Quatrième jour
C’est de plus en plus difficile de rendre compte de ce procès. D’abord il y a les masques, encore et toujours ces fichus masques qui entravent la parole et qui, dans un lieu qui lui est dédié, pourrait presque sembler une censure. Le président de la cour revient d’emblée sur la dérogation qui avait été accordée par le bâtonnier de Paris aux avocats et aux accusés, lesquels avaient pu jusqu’ici, s’ils le souhaitaient, parler à visage découvert. Désormais, le masque redevient obligatoire, ce qui fait dire à maître Coutant-Peyre, toujours aux aguets pour tenter de déborder le procès par un zèle revendicatif dont elle est coutumière, que les avocats sont « muselés ».
Ce n’est pourtant pas un masque qui va tomber sur nous, mais un grand écran blanc qui, derrière la cour, descend du plafond de la salle. Ainsi recouvre-t-il ce symbole de la justice accroché au mur qu’est la balance, dont il escamote la moitié. Cette occultation est bien sûr involontaire, mais on ne peut m’empêcher, n’ayant plus qu’un plateau, de se demander de quel côté elle penche.
Le président, devenu solennel, annonce que l’audience sera désormais consacrée à l’étude du déroulement des faits relatifs aux trois journées des attentats ; et que nous commencerons par examiner l’enquête consacrée à celle du 7 janvier 2015 et aux crimes commis par les frères Kouachi. Il prévient que seront visionnées des « scènes qui font l’objet de scellés » ; il indique qu’elles peuvent heurter la sensibilité, et que ceux qui souhaiteraient ne pas les voir en seront avisés au moment venu, et pourront sortir de la salle.
Et voici qu’il rappelle le nom des dix-sept victimes de ces attentats, renouvelant ses excuses pour avoir fait erreur sur deux noms le premier jour des audiences, celui de Stéphane Charbonnier, dit Charb, et celui de Philippe Honoré, qui sont alors nommés, au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire élevés à cette dimension d’humanité vibrante que la justice prodigue à travers sa parole.
Une seule personne sera entendue aujourd’hui à la barre, c’est Christian Deau, commissaire de la section Antiterroriste de la Brigade criminelle. C’est lui qui a dirigé les opérations depuis ce jour-là, c’est lui qui a mené les enquêtes. Il est alors procédé au bris de scellés par l’huissier, et en voyant ces petites enveloppes, porteuses chacune d’un CD-ROM, on se doute que ce qu’elles contiennent est capital.
Christian Deau va parler pendant quatre heures ; il relate la chronologie des investigations, redisant devant nous, avec une précision scientifique, les premiers coups de feu des frères Kouachi, leur attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo, la fusillade de l’Allée Verte contre les patrouilles de police, puis celle du boulevard Richard Lenoir, enfin leur fuite.
Et à mesure que le propos de Christian Deau se précise, continuant son récit des deux journées suivantes où la traque des frères Kouachi se superposa à la prise d’otages de l’Hyper Cacher, une angoisse monte en nous, tant cette histoire relève d’un cauchemar familier, dont nous avons lu tant de versions à travers des articles, des documentaires, des livres (ceux de Riss et de Philippe Lançon en particulier) — et pourtant toujours nouveau, toujours effrayant, et plus que jamais inassimilable.
On nous explique les procédures d’intervention sur une scène de crime, la manière dont sont gérées la « zone d’exclusion », c’est-à-dire la scène de crime elle-même, la « zone contrôlée », où sont regroupées les victimes, et la « zone de soutien », c’est-à-dire le Centre d’Accueil des Impliqués (les blessés, les rescapés, les témoins).
Et voici que le commissaire Deau annonce qu’il va montrer des vidéos. À partir de ce moment-là, je ne suis plus sûr d’être lucide. J’ai vu quelque chose dont je ne sais si je dois en parler. Il me semble que oui, car la vérité ne doit pas avoir de voile, mais je vais me donner des limites, car la vérité peut être affreuse, et nous vivons pour trouver la paix, pas pour être en guerre, encore moins contre nous-mêmes ou contre notre mémoire.
Ce sont des photographies en couleur de la scène de crime. D’abord l’entrée, puis chaque bureau, jusqu’à la salle de rédaction. On voit les corps. Je n’en dirai pas plus. Christian Deau nous indique le nombre d’impacts pour chaque victime, et je sens que je dois noter tout, chaque détail, absolument tout, je ne sais pas pourquoi je suis pris d’obsession, j’écris tout ce que dit Christian Deau : chacun dans la salle, face à ces images insupportables, se raccroche à ses mots.
Puis on visionne la vidéo de surveillance de l’entrée, elle est en noir et blanc, le surgissement des frères Kouachi est si brutal que nous sommes plusieurs à reculer sur notre banc. Ils poussent Coco au bout de leurs kalachnikovs, on voit son visage dévasté. Ils tirent sur Simon Fieschi, assis à son bureau, et qui heureusement en réchappera. Puis c’est la tête cagoulée de l’un des deux Kouachi qui occupe l’écran : il fait le guet dans l’entrée en attendant l’autre. Le massacre a duré une minute quarante-neuf secondes, nous nous souvenons tous de ce chiffre parce que Riss a intitulé ainsi son extraordinaire livre. Mais il me semble que nous n’arrêtons plus d’attendre, l’oeil fixé sur la tête de Saïd Kouachi, sur le vide de cette pièce enfumée par les tirs, sur le monde qui en quelques secondes a pris la couleur sinistre d’un noir et blanc impersonnel. Et puis voici que l’autre Kouachi revient, il lève une main au ciel, ils ouvrent la porte, disparaissent. Tout est noir et blanc, il n’y a plus que le crime, et nous.
