Marilyne a 32 ans. Elle est en CDD. Cela fait des années qu’elle galère pour décrocher un CDI . Un CDI , ça lui permettrait de penser à autre chose qu’à trouver du travail . Elle ne supporte pas de rester chez elle , elle veut être indépendante. Et puis , son salaire aiderait à payer la maison. Avec Eric, son mari , ils ont fait construire. Mais les traites à payer, c’est dur quand il n’y a qu’un seul salaire qui rentre. Ce CDI , c’est vital pour Marilyne.
Je la vois en visite d’embauche , elle est contente . Le travail est peu intéressant et répétitif, elle s’en fiche. Il est près de chez elle et « c’est pratique parce que je n’ ai pas de frais de déplacement » .Elle est en bonne santé . Tout va bien.
L’entreprise de Marilyne travaille pour la grande distribution. Elle fabrique et conditionne du petit équipement de voiture. Les cadences sont élevées, surtout depuis les 35 h. Les salaires sont bas , il n’y a que des femmes . Elles font des horaires continus et mangent sur place dans l’atelier. Le chef est un homme quand elles ne sont que des femmes . Le matin, le chef fait toujours une remarque sur la tenue de l’une ou de l’autre. Ca ne leur plait pas mais elles n’osent rien dire. Elles serrent les dents . Il n’y a pas beaucoup de boulot près de chez elles.
« Vous comprenez , me dit le patron, je n’ai pas le choix ». Je comprends . Qui a le choix dans cette affaire ? Les ouvrières qui sont prêtes à tout accepter. Le patron qui se débat avec les fournisseurs, les distributeurs et la concurrence. Les entreprises manufacturières ont très peu de marges de manœuvres. La main d’œuvre est la variable ajustable de l’entreprise.
Trois mois après, je revois Marilyne en visite de reprise du travail après un arrêt maladie. Elle m’explique « j’ai mal au coude et au poignet droit. les douleurs me réveillent la nuit. Je n’arrive plus à dormir. Ca n’est pas possible , je ne peux plus travailler » . Elle est très agitée. Je l’examine . Manifestement , il s’agit d’une tendinite professionnelle liée à des gestes répétitifs sous contrainte de temps . « Madame , je crains fort que votre problème de santé ne soit lié au travail . Il faut un avis spécialisé. »
Orientation vers le rhumatologue qui confirme le diagnostic. A l’évidence, c’est une maladie professionnelle inscrite au tableau numéro 57 . C’est le tableau des troubles musculo-squelettiques. Les « TMS » comme on dit maintenant. Ce sont des troubles causés par un usage excessif des hommes et des femmes au travail. Il y en avait moins de 5000 au début des années 90, il y en a plus de 30 000 reconnues aujourd’hui.
Pour confirmer l’origine professionnelle de la maladie , je me rends dans l’entreprise pour voir le poste de travail de Marilyne.
Quand j’arrive dans l’atelier, toutes les ouvrières sont à leur poste. Le silence se fait très lourd quand je m’approche du poste de travail de Marilyne. Je sens une sourde hostilité . Je demande à Marilyne de reproduire au ralenti ses gestes professionnels . Marilyne semble réticente à me répondre . Je perçois des regards réprobateurs dans notre direction. Décidément, quelque chose ne tourne pas rond . Je calcule les temps opératoires . Tout à coup, une collègue qui travaille juste derrière Marilyne explose « Oui, me dit elle, c’est bien fait pour elle , elle voulait aller plus vite que tout le monde , on l’avait prévenu. Et en plus maintenant , le chef a augmenté la cadence et c’est de sa faute »
Et je comprends soudain ce que Marilyne a fait et pourquoi elle a de plus en plus de mal au travail .
Marilyne voulait un CDI et avait décidé de tout faire pour le décrocher . Alors quand elle a commencé son nouveau travail , elle a foncé . Plus vite , encore plus vite . Elle en faisait plus que les autres collègues et dépassait la cadence quotidienne de production . Les collègues l’ont prévenu : « ne vas pas trop vite sinon le chef montera la cadence et on ne tiendra pas la distance » . Mais Marilyne a continué à aller vite , trop vite . Le chef était très content d’elle « il va m’embaucher » se disait-elle . Et Marilyne a continué à aller vite .
Un matin , la cadence a été augmenté . Alors les ouvrières de l’atelier n’ont plus parlé à Marilyne qui continuait à aller toujours aussi vite . L’ambiance est devenue insupportable pour Marilyne . La cadence , l’isolement. Les douleurs sont apparues, de plus en plus vives .
A la maison , Marilyne n’a parlé de rien. Comment avouer qu’on a trahi ses collègues pour un CDI. Les douleurs augmentent. Marilyne a perdu le sommeil. Elle est allée voir son médecin mais elle ne lui a rien dit de sa situation au travail. Il a donné une pommade. Cela n’a pas suffit pas à panser les plaies . Elle n’arrivait plus à tenir la cadence. Elle est retournée voir son médecin qui l’a arrêté.
Je la revois en visite de pré-reprise pendant son arrêt maladie. Marilyne ne me parle pas de cette histoire de cadence . Mais elle sait que je sais . J’essaie d en parler. Elle fuit. Mais Marilyne va mal , très mal . Elle voulait juste avoir un CDI . Elle ne voulait pas faire de tort. Elle n’ a pas réfléchi aux conséquences. Ses collègues ne lui pardonneront jamais . Marilyne le sait.
Marilyne est toujours en arrêt de travail . Sa maladie professionnelle est reconnue. La mise au repos de son bras améliore la tendinite . Mais Marilyne ne mange plus , ne dort plus, ne parle plus. Elle plonge dans une grave dépression . Et elle est paniquée à l’idée de reprendre le travail. Alors je prononce une inaptitude médicale au poste de travail et propose un reclassement . Mais personne ne veut de Marilyne .Même le chef . Il ne veut pas d’ennuis : « Vous savez ce que c’est , Docteur , les femmes entre elles » avec un air entendu. Il sait surtout qu’il en trouvera toujours des Marilyne . Parce qu’elles n’ont pas le choix . Alors, Marilyne est licenciée. Simplement parce qu’elle voulait garder son travail . Je n’ai jamais revu Marilyne.