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Billet de blog 18 juillet 2025

Ils sont épuisés (mais il paraît qu'ils ne travaillent pas encore assez)

Les gens sont épuisés. C’est ce que je constate, à longueur d’année, en consultation. Ils courent après le temps, jonglent avec les plannings des uns et des autres. Leur vie est un Tetris permanent. Ils arrivent épuisés en consultation. Le fauteuil tremble sous leur poids. Parfois, il leur faut de longues minutes pour atterrir.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les gens sont épuisés. C’est ce que je constate, à longueur d’année, en consultation. Ils courent après le temps, jonglent avec les plannings des uns et des autres. Leur vie est un Tetris permanent. Vous auriez un rendez-vous le jeudi entre 18h15 et 18h45 ? Ah non ! Il faut que je récupère le petit au solfège... Et le samedi ? Ah bon ? Vous ne travaillez pas le samedi ?

Ils n’arrivent pas à se poser parce qu’on leur en demande toujours plus. Et, par ricochet, ils en demandent toujours plus aux autres. À commencer par leurs enfants.

Ils arrivent épuisés en consultation. Le fauteuil tremble sous leur poids. Parfois, il leur faut de longues minutes pour atterrir. Se débarrasser du costume qui leur tient lieu d’armure.

Souvent, le vocabulaire professionnel infiltre leur langue, jusqu’à l’intime. Ils parlent de leur couple comme d’une entreprise du CAC 40. Il leur faudrait un audit. Des critères d’évaluation. Ils sont en flux tendu. Ils comptent les points. Ils ont besoin de débriefer. Ils s’étonnent de ne pas parvenir à gérer leurs émotions.

Ils arrivent épuisés, le matin, au travail. Certains ont l’impression que toute leur vie se déroule là. À peine les objectifs annuels ont-ils été atteints, au prix d’efforts constants, qu’on leur en fixe de nouveaux. Plus haut, plus fort, plus loin. Un peu de coaching pour la cohésion d’équipe. Des discours creux pour exalter l’engagement dans le travail. Et masquer la réalité la plus sordide : l’entreprise n’a que faire de leur vie. Seule compte leur force de travail. Et leur capacité de produire des objets, des idées, des services. Tout ce qu’on leur extorque afin d’atteindre les sacro-saints chiffres fixés arbitrairement.

Ils osent à peine en parler, de cette fatigue. Pas sans mille justifications. C’est à cause de la petite qui ne fait pas ses nuits. Des voisins bruyants. Des longs trajets en bus. Des journées à rallonge. Des copies à corriger le soir ou de la réunion à préparer le week-end. C’est à cause du temps qu’il fait. Curieusement, ce n’est jamais parce qu’on en fait trop. Parler de sa fatigue, c’est courir le risque d’être jugé. Traité de paresseux. De personne sans volonté.

Où que vous parliez, il y a toujours quelqu’un pour se vanter d’en faire plus ou d’en avoir fait plus sans jamais se plaindre. Des courageux, des solides, des vrais hommes. Ceux-là ont un rond de serviette sur les plateaux de télévision. On les invite car ils donnent de si jolies leçons de courage au peuple.

Car il ne suffit pas d’être harassé. Il faut l’être avec le sourire, en ravalant ses mots. Il faut subir les esclaves volontaires et fiers de l’être. Les bons petits soldats du capitalisme, toujours prompts à se faire avocat du plus fort contre le plus faible.

Ils arrivent à la retraite. Épuisés. La dernière ligne droite est difficile. Nombreux sont ceux qui tombent au champ d’honneur. Ceux qui meurent d’un accident du travail avant de franchir la ligne d’arrivée. Ceux qui ont la décence de ne pas interroger le caractère professionnel de leur cancer. Ceux dont le cœur, fatigué, s’arrête un dimanche, à la communion du petit-fils. Alors, ils comptent le temps qui reste. Plus que quelques années. Quelques mois. Quelques jours...

Il faudrait bosser jusqu’à 67 ans pour avoir de quoi vivre décemment mais ils n’en ont plus la force. Ils ont le corps en débandade, les articulations usées jusqu’à l’os, les nerfs en pelote. 

La retraite recule devant eux. Un horizon inaccessible. Ils disent : Quand je pense à mes parents qui sont partis en pré-retraite à 55 ans... 

Ils n’ont pas pu garder leurs petits-enfants parce qu’ils travaillaient. Pas pu voler au secours de leur belle-fille malade, parce qu’ils travaillaient. Pas pu prendre le temps nécessaire pour accompagner leur père, leur mère et tous ceux qui les quittent déjà. C’est à peine s’ils auront la force de faire ces voyages dont ils ont tant rêvé. Parfois, ils se demandent s’il est juste que le travail ait occupé une telle place dans leur vie.