Je ne sais plus, ce matin de septembre 2020, ce que ce « nous » désigne. Je sens bien que la douleur ne doit pas demeurer seule, et que l’universalité des souffrances fonde et refonde et ne cesse de faire renaître l’humanité. Mais je ne suis pas sûr qu’on puisse en être toujours capable. Ce matin, c’est trop.
Comment faire ? Comment dire ? Face à la scène de crime, la pensée se trouble, la raison s’évanouit. Personne, parmi nous, ne peut trouver décemment un abri en soi-même pour se soustraire à cette horreur.
À partir de quel moment la précision devient-elle obscène ? Je ne veux pas décrire les corps des victimes. Je les ai désormais dans les yeux, et j’ignore comment je pourrai les oublier. D’ailleurs le faut-il ? Une rescapée du massacre me disait ce matin qu’elle était venue au tribunal pour voir, mais qu’elle ne savait pas ce qu’elle attendait (son avocat, je crois, l’a persuadée de sortir avant la diffusion de la vidéo).
Les survivants, les familles des victimes décident : personne ne sait ce qu’il veut endurer (ou alors chacun sait trop bien). Quant à nous, qui sommes requis par ce procès, et qui cherchons à mettre des mots sur ce qui ne doit pas s’effacer, nous voici dans la nécessité — je pense que cette nécessité est belle sans trop savoir ce qu’est cette beauté — de nous demander si la vérité ne serait pas de regarder la mort en face. Cette expression est inexacte, car ce n’est pas la mort que nous regardons, contrairement aux victimes, qui l’ont vue, contrairement aux rescapés, qui l’ont encore dans les yeux ; ce n’est pas la mort, mais des morts, et plus précisément l’image des morts.
Et nous affrontons une chose qui est si grande qu’elle nous fait perdre la raison. Écrivant ce texte, je ne sais pas tout à fait ce que je fais, mais ma fébrilité me fait espérer que ces phrases trouvent la hauteur d’esprit qui accueille les justes pensées, qu’elles s’ouvrent comme une arche pour recueillir ce qui ne meurt pas, même quand on parle des morts. Et les morts ne meurent pas tant que nous parlons d’eux : ils vivent à l’intérieur de notre parole, ils sont là, pour toujours — pas dans un film, mais dans nos cœurs.
Les morts ne meurent pas tant que nous parlons d’eux
Je continue. Ce soir, je ne peux pas m’arrêter, je dois continuer : peut-être quelque chose s’écrira qui me fera voir mieux le monde. Je n’accepte pas qu’il demeure en noir et blanc. Je n’accepte pas le crime. Je voudrais qu’on me rende compte de toutes les victimes, je voudrais penser à tous les morts, et parler à tous les vivants. Sommes-nous fous quand nous nous dédions ainsi à plus grand que nous ?
Les accusés aussi ont vu la scène de crime. J’ai vu leurs regards vers l’écran. Je crois qu’il était important que chacun — qu’il l’ait vue ou non, qu’il ait supporté d’en endurer la trace ou non — sache que la scène est là, et qu’on ne peut ni l’amoindrir ni en travestir l’impact. Que notre pensée peut choisir de l’effacer ou non, être capable de la transformer en une autre scène, où les morts ont de l’amour.
Tout le procès tend vers ce point innommable, vers cette scène qui nous a été rappelée ce matin parce qu’elle est le cœur de la tragédie. Offre-t-elle à ceux qui en soutiennent la vision une quelconque vérité ? Je ne sais pas. Sans doute pas, mais elle dit que cette vérité existe et qu’elle peut être rejointe selon le cœur de chacun (par le deuil, la conscience de l’atrocité, l’adieu à ceux qui ont fini leur vie, par l’amour qui doit se substituer au crime).
Ça a eu lieu, et rien ne doit l’effacer. Dire les noms, saluer les corps par l’endurance de notre regard : ici commence un nouveau silence. Ce silence est notre éthique, il est celui de nos battements de cœur.
Permettez-moi de continuer encore un peu. Faire la vérité implique-t-il de soutenir l’horreur ? Les rescapés, les familles choisissent le plus souvent de ne pas regarder des images qui dégraderaient la mémoire de ceux qu’ils aiment. Alors disons ceci : dans ce tribunal, dans tout tribunal peut-être, nous qui souffrons moins qu’eux, nous regardons pour eux — à leur place. C’est pourquoi j’ai accepté d’être là et d’écrire ce compte-rendu quotidien dont je sais qu’il sera chaque jour plus difficile parce qu’il m’entraîne vers un lieu si reculé en nous que l’humain semble s’y consumer. Mais ces flammes, je les vois aussi comme des lueurs. J’en ressens la justesse, j’en devine l’innocence, j’en attends la justice.
