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Franklin Nyamsi Wa Kamerun Wa Afrika

Docteur en Philosophie, Ecrivain, Intellectuel engagé pour l'Etat de droit en l'Afrique et la réforme équitable des relations internationales

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Billet de blog 17 juin 2022

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DE LA LIBERTÉ DE PENSÉE ET D'EXPRESSION EN FRANCE: LE BALANCIER DE L'HISTOIRE

Désormais, le penseur citoyen de France se sait épié quand il écrit. L'oeil du censeur public et de la pléthore de censeurs privés le suit partout, tel l'oeil de Dieu traquant Caïn dans la Bible, mais en posant des questions retorses: "Qu'as-tu fait de notre Charte quand tu écrivais? As-tu pensé à vérifier que la moindre de tes phrases respecte le moindre des articles de notre Règlement?"

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Illustration 1

Par l'un de ces subtils effets de balancier dont l'Histoire seule détient le secret, la liberté revient de son universalité métaphysique issue de l'habitude des grandes démocraties pour choir entre les mains des classes supérieures en France. De nouveau, ce qui semblait évident après les siècles ardents de la Révolution Française, de la tentation impériale surmontée contre les Napoléon, des querelles intestines de la première à la quatrième républiques françaises, de la révolte de mai 68, a cessé de l'être. Il semblait en effet évident, après tous ces siècles de luttes citoyennes, que la liberté était la condition naturelle de l'homme, pensé comme un vivant doué de libre-arbitre, capable d'apprendre, de juger et de choisir par lui-même, avec ses semblables, la vie au sein d'institutions justes. Est-ce un hasard si la philosophie de Sartre, l'existentialisme, marqua l'apogée de cette sécularisation de la liberté des gens de France? Pour l'auteur de l'Etre et le Néant et de L'existentialisme est un humanisme, entre autres ouvrages remarquables, "L'homme est né libre, responsable et sans excuse." Ailleurs, il ajoutera: "La vie de l'homme est son affaire; il peut en faire un gâchis ou une oeuvre d'art." La cause de l'identification entre l'humanité et la liberté, à entendre Sartre était acquise, conquise par la révélation historique et la démonstration théorique. Il ne restait plus aux humains qu'a s'assumer, s'engager, car la liberté se vit toujours en situations.

L'actualité politique française dément cependant cet optimisme philosophique, un peu comme Voltaire déniaisait ironiquement "le meilleur des mondes possibles" de Leibniz dans son conte philosophique Candide. La liberté est de moins en moins considérée en ce siècle comme une propriété naturelle de sapiens sapiens. La liberté des habitants de France est de nouveau au coeur des arbitrages de classes, au coeur de la lutte des classes. Pour contrôler la société, on a résolument choisi de contrôler les rêves, les intuitions, les doctrines, les théories, les productions de toutes sortes. On a sorti les polices de caractères, en même temps que celles des concepts, des thèses, des paradigmes, des arguments et des références. Ce qui nous rappelle que la liberté, en réalité, ne fut jamais une réalité socialement évidente que lorsqu'on en oublia l'Histoire occidentale.

Bien précieux de l'espèce humaine aujourd'hui, la liberté fut d'abord dans l'histoire de l'Occident, une catégorie sociopolitique. L'homo liber grec et romain, par opposition à l'homo sclavus ou alienatus, c'est celui qui s'appartient à lui-même et n'est moyen de rien ni de personne. Le sclavus, l'alienatus, n'était pas libre, il servait de moyen à un autre homme. Dans la maison du citoyen d'Athènes comme dans celle de celui de Rome, la liberté était l'apanage du seigneur du domicile, tandis que femmes, enfants et serviteurs étaient ses moyens, ses propriétés taillables et corvéables à merci. La liberté était la condition socio-économico-culturalo-politique d'une classe supérieure d'humains, ceux-là qui par la force, la ruse, la fortune, la maîtrise de la parole ou l'érudition, avaient été reconnus dignes de vivre du travail d'autrui, tout en se consacrant aux activités nobles de la guerre, de l'arène oratoire de la polis et de l'exercice du pouvoir politique.