Les enfants aussi, sont épuisés. Quand je leur fais raconter leur vie, ils énumèrent : garderie du matin, école, cantine, re-école, garderie du soir, activités, orthophoniste, basket, violoncelle, zumba, etc. Lorsqu’ils rentrent chez eux, c’est devoirs à faire, leçons à apprendre. Dîner, douche, dodo.

J’observe comment, dans les interstices de cette vie bien organisée, ils grapillent quelques minutes, ici ou là, pour jouer. Jouer au lieu de s’habiller. Jouer devant son assiette pleine. Jouer au lieu de brosser ses dents. Jouer avec sa gomme pendant la leçon. Jouer. Et essuyer les colères des adultes excédés de cette liberté qu’ils osent prendre. Vite ! Vite ! Les ramener dans le rang. Ce n’est pas le moment de jouer !

 Un enfant, un jour, m’a raconté qu’il se relevait la nuit, sans faire de bruit, pour jouer dans le noir. Jouer, c’est aussi crucial que respirer.

Les adolescents sont paresseux. Ils n’ont aucune volonté, etc. Que n’entend-on pas sur les jeunes et leurs supposés défauts ?

Les ados que je reçois sont épuisés. À l’âge du collège, ils se lèvent tôt. Parfois très tôt quand ils doivent prendre le bus. Ils avalent un truc en vitesse, s’habillent en vitesse, attrapent leur sac de cour en vitesse, foncent à l’arrêt de bus en vitesse. Les heures de cours se succèdent, dans le bruit, dans la foule des élèves. Les regards, les jugements, les comparaisons. Certains ne supportent pas. Ils craquent. Ils prennent l’école en grippe, le souffle confisqué, le ventre tordu par l’angoisse.

Ils se croient anormaux, ils se pensent fous, parfois. Ils ont tort.

Les ados me parlent parfois de leurs premiers émois amoureux. C’est fragile, un adolescent amoureux. Ça pourrait passer des heures à scruter ses pensées. À chercher en soi la trace de l’autre. À se poser des millions de questions. Surtout qu’il faut subir la trahison du corps qui n’en fait qu’à sa tête. Les insomnies et la difficulté à quitter le lit, au petit matin. Je suis comme un robot, dit l’un.

Les ados que je reçois se plaignent des devoirs qui n’en finissent pas. Des parents tendus qui hurlent de se dépêcher. Des paroles blessantes qui surgissent et qu’on regrette. Ils me racontent leur envie de faire autre chose en rentrant chez eux. Se détendre devant un animé. Jouer, lire, dormir, chatter avec des potes. Réfléchir. Rêver. Faire "rien". Mais ils sont sous contrôle d’une société qui méconnaît le caractère pathologique de son angoisse. Pas d’écran ! Contrôle parental. Conseil de classe et Parcoursup. La panoplie complète des empêcheurs de vivre. Faut-il attendre d’avoir tous ses diplômes, un boulot, un appart et une Tesla pour commencer à vivre un peu ? À force d’errer sans espoir, certains flirtent avec l’idée de leur mort.

Comme psychologue, je suis témoin de l’épuisement de mes patients. Je l’entends, je le porte, le réfléchis. Je propose de maigres palliatifs. J’interroge la soumission à un système fou qui rend les gens fous. Il n’est pas rare que je dise : Allez voir votre médecin pour qu’il vous arrête parce que vous tremblez de fatigue, là. Souvent, j’entends en réponse : je ne peux pas, je n’ai pas de médecin. Je ne peux pas, à cause des jours de carence. Je ne peux pas, on n’est pas assez nombreux au boulot. J’ai peur de me faire virer... Mais le pire, c’est quand ils disent : on va croire que je suis faible.

Comme psychologue, j’entends mes collègues parler de leur épuisement. C’est épuisant d’écouter des humains se débattre, années après années, avec leur souffrance. C’est épuisant de les accompagner dans leur travail psychique. C’est gratifiant mais c’est usant. Parce qu’on a l’impression de participer à ce système qui broie les gens. On les répare un peu. Juste assez pour qu’ils fonctionnent. Qu’ils soient bons pour le service. Pour qu’ils restent productifs. Pour qu’ils créent de la richesse dont ils ne bénéficieront pas vraiment. On répare des blessures profondes avec quelques paroles. Un peu de scotch pour que ça tienne.

Mais le système qui nous pousse dans le gouffre, on ne le questionne pas. Il ne se questionne pas. Il se prend pour la norme et exclut tous ceux qui ne répondent pas à ses critères abscons. Le capitalisme s’entête dans ses erreurs, dans ses discours toxiques sur les gens qui ne travaillent pas assez à ses yeux. Il entend raboter tout le temps apparemment improductif. Les vacances, les fériés, le congé parental, les heures consacrées à vivre avec les siens, à partager l’existence de ceux qu’on aime. Il n’a pas intérêt à l’amitié, à l’entraide, à la solidarité.

Le capitalisme déteste ce qui échappe à sa coupe.

17 juillet 2025

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