Cinquième jour
Des hommes et des femmes, la « partie méconnue » des victimes, les oubliés des médias, parlent, et leur parole est bouleversante.
Hier, alors que nous venions à peine de visionner les images insoutenables du massacre de Charlie Hebdo, Ali Reza Polat, avec un sens aigu du timing provocateur, a demandé à être remis en liberté : « Je suis innocent, je veux sortir », apostrophant carrément le procureur : « Ça avance ? » (comprendre : mon dossier).
À l’horreur glaçante de la scène de crime succédait ainsi l’impunité, tout aussi glaçante, du principal accusé, suspecté d’être le complice le plus direct d’Amedy Coulibaly, qui tirait parti d’une information donnée par le représentant de la brigade anticriminelle — à savoir qu’on aurait retrouvé dans la voiture de Coulibaly une trace d’ADN non identifiée — pour clamer qu’il ne s’agissait donc pas de lui, mais d’un autre.
Julie Holveck, vice-procureure de la République antiterroriste, lui rappelle alors ses propres propos, tenus le deuxième jour du procès : « Quand je sors, je fais pire » ; elle invoque le risque de réitération, la gravité des faits qui lui sont reprochés, ainsi que sa dangerosité.
Ce matin, l’audience débute ainsi avec la proclamation de la cour qui rend son arrêt : rejet de la mise en liberté d’Ali Riza Polat.
On passe à l’audition des parties civiles relatives à l’attentat contre Charlie Hebdo : d’abord les témoins de la recherche des locaux par les frères Kouachi, ensuite ceux de l’assassinat de Frédéric Boisseau, enfin les parties civiles de Charlie Hebdo, témoins des faits, c’est-à-dire de la tuerie dans les locaux, qui n’ont pas été blessés.
À cet égard, on va comprendre aujourd’hui que les blessures peuvent ne pas être apparentes, comme l’a rappelé avec à-propos Cécile Thomas, qui dirigeait les éditions des Échappés, lesquelles éditent les livres de Charlie Hebdo, et comme telle assistait à la réunion de rédaction du mercredi 7 janvier 2015 (elle se sentait coincée derrière la table dans cette salle exiguë, et a préféré occuper une chaise un peu à l’écart, dont elle a pu s’éjecter lorsque Chérif Kouachi a fait irruption). La pudeur de Cécile Thomas est extrême, elle préfère parler du livre que Charb venait de finir d’écrire plutôt que de sa douleur, mais souffrant étrangement du dos, elle dit ceci : « Je sens cette balle dans le dos que je n’ai pas eue. »
Écoutant Mmes Gregori et Chapel, qui ont été les premières à être attaquées par les frères Kouachi dans leurs bureaux de la société Sagan, alors que les deux assaillants cherchaient Charlie Hebdo et qu’ils ont tiré une balle, nous découvrons également une détresse sans fond, des traumatismes qui n’en finissent plus, des arrêts de travail qui, en se répétant, vont précipiter leurs licenciements. Mme Grégori dit : « Ils m’ont tuée, ils nous ont tous tués. » Mme Chapel a cette délicatesse terrible de se sentir encore aujourd’hui coupable de ne pas avoir réussi à avertir Charlie Hebdo que deux tueurs les cherchaient. Mais elle ajoute aussi, attirant l’attention sur leur situation, qu’elle juge avec raison négligée, car elles sont des victimes inapparentes : « On est un peu la partie méconnue. »
Madame Schmeltz, qui était présente pour un rendez-vous professionnel, raconte qu’elle a continué son rythme de travail, se retrouvant seule dès le lendemain dans une chambre d’hôtel avec BFM-TV en fond sonore. Voici qu’elle s’écroule sur le trottoir, la panique l’amoindrit progressivement, et on la licencie.
Puis ce sont Jérémy Ganz et Catherine Gervasoni qui parlent. Elle était la compagne de Frédéric Boisseau, la première victime des frères Kouachi, la plus oubliée aussi : « Le premier tué, le dernier enterré », dit Jérémy Ganz, son collège et ami, qui se trouvait avec lui dans la loge. Frédéric Boisseau, responsable de maintenance, était ce matin-là sur le chemin des tueurs, et alors qu’ils avaient épargné les précédentes personnes croisées, ils ont tiré sur lui, pour rien.
« Il était parti travailler à 4 heures 30 le matin et ne reviendra pas »
Y a-t-il une hiérarchie des victimes ? C’est une question fondamentale — sociale — que posent leurs témoignages, car jamais les médias n’ont en effet parlé de Frédéric Boisseau : ils ont mis en avant les dessinateurs, les policiers, mais pas une « personne lambda », comme dit Jérémy Ganz, qui a ce mot très juste : « C’est le peuple qu’on a oublié. » D’ailleurs, dès le 7 janvier, on oublie Frédéric Boisseau : Catherine Gervasoni a raconté, à travers un témoignage bouleversant, et d’une dignité souveraine, qu’elle a passé la journée à le chercher, entre la rue Nicolas-Appert et l’institut médico-légal. Tout se passe comme si son compagnon « n’avait pas d’importance », dit-elle. On ne lui disait rien, ni s’il était encore en vie ni s’il était mort. Personne ne s’occupe d’elle, personne ne la prend en compte. Un policier, enfin, lui apprend que son compagnon a été tué. Elle rentre chez elle, à la campagne, annoncer à ses enfants la mort de leur père : « Il était parti travailler à 4h30 le matin et ne reviendra pas. »
La solitude de Catherine Gervasoni, ignorée de tous le jour de la mort de son compagnon, et abandonnée à son incognito, ressemble à celle de son compagnon Frédéric Boisseau, dont le nom a été délaissé par les médias, relégué dans un coin de ces journées de janvier 2015 qui ont suscité un cirque médiatique, nourri un spectacle et fait naître leurs célébrités. « Il ne mérite pas d’être passé sous silence », dit-elle avec une simplicité déchirante.