Que voit-on aujourd'hui en France? Qu'il y a d'un côté, la liberté métaphysique de tous, garantie par les textes constitutionnels officiels, par les grandes déclarations de 1789 et de 1948 en faveur des libertés de pensée, de croyance, d'expression, de publication, de diffusion ou de défense des idées; mais de l'autre côté une floraison de chartes, de codes déontologiques, de règlements, de pratiques censoriales, de brimades intellectuelles, de bridages mentaux qui prolifèrent à travers tous les corps de la société française, des institutions publiques aux entreprises, en passant par les associations de tous ordres, y compris, ô suprême paradoxe, la presse elle-même qui est pourtant supposée servir la libre expression. La censure est de retour partout en France: l'administration menace des fonctionnaires pour leurs opinions politiques incompatibles avec les humeurs du prince de céans; on ferme des médias internationaux qui ne répètent pas la vulgate des tenants du pouvoir; on harcèle des intellectuels qui s'opposent à la mafia françafricaine; on sabre dans les pages facebook, youtube, twitter des dissidents au diktat des dominants; on traque à la ligne près des contenus de pensée qu'on décrète sans argumentation suffisante et même sans maîtrise avérée, de déchets dignes de dé-publication. Désormais, le penseur citoyen de France se sait épié quand il écrit. L'oeil furieux et dogmatique du censeur public et de la pléthore de censeurs privés le suit partout, tel l'oeil de Dieu traquant Caïn dans le mythe de la genèse biblique, mais en posant une question retorses: "Qu'as-tu fait de notre Charte quand tu écrivais? As-tu pensé à vérifier que la moindre de tes phrases respecte le moindre des articles de notre Règlement?" Le monde du Panopticon de Hobbes, Le meilleur des mondes possibles d'Aldous Huxley, la belle cité de 1984 de Georges Orwell sont désormais notre quotidien. La police de la bienpensance prospère désormais en France.

Tout ceci nous rappelle à la fragilité consubstantielle de la liberté intérieure, que l'on croyait à tout jamais conquise grâce à la liberté politique. En réalité, comme l'a vu Hannah Arendt, la liberté intérieure ne survit pas sans la liberté politique, mieux, elle se répand et se fortifie grâce à elle. Or,ce qu'on voit en France aujourd'hui, c'est bien l'amenuisement de l'intériorité sous l'effet des restrictions envahissantes des libertés fondamentales. Il y a un tel appauvrissement des esprits que l'intolérance envers des pensées iconoclastes tourne presqu'au dégoût physique envers ceux qui ne pensent pas comme "on doit penser" et ce qu'il faut penser.

Ce retour de bâton contre nos libertés chèrement acquises par les luttes de nos prédécesseurs humains en France, comme partout ailleurs dans le monde, nous amène dès lors à reconsidérer notre relation à la liberté. À dénaturaliser cette relation pour la remettre sur l'échafaud des luttes jamais finies pour l'émancipation de l'humain. A refaire de la liberté, un souci de tous les instants. Car la liberté est difficile, Lévinas l'avait vu. À ne point dormir sur les lauriers des Anciens parce que nous serions ces Modernes que décrivait Benjamin Constant. Et dans ces conditions, l'écriture et la publication se déploient désormais dans une logique de la désobéissance civile permanente, à une révisitation de l'art d'écrire par temps de persécution afin d'assurer la survie de la liberté,  celle du citoyen face aux pouvoirs qui disait avec Alain que "Nul n'a de pouvoir sur ton for intérieur! Si l'on peut te forcer en plein jour de dire qu'il fait nuit, personne ne peut t'obliger à le penser!". Ou encore, comme l'exprimait à brûle-pourpoint le penseur américain David Thoreau: "La loi n'a jamais rendu les hommes un brin plus justes, et par l'effet du respect qu'ils lui témoignent les gens les mieux intentionnés se font  chaque jour les commis de l'injustice"

Rouen, le 17 juin 2022

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