Quelle bizarrerie que cet anniversaire de 68 ("année politique") fêté à l'envers, encore que...
L'expression "angle mort" m'est venue il y a quelques jours pour qualifier cette montée de fièvre sociale... Nous savions tous (pour ceux qui vivent la réalité sociale sur le terrain, dans les syndicats, dans les collectifs citoyens) que la "cocotte" finirait par surchauffer, par "exploser" son couvercle, mais j'avoue n'avoir pas vu venir les gilets jaunes...pourtant bien voyants.
Ce qui m'étonne encore, c'est la "viralité" de ce mouvement, pas seulement sur les réseaux sociaux, mais surtout sa capacité à muter : d'un mouvement anti-taxe sur l'essence, la contestation s'est faite plus large, sociale, politique, sans que le pouvoir trouve, au moins dans un premier temps, la parade. Ou plutôt, cette aptitude à muer, à se modifier, c'est cela qui a désarçonné le pouvoir en place. Bref, pas de visibilité de l'adversaire, pas de représentants... L'imprévisible...
Une force de frappe réelle, donc, des citoyens en révolte mobilisés sur des ronds-points sans faire grève et sans être épuisés par la perte de revenus qui va avec, une violence parfois assumée, en tout cas acceptée... et au bout, une économie et un système politique "entravés".
Des "nouveaux militants" (des femmes, des retraités, des fins de droits,...) surgis souvent de nulle part, et qui font irruption dans le champ politique et qui s'auto-organisent : c'est là le signe intéressant d'un retour du "refoulé", à savoir celui de la chose publique. En même temps, c'est un gage de fragilité dans le temps. Pas facile de "s'installer" face à pouvoir qui joue la montre, alors qu'il n'y a aucune structuration souhaitée.
Une sorte d'ovni, en somme. Illisible, et qui le reste même pour ses acteurs. Si les revendications sont parfois proches du syndicalisme, elles frôlent aussi celles du patronat (baisse ou annulation des taxes, par exemple). C'est ce qui a permis une agglutination de citoyens d'horizons différents; en tout cas, le mouvement a "fédéré" une large partie de la population, même si c'est un soutien empathique et pas forcément "engagé". Cette espèce d'attelage des revendications (proches de la gauche, proches de la droite) possède une grande force, mais aussi une faiblesse, car cela a gêné une convergence des luttes, qui n'a commencé à être envisagée que partiellement, et très tardivement. Pas de grand blocage de l'économie, par conséquent, qui aurait mis à terre le pouvoir économique, comme en 68 ou 38, ou 95.
Pour ma part, ainsi, je n'ai jamais réussi à me sentir "gilet jaune" : je ne suis pas anti-taxe d'une manière absolue, je suis surtout pour le rétablissement d'une justice fiscale. Je suis pour l'impôt direct, progressif (d'où la nécessité, par exemple de revenir à 14 tranches d'impôt sur le revenu); je suis pour la fin des cadeaux fiscaux au patronat et aux riches (fin du CICE sans contrepartie, etc...). Je suis gilet rouge, en fait.
J'aurais souhaité que les salariés, massivement, saisissent l'opportunité de ce séisme social : les lycées se sont ébranlés, les facs aussi, mais les travailleurs du public et du privé sont globalement, pour l'instant, restés sur la touche (Ah, qui dira l'atonie actuelle des collectifs de travail...). A cela, plusieurs raisons : d'abord celles qui relèvent du contexte. Beaucoup d'échecs depuis trop d'années lors des mouvements revendicatifs, par exemple. La peur de perdre une journée de salaire, encore. Plus profondément, on peut l'expliquer par une "perte", celle de la conscience de classe. L'idéologie néolibérale a bien "travaillé" les cerveaux : l'idée de subordination, de verticalité s'est effacée bien souvent au profit de la novlangue des "collaborateurs", comme si nous avions les mêmes intérêts que ceux...qui nous font travailler. Et puis, et puis, là encore, l'idéologie actuelle (car il y en a une qui sous-tend notre monde) consacre un individu délié des autres (l'important, c'est "sa" vie, son bonheur, son épanouissement...comme s'ils ne dépendaient pas de ce que vivent les autres).
Les travailleurs, dans leur majorité, sont donc bien souvent restés "spectateurs" de l'histoire, peut-être complices, mais quand même "spectateurs". Et ils sont donc les perdants de l'histoire ! Car Macron, au final, ne propose aucune mesure de justice sociale, il augmente la prime d'activité pour les salariés du privé, en piochant dans les fonds publics, en rognant sur le budget des services publics. Il gèle les augmentations de taxes de la même manière. Ce seront les travailleurs qui paieront les miettes...qu'on leur a accordées.
Voilà le talon d'Achille de ce mouvement des gilets jaunes : pas de tremblement de terre social et politique, sans "l'engagement" des salariés.
Voilà l'erreur du salariat : penser qu'il peut rester sur le bord du fleuve lorsqu'il gronde (incise : oui, pensez-y, mes chers collègues passés et actuels).
En même temps (comme diraient certains), cette "révolte" manifeste avec bonheur une rupture capitale : c'en est fini de la fin de l'histoire née de la chute du mur de Berlin. C'en est fini des temps heureux de la concurrence libre et non faussée, c'en est fini de la sociale-démocratie qui enterre les débats, qui se perd dans l'idée capitaliste, c'en est fini d'une Europe qui oublie d'être sociale. Bienvenue dans le monde conflictuel, où la dialectique retrouve ses droits. Un pouvoir, celui de l'argent, versus un "peuple" ! Les temps sont aux mues, inquiétantes sûrement, agitées, certainement, mais "certaines".
Macron est loin d'en avoir fini avec nous... Il peut goûter à la trêve des confiseurs : l'année 2019 sera "chaude", et pas uniquement à cause du réchauffement climatique.
François Poupet