J’ai été extrêmement ému par la parole de cette femme, par sa manière de parler d’amour, et de remplir soudain ce procès d’une humanité humble. Il n’y aura jamais rien de plus passionnant au monde qu’une personne qui parle. La parole porte les êtres, elle les habite, les révèle à eux-mêmes ; ainsi arrive-t-il qu’en parlant ils rejoignent cette solitude essentielle qui est l’autre nom de leur entrée dans la vérité. Grâce à la parole, les êtres sont destinés à la vérité. Vivre un procès, c’est faire cette expérience.
Lorsqu’on écoutait aujourd’hui Catherine Gervasoni ou Jérémy Ganz, on avait la sensation d’une justesse absolue de la parole. C’est une chose qui arrive lorsque celle-ci coïncide avec une forme d’amour : le deuil vous donne une profondeur d’empathie qu’aucune gloire médiatique ne vous donnera jamais.
La reconnaissance que cherchent les victimes oubliées, celles qui ne se plaignent même pas, et se contentent de dire combien leur vie est dure, ce procès la leur accorde. Venir parler à la barre est une épreuve, mais elle vous gratifie, elle vous modifie. Je ne sais si elle vous libère, mais il est beau de voir à quel point ceux et celles qui parlent devant la cour, devant les accusés, les parties civiles, les avocats et les journalistes entrent dans une dimension où quelque chose de plus grand que nous se met à exister.
La journée a été dure, je vais m’arrêter d’un coup, je n’ai plus la force ce soir de vous parler des témoignages de Coco et de Sigolène Vinson, qui ont été tous les deux extraordinaires. Comme je les connais, mon émotion est si complexe qu’elle exige que je la détaille, afin de rendre grâce avec suffisamment de nuances à leur parole. J’en parlerai demain, longuement. Ce qu’elles ont dit n’a pas fini de retentir en nous. •
Sixième jour
C'est le 6ème jour. L'équipe de Charlie Hebdo présente le 7 janvier 2015 dans les locaux du journal raconte.
Quelle est donc cette parole qu’on a entendue ces deux derniers jours, lors du procès des attentats de janvier 2015 ? C’était au tour des parties civiles de Charlie Hebdo qui ont été témoins des faits, ceux qui ont été blessés aussi bien que ceux qui n’ont pas été blessés (mais on a vu hier, grâce à Cécile Thomas, qu’il n’existe pas de témoin d’une telle tuerie qui ne soit pas blessé : les blessures peuvent être invisibles, la douleur indétectable, l’exil en soi-même illimité).
Il y a dans la parole une dimension imprononçable qui se libère au contact des expériences traumatiques et se donne comme une justesse inespérée face à l’innommable. Cette parole ne remplace pas l’innommable, mais pour quelques minutes, quelques secondes, elle trouve la capacité de l’envisager avec une clarté déchirante.
C’est ce qui arrive aux être courageux qui n’ont pas peur d’interroger leurs ombres les plus vacillantes et de se pencher sur l’abîme qui les hante ; c’est ce qui est arrivé hier et aujourd’hui à l’équipe de Charlie Hebdo, à ceux qui étaient là le 7 janvier 2015 au 10 rue Nicolas-Appert et qui ne sont pas morts.
Simon Fieschi et Riss nous ont dit tous les deux que le mot « victime », en ce qui les concerne, leur semblait gênant. Simon Fieschi a trouvé plus juste le mot « survivant ». Ce texte écoute donc les survivants de Charlie, il essaie de vous transmettre leur parole.
Coco a raconté comment elle avait quitté la salle de rédaction à 11h50 pour aller fumer une cigarette avec Angélique Le Corre avant d’aller chercher sa fille à la crèche. Les deux Kouachi surgissent au moment où elles sortent de la cage d’escalier, ils braquent leur arme sur Coco, qu’ils ont reconnue et qu’ils prennent en otage afin qu’elle les mène à Charb : « On veut Charlie Hebdo, on veut Charb ! » Ils menacent Angélique Le Corre : « Toi tu restes là. » Coco raconte cette ascension vers les locaux de Charlie comme les étapes d’une destruction personnelle qui va entraîner une destruction collective. Dans sa détresse, elle se trompe d’étage et pense que cette erreur lui sera fatale. On vit avec elle cette bévue de l’inconscient, on tremble avec elle car le corps des monstres pèse sur elle, on les voit, ils mangent l’escalier de leurs ombres voraces. Coco dit : « Ils voulaient tuer ». Elle sent leur excitation. Ils veulent le sang, ils veulent la mort.
