seulement ton nom. Je n'ai plus qu'une seule mémoire, celle de ton nom.
Elle n'en avait jamais parlé avant lui. Depuis toujours, elle n'en parlait plus.
On lui a rasé les cheveux, la honte de la France, enfermée dans la cave de Nevers. Il n'y avait rien d'autre à dire que la folie et je pense que sans les questions insistantes du Japonais on ne saurait rien. Peut-être est-ce lui qui compose l'histoire du film car elle, elle refuse encore, elle ne veut pas d'un nouvel amour et va repartir en France. Il lui demande de rester. Il cherche à savoir, la fait boire, elle ne pourrait rien dire sans cela. Encore une fois, il lui demande de rester.
En parlant, elle réunit le Japonais à l'Allemand, Hiroshima à Nevers, les douleurs. Les femmes irradiées perdent leurs cheveux comme elle a été tondue, les morts irradiés dans l'agonie de l'allemand, les souffrances communes, le paysage du chaos, l'amour. Et elle luttera de toutes ses forces contre l'oubli. C'est pour cela peut-être, elle a tout vu à Hiroshima. Comme un lieu à jamais effacé.
Duras dit que le film est bavard. Que le ton juste viendra plus tard avec la femme du Gange.
Les dialogues d'Hiroshima mon amour… je ne les trouve pas bavards mais plutôt, comme étouffés. On ne respire plus et c'est profondément douloureux de les entendre. Il ne pouvait en être autrement car sans cela, les voix auraient été trop éteintes et donc respirables. Or on ne peut pas effacer des mots qui sortent tout à coup du plus profond de son corps. Il faut les remonter en soi et les dire, les dire enfin, les lâcher et avouer. Hiroshima mon amour n'est pas bavard mais saturé de paroles comme si les personnages parlaient pour la première fois. Dans l'urgence, le film est pour moi le plus émouvant et le plus terrible car enfin, la rencontre rend possible le dialogue. En reliant l'amour à la mort, Duras écrit un film sur la guerre.
- Elle. - … Je te rencontre.
Je me souviens de toi.
Qui es-tu ?
Tu me tues.
Tu me fais du bien.
Comment me serais-je doutée que cette ville était faite à la taille de l'amour ?
Comment me serais-je doutée que tu étais fait à la taille de mon corps même ?
Tu me plais. Quel évènement. Tu me plais.
Quelle lenteur tout à coup.
Quelle douceur.
Tu ne peux pas savoir.
Tu me tues.
Tu me fais du bien.
Tu me tues.
Tu me fais du bien.
J'ai le temps.
Je t'en prie.
Dévore-moi.
Déforme-moi jusqu'à la laideur.
Pourquoi pas toi ?
Pourquoi pas toi dans cette ville et dans cette nuit pareilles aux autres au point de s'y méprendre ?
Je t'en prie…
C'est la douleur de l'amour. La main du japonais tremble dans son sommeil comme celle de l'allemand dans la mort. La femme se retrouve sur les quais de la Loire, soudainement, son visage couvert de sang quand elle l'embrasse. Elle a été si jeune un jour. Puis folle aussi, dans la cave de Nevers, parce qu'elle a aimé un soldat allemand. Folle à ne plus s'arrêter de crier. Le déshonneur ne l'atteint pas, elle n'est plus vraiment là. Elle s'arrache les mains contre les murs, enfermée et seule, avant de crier encore la douleur de la mort ; son amour mort.
Puis un jour, elle a eu vingt ans. Sa mère lui annonce qu'elle a vingt ans. Ses cheveux ont atteint une longueur décente alors on l'envoie à Paris, loin de Nevers et du déshonneur. Et quand elle arrive à Paris deux jours plus tard, la bombe explose à Hiroshima.
Le Japonais rit de la voir à son réveil, elle lui propose un café, ils semblent heureux et insouciants dans la rencontre. Quatorze ans ont passé et l'amour à nouveau la retrouve. Les cloches sonnent à Hiroshima comme celles de la cathédrale de Nevers mais ils ne semblent pas entendre.
La femme repartira le lendemain pour Paris. Plusieurs fois pendant le film, elle crie qu'elle veut partir mais elle reste, le Japonais la retrouve toujours. Ils n'arrivent pas à se quitter, c'est trop tard.
Le film est complexe et simple à la fois. Tout se coupe, s'entrecoupe, on suit une voie qui va en croiser une autre, on attend. Les histoires se reflètent, les guerres, les amours, l'oubli. Les dialogues s'enchainent sur les images merveilleuses d'Alain Resnais. C'est beau. C'est terriblement beau… Mais je ne me remettrai jamais complètement de ce film.