Voici que, à la barre, Coco se baisse pour nous montrer comment elle supplie les bourreaux, mains sur la tête, dans la position de la condamnée à mort. On voit soudain l’enfer dans lequel les Kouachi l’ont menée : c’est le boyau infernal, celui qui mène au lieu sans âme où les humains sont effacés. « J’ai pensé mourir exécutée », dit-elle. L’effroi annule son être, elle ne pense plus qu’à sa fille, ils font demi-tour, elle avance vers le code et le tape. Ils entrent chez Charlie Hebdo. On l’a vue sur la vidéo de surveillance, les deux Kouachi sont derrière elle, on dirait des brutes, une masse de mort. Quant à Coco, elle avance, dit-elle, « comme un automate, un fantôme ». Après le massacre, elle entre dans la salle, elle tremble, il n’y a pas de mot, elle reconnait les jambes de Cabu et évoque les miettes de pain qui sortent de son manteau.
« J’ai eu du mal à me rendre compte que j’étais traumatisée », dit-elle, avec cette simplicité qu’on lui connaît, qui est une pudeur décisive. Il y avait le journal à continuer avec les survivants, elle n’avait pas pris le temps d’écouter sa douleur, elle ne prenait même pas de somnifères ni d’anti-dépresseurs. Elle ne veut pas s’étendre sur sa vie privée : il y a chez Coco une inflexibilité farouche qui fait d’elle, malgré sa vulnérabilité, ou grâce à sa vulnérabilité, une combattante. Elle affronte ses ténèbres comme elle affronte avec Charlie l’intolérance religieuse ; mais sa solitude est extrême et son sens de la culpabilité l’enferme en elle-même. Elle confie : « J’aurais aimé qu’on vienne me poser des questions. » Puis, après avoir dit qu’elle s’était sentie très longtemps coupable, elle achève son témoignage par ces mots, qui sonnent comme une remontée dans la lumière après cette lente traversée de l’enfer, et qui, parvenant à métamorphoser le dedans en dehors, convertissent la détresse intime en combat politique : « Ce n’est pas moi la coupable, là-dedans, les seuls coupables, ce sont les Kouachi et leurs complices, et ceux qui les ont aidés, et même dans la société ceux qui baissent leur froc devant une idéologie islamiste. Il y a un problème de société. »
Sigolène Vinson semble plus à l’aise que Coco et raconte sa vie comme un roman : avant Charlie, elle vivait dans une caravane, elle travaillait dans une paillote en Corse après avoir abandonné ses études d’avocate. Cette liberté qui l’habite imprègne son récit d’un humour léger qui est la marque de la poésie. Elle raconte la salle de rédaction, l’arrivée du tueur, elle parvient à s’extirper du massacre, elle n’est pas blessée, elle est celle à qui, quelques secondes plus tard, tandis qu’elle est au sol, Kouachi dit qu’il ne tue pas les femmes, elle est celle à qui il demande de lire le Coran. Elle a longtemps cru qu’il lui avait parlé avec douceur : « Je suis désolé d’avoir cru qu’il était doux », dit-elle avec une délicatesse qui nous serre le cœur. Elle parle d’un chien qui marche dans les flaques de sang. Elle se souvient du costume en pied de poule de Bernard Maris, elle n’aimait pas ce costume. Elle dit que Charb portait une marinière bleu et rouge. Elle porte secours à Fabrice Nicolino, s’agenouille dans le sang, mouille un torchon, lui caresse le visage et le torse. Elle dit que les os de Fabrice Nicolino sortent des tibias. Elle parle de la facilité avec laquelle on peut renoncer à sa propre vie. Elle dit que son père avait été rescapé de l’attentat du bar de l’Estoril à Djibouti, où elle vivait enfant. Et à propos du texte qu’elle écrit dans le premier numéro du journal après l’attentat, elle a cette phrase très belle : « Je voulais un peu de poésie pour les morts. »
Et puis voici qu’elle nous montre son tatouage, qui représente Moby Dick, et douze barques autour de la baleine. Elle insiste sur le chiffre, comme elle a insisté auprès du tatoueur pour qu’il y en ait vraiment douze, comme le nombre de morts. Sigolène Vison porte sur sa peau, dans sa chair, cette offrande aux morts : une barque pour leur permettre de passer à chaque instant du côté des vivants.
Je parlerai demain si je peux du témoignage de Laurent Léger, de Fabrice Nicolino, de Riss et de Simon Fieschi, lequel a dit, entre autre, ceci d’extraordinaire : « Je n’ai pas envie d’offrir ma douleur à ceux qui me l’ont infligée ». Mais tout ce qu’a dit Simon Fieschi relève d’une intelligence qui nous a fait du bien ; tout ce que Fabrice Nicolino et Riss ont affirmé du combat de la liberté, auquel il faut consacrer à présent nos réflexions, nous a fait respirer mieux : le poids de ce que disent les survivants de Charlie Hebdo ne nous alourdit pas, au contraire, lorsqu’ils parlent, ils nous gratifient.
Laurent Léger disant : « Ils voulaient tuer le journal, effacer le journal » et allant identifier les corps (c’est donc lui qui a dit les noms, comme dans un kaddish).
Sigolène Vison aux prises avec des livres, celui de Houellebecq, qui sortait ce jour-là, le Coran que Kouachi lui inflige, La Faute de l’Abbé Mouret de Zola qu’elle lit ce jour-là et perd dans le chaos.
Simon Fieschi qui raconte son corps comme un arbre qui se réveille, et dit qu’il ne peut plus faire les « gestes fins », comme faire ses lacets, et qui trouve assez d’humour en lui pour nous signaler qu’il ne peut plus faire de doigt d’honneur.
Gérard Gaillard, invité ce jour-là à la rédaction, qui raconte sa terreur lorsqu’un jour, au téléphone, un inconnu lui demande : « C’est Charlie ? » (le type à qui il voulait parler s’appelait réellement Charlie).
Cécile Thomas qui a cette formule à propos de Charb : « l’élégance de l’énormité ».
Riss qui dit cette chose fondamentale : « Quand on ne pratique pas une religion, on n’est pas tenu par ses interdits. »
Tout cela est passionnant. Et je voudrais tout dire, vous rapporter le moindre détail de ce qui s’est joué devant nous durant ces journées, mais il faudrait alors que je ne cesse plus d’écrire, il faudrait que j’écrive chaque jour quatre, cinq, six heures au lieu de deux ou trois pour vous transmettre la masse d’informations, de détails, d’inflexions merveilleuses qui ont fait de ces moments une odyssée de la parole.
Je préfère réfléchir, ce soir, au sens de ce que l’on a entendu. Je préfère revenir à Coco, à la générosité sidérante dont elle a fait preuve en nous gratifiant d’une catharsis. La tragédie appelle une délivrance, et il me semble que Coco en a fait l’expérience, d’une manière que je ne saurais pas qualifier, mais dont la profondeur a ouvert une béance dans le réel.
À la fin de L’Espèce humaine, Robert Antelme et ses camarades, arrivés au camp de Dachau, et libérés par les Américains, en viennent à se penser comme radicalement séparés de ceux qui n’ont pas traversé leur expérience : « Nous ne pouvons plus supporter qu’on nous touche, nous nous sentons sacrés. » (non pas « sacrés » au sens religieux, d’ailleurs Robert Antelme a perdu la foi à Buchenwald, mais intouchables : soustraits à la possibilité commune.)
Ainsi des survivants de Charlie Hebdo, tels qu’ils me sont apparus ces deux derniers jours. Leur modestie sera peut-être étonnée par mes réflexions, et je sais bien qu’à Charlie Hebdo on se méfie du sacré — mais pas moi : ce que j’appelle « sacré » ne possède aucune autorité et ne cherche pas à en obtenir, encore moins à soumettre qui que ce soit, ce « sacré »-là n’est pas un pouvoir, et ne relève même pas de ce qu’il faudrait sacraliser : le sacré, au sens anthropologique, est ce qui reluit sur la victime qui a échappé à la mise à mort.
Je ne sais si l’on acceptera ce que je dis là, ni même si une telle remarque est partageable. Je crois juste que la violence criminelle qui s’abat sur une personne modifie celle-ci à vie, et pas seulement pour des raisons psychologiques : l’intériorisation de la terreur, dont Coco a témoigné jusqu’à ses propres limites, se double d’une autre histoire, où l’indemne vous transmet à un territoire inconnu. On n’est pas là dans la religion, mais dans une dimension plus obscure, où existe une éclaircie que seule la parole est en mesure de vous accorder. Coco et Sigolène Vinson sont habitées par cette grâce qu’on leur avait accordée. Cette grâce est aussi une souffrance, mais elle retrace dans la parole ce qui les a coupées de la mort.
Le voyage qu’elles ont fait en elles-mêmes, en étant épargnées, m’a fait penser soudain, dans cette salle d’audience de la Porte de Clichy, à Paris, au début du XXIe siècle, à ce que les Grecs appellent depuis Homère la « nekuia », c’est-à-dire non seulement l’expérience de la rencontre avec les morts (et toutes les deux ont vu les morts, elles étaient avec eux), mais la traversée de sa propre mort (puisqu’elles y ont réchappé).
L’échange avec les morts, a fortiori des morts aimés, ouvre à cet impossible qui est l’objet secret de tout langage, et que tous ceux qui vivent un deuil, une perte, un arrachement connaissent : ils sentent bien qu’ils sont aspirés en eux-mêmes, comme s’ils effectuaient un voyage dans lequel ils ne se laissent porter que parce qu’ils nouent des contacts hallucinés avec leurs morts bien-aimés. Ainsi se voient-ils morts eux aussi.
Je ne suis plus très sûr de ce que je dis, d’ailleurs pourquoi devrais-je l’être, seul le doute est lumineux : écrivant pour vous, écrivant pour Charlie Hebdo, je cherche à accompagner ceux et celles qui parlent devant nous au procès, et j’aimerais trouver à travers leurs paroles une chose que nous pourrions tous partager.
Je reviens à Sigolène. C’était stupéfiant de l’entendre charger sa parole de tant de livres, comme si elle équipait son navire de paroles pour ce voyage qui depuis le 7 janvier 2015 est le sien (et la littérature raconte-t-elle autre chose ?) En montrant son tatouage, elle accomplissait la nekuia.
Les mots sont dans la main des esprits, a dit Kafka. Les mauvais esprits sont chassés par un tatouage qui symbolise, protège et retrace la nekuia elle-même : il y a tout un livre écrit sur le bras de Sigolène Vinson, laquelle est elle-même écrivain, et ce livre secret raconte son expérience avec les morts et les vivants, ce 7 janvier. Elle nous a dit plusieurs fois qu’elle se fichait bien d’être une femme ou un homme : elle est une vivante, c’est-à-dire une parole incarnée. Les êtres parlants que nous sommes sont tendus vers leur propre délivrance, cela s’appelle l’amour. J’affirme que Coco et Sigolène Vinson nous ouvrant leur cœur en public ont accompli un acte d’amour.
À ceux et celles qui échappent à la mort, quelque chose leur est donné : c’est l’une des énigmes de la vie humaine. Coco, Sigolène Vison, Riss, Fabrice Nicolino et les autres ont ce savoir ; mais qu’ils sachent qu’ils l’ont ou qu’ils l’ignorent, qu’ils le refusent ou cherchent à le déchiffrer au plus intime, ce savoir les entraîne à son tour dans une dimension intermédiaire où les vivants et les morts se rencontrent. Ce n’est pas seulement le deuil, ou alors sa forme incurvée : en échappant à la mise à mort, ils ont pris quelque chose à la mort. En portant trace de ce qui les affaiblit au point d’avoir voulu mourir eux aussi, ils témoignent ainsi d’une force immense dont il est certain que nous, nous ne l’avons pas. Qu’ont-ils en plus, eux qui, en perdant leurs amis, ont perdu le monde ? C’est un très grand mystère. De la poésie pour les morts, comme dirait Sigolène Vinson ? Coco dit : « Personne ne peut comprendre ce que j’ai vécu. »
Cette chose en plus, ce grand mystère, passe dans la solitude. Cette solitude, je la questionne : elle est notre politique. ●
Septième jour
7e jour. Les familles des victimes leur rendent hommage et les membres de Charlie Hebdo affirment leurs idées.
Il y a eu aujourd’hui, un moment extraordinaire. À la demande de ses proches, des dessins de Charb, assassiné avec ses amis le 7 janvier dans les bureaux de Charlie Hebdo, dont il était le directeur de la publication, ont été projetés sur le grand écran du tribunal. La salle riait, et après sept jours passés à détailler des horreurs et à pleurer les morts, rire nous a fait du bien à tous.
Lorsqu’est arrivé le dessin d’une femme en burqa avec les fesses à l’air qui entonne l’air de « Chacun fait fait fait, c’qui lui plaît plaît plaît », figurez-vous que ce sont les accusés, du moins quelques-uns d’entre eux, qui n’ont pu retenir leur hilarité. Le rire plus fort que la haine ? On aimerait tellement que ce soit vrai.
En tout cas, il a été question d’amour aujourd’hui : des femmes sont venues rendre hommage à l’homme qu’elles aimaient. C’est d’abord Gala Renaud, la femme de Michel Renaud, le fondateur du festival « Rendez-vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand », ce grand ami des musulmans, et plus particulièrement des Palestiniens, que Cabu avait invité à venir assister à la conférence de rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, et qui, les bras chargés de cadeaux, fut assassiné, comme les membres du journal, par les frères Kouachi.
C’est aussi Valérie Martinez et Marika Bret, intimes de Charb, et Denise Charbonnier, sa mère, qui dit avec une grande justesse le manque et raconta que son mari, le père de Charb, s’était fait tatouer sur le bras son prénom : Stéphane.
C’est Véronique Cabut, la femme du grand dessinateur, qui décrivit la couleur du rire de l’homme qu’elle aimait, qui nous confia sa passion pour Purcell, dont il écoutait un air chaque soir (si bien que depuis 5 ans écouter de la musique lui est devenu trop douloureux). Et lorsqu’elle nous a dit que Cabu, en dessinant, commençait toujours par les yeux, j’ai vu ses crayons s’agiter dans l’air en formant d’énigmatiques arabesques, comme s’il envoyait un baiser à sa femme.
C’est Hélène Honoré, la fille du dessinateur Honoré, qui parla des subtiles épaisseurs d’encre de Chine de ses dessins, qui sut dire la douceur de cet artiste constamment révolté contre les injustices sociales, et qui soudain fit étinceler à son propos une phrase dont la fausse simplicité ouvre des profondeurs : « Personne ne pourra me dire pourquoi mon père est mort, mais je sais qu’il n’a pas vécu pour rien. »
J’ai pensé, en écoutant ces parties civiles comme on les appelle au tribunal, que l’amour n’était jamais triste. Que le deuil pouvait bien nous traverser, nous envelopper, nous alourdir, il ne touchait pas l’amour. J’ai pensé que seul l’amour est irréductible. Les hommes meurent, mais pas l’amour, qui est littéralement plus fort que la mort, et lui survit. Les femmes que nous avons écoutées souffrent, et pourtant l’on a senti aujourd’hui qu’une flamme en elles se soustrait à la mélancolie de la perte, une flamme qui intensifie encore leurs sentiments et rend si beau, si nécessaire ces moments rares, lesquels, en ce lieu où l’on remue quotidiennement des ténèbres criminelles, relèvent presque du miracle.
Hélène Honoré a dit : « Je voudrais redonner vie à mon père ». Grâce à ses mots, il était là, comme étaient là tous ceux qui ont été évoqués amoureusement, filialement, fraternellement. Il y a le crime, il y a la mort, il y a la douleur ; et pourtant le cœur, le rire et l’esprit sauvent le monde. Qu’une salle de cour d’assises puisse devenir un refuge pour l’amour est la chose la plus surprenante que j’aurai vécue depuis le début de ce procès hors norme.
C’est aussi le cœur et l’esprit qui nous a frappé lorsque Simon Fieschi était arrivé la veille à la barre pour témoigner. Ce jeune homme à l’allure éternellement enfantine, et qui m’a toujours fait penser, allez savoir pourquoi, à François d’Assise, a posé sa béquille et a commencé à parler avec une précision stupéfiante de son corps qui lutte contre la paralysie depuis que Chérif Kouachi l’a transpercé de deux balles de kalachnikov, car sa colonne vertébrale a été touchée.
Ainsi, ce corps souffrant est-il devenu notre affaire à tous. Il nous en offre le récit, il parle même de sa responsabilité de survivant. Le mot « victime » est trop passif, dit-il ; il préfère le mot « survivant », et « en tant que survivant on a des devoirs » : témoigner, par exemple, des dégâts que produisent les armes de guerre, témoigner de ce que « cette idéologie », dit-il, « nous a fait ».
Cette idéologie, celle de l’islamisme, c’est lorsque Fabrice Nicolino puis Riss sont allés à la barre, fermant le ban des témoignages de l’équipe de Charlie Hebdo, que l’on a commencé vraiment à en faire l’objet de ce procès ; et il me semble, car Marika Bret aujourd’hui y est revenue longuement, que la dimension politique et idéologique — qui, jusqu’à présent, a semblé réservée, presque interdite, du moins absente du procès — va être chaque jour de plus en plus abordée, jusqu’à ce que l’on puisse déterminer jusqu’à quel point les dix hommes derrière le box sont imprégnés par l’Islam radical, jusqu’à quel point la religion les mène et les égare.
Ainsi Fabrice Nicolino a-t-il embrasé de sa colère politique une salle d’audience jusqu’ici tendue presque exclusivement par la douleur. Cet homme élevé dans le culte de la résistance anti-fasciste, et qui milita à l’extrême-gauche anti-stalinienne, a déjà survécu à un attentat, antisémite celui-là, celui du cinéma Rivoli-Beaubourg où une bombe avait explosée en 1985 (revendiqué déjà par un djihad islamique et commandité par l’Iran de Khomeiny). Hier, il a fait entendre à travers le récit de ses combats politiques son goût virulent pour la liberté, et a réussi à dresser, à sa manière véhémente, une sorte de panorama des trahisons de cette gauche hypocrite qui ne veut pas affronter le danger islamiste : en accusant Charlie Hebdo de racisme (puisque Charlie ne cesse d’alerter sur ce danger) — Edwy Plenel déclarant par exemple que Charlie mène une guerre contre les musulmans — cette gauche « donne quitus à ceux qui vont venir nous tuer après » dit Fabrice Nicolino, qui ajouta : « Je les déteste, je les vomis. »
En France, les attentats ont poussé sur ce substrat qui, selon lui, a préparé le terrain, isolant Charlie Hebdo à mort. « Personne n’est jamais venu nous aider », dit-il, dénonçant la mollesse et la poltronnerie des journalistes français.
Riss a déjà raconté dans Une minute et quarante-neuf secondes — un livre abyssal qui témoigne d’un continuel face-à-face avec la mort —, son expérience du 7 janvier 2015. Mais ses mots face à cette cour composée spécialement pour le procès des attentats dont il est l’un des survivants, semblaient neufs, et comme bordés d’un silence qui leur a donné une sûreté. Riss est un homme dont les yeux infiniment tristes sont à la recherche d’une scène perdue. Cette scène n’est pas celle du massacre, dont il a confié que s’en étant extirpé, il n’a pas voulu la voir. La pudeur est politique : si Fabrice Nicolino, par éthique, ne serre pas la main d’un fasciste, Riss, quant à lui, refuse tout rapport avec l’ignominie. Quand on dirige un journal, toute question est politique : penser à la mort est le commencement de la morale. Obligé d’enjamber le corps de Charb, il prend bien soin de ne pas laisser l’horreur gagner : « J’ai fait attention à ne pas regarder la scène », dit-il.
Comme Simon Fieschi, Riss rejette le mot « victime », qui comporte un piège : « Je mets au-dessus de tout le mot innocence. » Selon Riss, le monde, en sortant de la Guerre froide en 1989, fait réapparaître des totalitarismes, une terreur religieuse qui prend la place du communisme dans l’idéal de soi de la gauche française : elle n’a plus d’autre alternative à la social-démocratie que l’islamisme, et va jusqu’à lui trouver des excuses, et même le flatter, pour déstabiliser la démocratie.
La seule vraie question, dit Riss, est : « Pourquoi on vit ? » Et sa réponse, qui est aussi celle de Charlie Hebdo : être le plus libre possible. Autrement dit, ne pas être soumis.